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Construire les archipels du futur à Island School of Social Autonomy

Your Own Private Pirate Radio Station. Credit: Matteo Principi

Du 4 au 9 octobre 2024, l’ISSA (Island School of Social Autonomy) a organisé une action de construction collective et une série de conférences, d’ateliers et de discussions à Vis (Croatie), guidée par le thème central To Live Together. L’objectif était de construire de nouvelles façons « d’être, de vivre et d’apprendre ensemble au-delà des ruines du capitalisme » et de fournir une « plateforme incarnée pour contempler un monde différent ».

Une communauté s’est formée sur l’île de Vis, l’une des îles les plus éloignées de la mer Adriatique, au large de la côte sud de la Croatie. La Island School of Social Autonomy ou ISSA, située au-dessus du village de Komiža, dans la partie occidentale de l’île, est un organisme récemment formé. Dirigée par le philosophe croate Srečko Horvat, il s’agit d’une communauté disséminée, composée principalement d’artistes et d’activistes des Balkans qui ont acheté collectivement et travaillent à la restauration de trois hectares de terres désolées et de terrains verts montagneux auparavant inhabités. ISSA est une vieille maison en pierre, un petit chantier de construction, un groupe d’amis, une communauté étendue et un réseau.

Avant de me rendre à la conférence « To Live Together » de l’ISSA, j’ai discuté avec des amis au sujet de ce voyage. Certains connaissaient l’ISSA et étaient au courant de l’évènement à cause de l’implication du philosophe italien Franco Bifo Berardi. Certains en avaient vaguement entendu parler, et d’autres savaient que Pamela Anderson est citée comme donatrice sur le site web de l’organisme. L’un de mes amis a ri en disant : “L’école de l’autonomie sociale ? C’est un peu un oxymore.” Plus tard sur le ferry, alors que je regardais le soleil se coucher sur la mer et sentais la terre ferme disparaitre derrière moi, sa remarque me restait en tête.

Credit : Matteo Principi

Le terme « school » dans Island School of Social Autonomy n’est pas là par hasard, ce n’est pas non plus un terme générique pour représenter le fait que le programme se compose principalement d’une série de conférences. Le terme est partie intégrante du positionnement idéologique de l’ISSA, qui est inspiré par le livre d’Ivan Illich Une société sans école (1971) et sa thèse centrale, selon laquelle le système éducatif contemporain serait devenu « une agence de publicité qui vous fait croire que vous avez besoin de la société telle qu’elle est. » La notion d’autonomie sociale n’est pas séparée de celle de pédagogie, et d’apprentissage les uns des autres. Selon le livre de Paulo Freire Pédagogie des opprimés – une autre des inspirations de l’ISSA -, l’apprenant doit être considéré comme co-créateur de la connaissance. De nombreux conférenciers sont membres de l’ISSA ou ont lancé leurs propres initiatives, peut-être plus privées, comme James Bridle, artiste et écrivain britannique installé sur une île de la mer Égée. La recherche de l’autonomie en tant que stratégie politique et modèle d’organisation sociale est une idée récurrente à l’ISSA. Elle est étroitement liée à la nature des îles en tant qu’espaces isolés et hermétiques, des espaces où les gens inscrivent leurs désirs et les cultivent patiemment, tout en s’intégrant à la topologie existante. L’emplacement de l’ISSA est donc à la fois une position géographique et métaphorique : « Nous croyons que l’avenir réside dans les archipels d’autonomie. »

L’idée de l’autogestion en tant que cadre a toujours été présente dans l’histoire des écoles insulaires, alimentant un discours et une activité subversifs. L’ISSA, dans sa forme actuelle, fait un clin d’œil respectueux à la summer school de Korčula, fondée dans les années 1960 sur une île voisine de l’ancien État fédéral de Yougoslavie. L’école d’été historique et la revue qu’elle a fait naître, Praxis, d’inspiration marxiste-humaniste, ont été commémorées lors de la table ronde intitulée « Le 60e anniversaire de Praxis », à laquelle ont participé Nadežda Čačinovič, Boris Buden, Ankica Čakardić, et Mira Oklobdžija, tous directement impliqués dans l’école d’été de Korčula. Les rencontres de la summer school de Korčula qui ont eu lieu dans les années 1960 ont été des points de rencontre cruciaux pour les philosophes du monde entier, notamment Ernst Bloch, Jürgen Habermas et Predrag Matvejević, réunissant des penseurs de la critique sociale des blocs de l’Ouest et de l’Est. Tout au long des cinq jours de l’ISSA et au cours de ce panel particulier, on a pu ressentir le besoin de poursuivre et de développer cette tradition au-delà de la logique de l’identité et du discours hégémonique sur le passé.

Le 60e anniversaire de Praxis. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
Session école à la plage. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions

Comme l’a fait remarquer Boris Buden : “Traiter du passé n’a de sens que dans la mesure où nous sommes capables de prendre le passé en main et d’influer sur le présent.” L’héritage culturel de Praxis montre que ces espaces isolés particuliers dédiés à la pensée critique envers les infrastructures existantes de propriété et de relations sociales, ainsi qu’envers les simples loisirs collectifs, ont constitué le « socialisme dyonisien ». Praxis et Korčula ont été nourries par l’idée que la pensée doit transcender le champ des institutions académiques et nourrir la singularité des multitudes plutôt que de promouvoir une seule école de pensée monolithique : non pas une révolution globale, mais de nombreuses petites utopies locales. Le rituel consistant à se réunir sur les plages en fin d’après-midi, à boire et à discuter, était un élément important de l’école d’été de Korčula et a été poursuivi à l’ISSA, où des initiatives telles que Memory of the World, Chto Delat, Forest University, et Aventura ont présenté leurs pratiques lors des sessions sur la plage. La plupart des deux cents participants qui ont assisté à cette deuxième édition de l’ISSA étaient des activistes, des journalistes, des artistes et des chercheurs travaillant sur des initiatives parallèles et souvent liées entre elles sur plusieurs continents. La conversation décontractée s’est mêlée à la critique politique et la spéculation a fluctué au gré des vagues.

Bien que cela n’ait pas été spécifiquement mentionné, je n’ai pas pu m’empêcher de songer au concept d’archipel et à la théorie de la pensée archipélagique d’Edouard Glissant. La théorie de la pensée archipélagique trouve son origine dans l’éparpillement des îles des Caraïbes, violemment colonisées, et dans la pensée philosophique dissidente qui s’y est développée, un contexte sans doute différent de celui de l’île de Vis, brièvement colonisée et qui a conservé sa langue. Néanmoins, il existe des similitudes, cette pensée étant marquée par l’imprévisibilité, la multiplicité dans l’unicité et l’ambiguïté. Elle appelle à une « insurrection des facultés imaginaires » aspirant à des façons novatrices de concevoir le monde, et résonne dans de nombreuses conversations faisant écho à l’ISSA et à la revue Praxis.

Mira Oklobdžija, membre du panel de discussion sur Praxis, a fait référence à un philosophe qui avait également réfléchi à partir des rives d’une île : Aristote et sa définition des trois formes de connaissance : theoria, poiesis et praxis (théorie, poésie et pratique). Elle a souligné quelques différences intéressantes dans les deux générations d’écoles d’été, soulignant que l’ISSA actuelle est plus activiste et ancrée dans la praxis que le journal Praxis n’a jamais aspiré à l’être. Un membre de l’auditoire a fait remarquer qu’à l’ISSA, la poésie est peut-être précisément dans la praxis, ce qui est conforme à la devise de l’ISSA : « Nous construisons l’école, et l’école nous construit ».

Deux jours ont été consacrés à la restauration et à l’agrandissement du vieux bâtiment en pierre niché dans les collines de Vis, qui constituera le centre principal des activités de l’ISSA. La force de travail régulière (habituellement quelques personnes) sur le site de construction a été portée à une centaine de personnes, et un travail qui prendrait normalement des mois a été accompli en deux jours. Nous avons transporté des planches de bois jusqu’en haut de la montagne et les avons poncées pour construire la grande terrasse, et nous avons participé à un atelier sur la construction de murs de pierre traditionnels en terrasses, une pratique appelée « dry stonewalling » (mur de pierres sèches). Cette technique est tellement essentielle sur les îles de l’Adriatique qu’elle a été inscrite au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO. L’atelier était animé par Igor Mataić, docteur en sciences spécialisé dans la géotechnique et l’ingénierie environnementale, qui fait également partie de l’association Pomalo, une ONG d’initiatives culturelles et d’actions dédiée à la protection de l’environnement naturel et à la vie durable sur l’île de Vis. Nous avons appris où placer les gros blocs d’ancrage et comment combler les vides avec des pierres plus petites, en créant une sorte de coin dans le flanc incliné de la colline. Cette technique ne nécessite pas de ciment, elle repose sur la végétation grimpante qui pousse lentement dans les interstices des grosses pierres, à travers la terre et les cailloux, et maintient le mur en place au fil du temps.

L’inclinaison de la montagne est systématiquement intégrée dans la conception durable de l’école. Le système d’eau circulaire (en tant qu’outil convivial) a permis d’illustrer les différents modes de circulation et de collecte de l’eau. Nous avons découvert la construction d’une grande surface inclinée de pierres plates superposées derrière la maison, destinée à recueillir et à filtrer l’eau de pluie accumulée. Il y a aussi un collecteur de brouillard qui attrape la brume et l’aide à se liquéfier, s’égouttant dans des bassins au bas de la structure en forme de clôture.

CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
CC 4.0 par ISSA School / BONK productions
Credit : Matteo Principi

À un moment de la journée, nous avons vu une bande de gens qui grimpaient la montagne en file indienne, le premier portant un grand poteau avec une antenne Wifi à son sommet, cherchant une bonne position pour capter le wifi disponible et l’acheminer jusqu’à la maison. Cela ressemblait à une marche religieuse à la recherche d’une connexion. L’autonomie et l’autogestion ne sont pas synonymes d’isolement. Cette initiative provenait de !Mediengruppe Bitnik, duo d’artistes et membres principaux du collectif ISSA qui ancrent les initiatives insulaires de l’école dans les pratiques des médias tactiques (tactical media). Les cofondateurs de ce collectif basé à Berlin, originaires de Vis et de Zurich, s’attachent à réinterpréter les systèmes technologiques urbains qui ne sont pas censés être utilisés, en recourant à la « perte délibérée de contrôle comme moyen de remettre en question les structures établies ». « Quand avons-nous accepté que ces systèmes se superposent à la société ? », ont-ils demandé lors de la conférence qu’ils ont donnée plus tard dans la semaine, en décrivant leur impressionnant opus d’interférences ludiques. Ils ont intégré des photographies glitchées d’éléments architecturaux urbains dans les structures de pierre originales et ont infiltré l’opéra de Zurich avec des téléphones qui composent aléatoirement le numéro des citoyens et transmettent des sons habituellement inaccessibles, mêlant ainsi interférences et traduction. Dans l’esprit des médias tactiques, ils n’ont pas seulement installé l’antenne Wifi, mais ont également animé un atelier intitulé Votre propre station de radio pirate, qui a enseigné aux participants comment assembler un circuit imprimé d’émetteur FM préconçu, à utiliser comme outil tactique, comme dispositif artistique et comme moyen de communication. Les participants ont construit leur propre station de radio pirate et, en contournant la loi, ont réussi à communiquer dans un rayon local.

Le workshop intitulé For a Global Mutiny Against an Empire of Negligence (Pour une mutinerie mondiale contre un empire de la négligence) conduit par le collectif Pirate Care, a trouvé un écho théorique à la fois dans l’acte de création des radio pirates et dans les principes fondamentaux de l’ISSA. Pirate Care est à la fois un projet de recherche et un réseau d’activistes, d’enseignants, et d’autres personnes qui agissent contre la criminalisation de la solidarité. Pirate Care a été introduit comme un concept inspiré par la figure hybride du pirate dans sa gloire militante et son autonomie, et par l’invisibilité de la figure du renégat de la révolte. Le pirate soignant s’attaque à l’inégale répartition du soin, en brisant les bastions empiriques et en repositionnant la production de connaissances. En ce sens, le soin est conceptualisé comme une pratique militante et d’action directe et comme un terrain de lutte partisan. Le concept de soins pirates est fondé sur les éléments qui le définissent, à savoir l’infraction à la loi et la désobéissance revendiquée, l’utilisation critique de la technologie, la mise en commun de la propriété privée et de la connaissance et de l’apprentissage partisans, la parenté queer et les pratiques fédératrices. En fin de compte, le pirate care unit les héritages anarchistes en alignant les vocabulaires de divers mouvements (tels que Marxiste &amp ; Éco Féministe) et en fédérant les initiatives dispersées. Le souhait d’aligner les vocabulaires rappelle la table ronde Praxis dans laquelle le concept d’autogestion a été repositionné comme un cadre essentiellement anarchiste plutôt qu’un héritage communiste, interrogeant ainsi la propriété des définitions.

For a Global Mutiny Against an Empire of Negligence. CC 4.0 par ISSA School / BONK productions

L’idée de fédération est très importante pour les pirate carers, selon eux/elles un concept qui est trop souvent oublié dans nos espaces politiques de gauche. Les pirates cultivent une profonde méfiance à l’égard des positions morales qui dérivent souvent vers le jugement. C’est peut-être la raison pour laquelle, comme l’a dit un participant plus tard dans la journée, les espaces politiques contemporains sont remplis de « gauchistes qui cherchent un foyer politique là où il n’y en a pas ».  Ainsi, le Pirate Care Collective travaille avec les pratiques de soins d’autres personnes, même s’ils ne sont pas nécessairement d’accord avec leur politique, fédérant ainsi des luttes et des syndicats. Ce type d’activation est essentiel pour subvertir la « capture des élites » et la cooptation du discours académique renégat et de l’activisme du ruissellement, qui passent souvent inaperçus. Olúfẹ́mi O. Táíwò, dans son récent livre Elite Capture : How the Powerful Took Over Identity Politics (And Everything Else) (non traduit en français – NDT), affirme que la capture des élites est ce qui « se dresse entre nous et une politique transformatrice, non sectaire et coalitionnelle ». La fédération, l’alliance et un possible foyer politique pour la future gauche représentent un fort courant de pensée qui accompagne le large éventail d’activités de l’ISSA.

Le collectif Pirate Care a animé un atelier à la fois ludique et dystopique. On nous a présenté le scénario suivant : nous sommes coincés sur l’île parce que le continent a subi une grave dégradation des infrastructures et de la société civile. Nous avons ensuite été divisés en groupes et mis au défi de jouer des rôles en fonction de nos capacités de soins et d’assistance. Que ferions-nous en premier ? Qui fait quoi ? De qui et de quoi devrions-nous nous occuper ? Un exercice difficile, comme vous pouvez l’imaginer, car dans ce genre de situation, il y a toujours une sous-représentation d’ingénieurs, de médecins et d’herboristes, et une surreprésentation d’écrivains et de peintres. Néanmoins, tout au long de l’exercice, nous avons réalisé que des compétences qui ne sont pas toujours valorisées, telles que la cuisine et la persévérance émotionnelle, sont essentielles dans les petites utopies. Ce qui sera toujours nécessaire, c’est une communication claire et calme, de l’humour et des soins (pirates), autant de compétences que nous avons développées lors de ce séjour.

James Bridle, artiste et technologue qui s’est installé sur une île de la mer Égée, a parlé de ses expériences avec des collecteurs de brouillard et des purificateurs d’eau pendant sa conférence, et s’est réjoui que l’équipe de l’ISSA développe les mêmes connaissances. Bridle s’est montré enjoué, parlant de l’interconnexion du monde à un niveau métaphysique et organique plutôt qu’à un niveau infrastructurel et extractiviste. Il a parlé de l’ouïe des plantes et de la danse des abeilles en tant que participants sensoriels actifs dans le monde, et a décrit la communauté solaire dont il est membre sur l’île où il vit. Une communauté solaire fournit un accès à l’énergie aux ménages membres par le biais d’un réseau solaire autonome, redistribuant littéralement et métaphoriquement l’énergie par le biais de l’autogestion. Les communautés énergétiques sont de plus en plus courantes, mais restent particulièrement importantes pour les îles qui courent le plus grand risque d’être isolées des principaux réseaux électriques du continent. « Ce qui était considéré comme la périphérie est en fait l’avenir », a expliqué James. Les périphéries des îles sont des lieux de prototypage et d’expérimentation, à la fois parce qu’elles connaissent les conditions climatiques de l’avenir et en raison de la poétique archipélagique enracinée dans leur isolement et leur immersion.

Sylvia Federici, féministe, activiste et écrivaine italienne, s’est adressée à nous par Zoom dans la magnifique salle de cinéma en pierre sculptée de Komiža. Elle a déclaré que nous devions travailler à « reconstruire les biens communs et à inventer de nouvelles façons d’être ensemble ». « Le nouveau monde ne jaillira pas de notre tête comme Minerve de la tête de Zeus. Il suivra une période d’expérimentation, rompant avec l’isolement de l’individualisation de la société, où nous n’affronterons pas le capitalisme seuls. Nous le faisons dans notre vie quotidienne en changeant la façon dont nous reproduisons la vie et nous-mêmes ». C’est précisément ce que tente de faire l’école d’autonomie sociale ISSA, en expérimentant et en tissant des connaissances ancestrales avec une multiplicité d’écoles de pensée contemporaines et historiques, nous laissant tous avec un profond sentiment de communauté, d’excitation et d’espoir. Lorsque je suis retournée aux conversations privées déprimantes et apathiques de la vie urbaine quotidienne dans une capitale du continent, j’ai encouragé mes amis à nous rejoindre sur l’île du futur, où les effets de la construction et de l’apprentissage en commun sont collectifs, revigorants et viscéraux.

Credit : Matteo Principi