En Croatie, Electric Wonderland réveille la montagne
Publié le 24 août 2022 par Elsa Ferreira
Du 5 au 11 août, l’équipe du makerspace croate Radiona a organisé Electric Wonderland, un camp d’été dans les montagnes du Velebit. Une semaine de synthé DIY et de circuits créatifs au milieu des campeurs et randonneurs. En pleine nature, l’action des makers résonne.
« Je suis impressionnée à quel point c’est chaotique et à quel point ça fonctionne bien », encapsule l’artiste américaine Mirabelle Jones. Pour sa quatrième édition, Electric Wonderland a pris ses quartiers au Camp Velebit, un camping aux habitations de hobbit dans les montages du même nom, à 30 minutes de la première ville, Gospić. Un campement isolé et temporaire qui a vocation à s’ancrer dans le temps. « On pense s’installer dans ce lieu pour les quatre prochaines années », projette Deborah Hustić, co-fondatrice de Radiona et chef d’orchestre affutée du camp. Déjà, elle réfléchit aux infrastructures et investissements qui peuvent être faits pour cohabiter au mieux avec les campeurs venus chercher le calme de la nature.
« Penser comme un artiste, pas comme un ingénieur »
Loin des labs, c’est le moment de penser hors cadre. Ça tombe bien, c’est la spécialité de Zohar Messeca-Fara et Yair Reshef, qui forment le duo Idiot (pour Idea + IoT mais aussi pour souligner que les projets sont accessibles aux débutants). Installé dans une clairière, dans un laboratoire improvisé baptisé Queer Science Department, Zohar Messeca-Fara fabrique dans un joyeux foutoir de circuits électroniques et instruments. Il fait le tour du propriétaire : son premier « noise generator » (générateur de bruit), vintage 2004, fait à partir d’un vieux ampli Sony et d’une pédale pour guitare. « Pour moi, il s’agissait de trouver mon propre son », présente-t-il. Puis les créations de Idiots, prototype lab créé en 2015. Parmi la pléthore de créations, des plateformes plug and play pour les débutants, un instrument pour lire et looper des cassettes, des PCB flexibles (« plus rares et moins documentés », dit cet amoureux de l’underground) ou encore des lunettes hallucinogènes à vocation quasi médicale, baptisées « mindfuck headset ». « On entendait qu’en écoutant des fréquences de 40 Hz par jour, cela pouvait prévenir des maladies comme Alzheimer », explique-t-il. Le duo donnera aussi un atelier nocturne de « smart candies », une sucette montée sur circuit électronique et qui s’allume quand on la lèche. Un hit.
Mirabelle Jones, artiste américaine basée à Copenhague, présente une nouvelle façon de créer des livres. « Un livre est tout ce qui se lit, propose-t-elle. Nous sommes des livres, la nature est un livre. » D’ailleurs, pense-t-elle, « chaque geste crée une histoire. » A partir de cette définition élargie, elle nous invite à repenser le format. Elle nous présente ses livres objets faits de rythmes cardiaques imprimés en 3D, d’encre dont on s’approche pour en lire les mots, symbole du consentement, ou encore de pages faites de brisures de verre. Elle nous présente aussi le travail de Brian Dettmer et ses livres gravés ; Maggie Puckett et ses livres où « le papier est le contenu » ou les sculptures de Julie Chen. Ensemble, on fabrique un « flag book », sorte de livres faits de collage.
De son côté, Adam Zaretsky, bio-artiste américain, explore la connectivité du corps humain et la puissance électrique des claques et des chatouilles, dans une représentation chaotique et jubilatoire.
La performance « Slap and Tickle », de Adam Zarestsky, Electric Wonderland 2022 :
Hors piste toujours avec Marc Dusseiller, co-fondateur du réseau Hackteria, qui invite les participants à « penser comme un artiste et non comme un ingénieur », avec son atelier pour dessiner des PCB créatifs, qu’il grave ensuite grâce à un procédé de photolithographie. Il tente de recréer un état d’esprit enfantin en mettant des papiers et des crayons de couleurs dans les mains des participants, « plutôt qu’un logiciel ». Il pratique aussi l’inventivité dans son langage ; avec lui, le testeur de conductivité électrique devient le Peepsy, du « peep » que fait la machine lorsque le courant passe. « La façon dont on appelle les choses est importante, dit-il. Faire des blagues aussi. »
On construit aussi des objets en 3D à partir de fichiers 2D avec Albert Thrower, on envoie des photos via talkie walkie avec Tomislav Tukša, on construit des cristaux avec Paula Pin, on fabrique des synthés avec Paul Tas, de Error Instruments, et Claude Winterberg, aka FlipFloater, et des bracelets lumineux avec Lavoslava Benčić, et on dessine avec des ondes sonores avec Hansi Raber et Jerobeam Fenderson, artistes qui utilisent des oscilloscopes vintage pour créer des laser show – dont un qu’ils donnent au milieu de la nature, projeté sur une montagne.
« Electric Wonderland s’est toujours concentré sur les workshops », confirme Deborah Hustić. Si d’habitude elle propose un concept pour guider les artistes dans leurs démarches, elle préfère cette fois-ci leur laisser carte blanche. « Il faut voir ! J’ai écrit deux lignes sur le silence et cette édition a tourné autour du bruit », rigole-t-elle.
Extraits du laser show, Electric Wonderland 2022 :
Penser le format, s’ouvrir aux autres
Dans le bruit des machines, des liens se nouent. « Ces réseaux sont mes nutriments, pose Shih Wei Chieh, aka Abao, maker et artiste média originaire de Taiwan. J’y trouve l’énergie, les connaissances et les rencontres. » Venu présenter des cellules photovoltaïques teintées naturellement qu’il lit par laser pour créer des signaux sonores, il mêle dans sa pratique savoirs anciens et nouvelles technologies – il a entre autres travaillé avec des peuples Aztec au Mexique et Inca au Chili. S’il se réjouit de pouvoir rencontrer des artistes de toute l’Europe, il aimerait que les savoirs aborigènes ou d’Asie soient davantage représentés. « Il y a tropisme occidental, remarque-t-il. On parle de makers mais ces artisanats existent depuis des milliers d’années. Nous avons beaucoup à apprendre des cultures anciennes. Il n’existe pas de bibliothèques de savoirs aborigènes et ces peuples n’ont pas accès à notre culture scientifique. Il y a des choses à faire pour combiner ces savoirs. » Première pierre à son édifice, il a organisé à Taiwan les camps Tribe Against Machine en collaboration avec le peuple Atayal.
Pourquoi faire un camp ? Comment le faire ? Réunis dans ce format encore en exploration, les acteurs de l’écosystème discutent. « Je suis toujours attentive à ce qu’il se passe du côté des autres communautés, en particulier celles qui ne reçoivent pas de subventions publiques, fait valoir Deborah Hustić. Leur approche est différente. » Soutenu par Creative Europe via le programme Rewilding Cultures (dont Makery fait partie), Electric Wonderland explore ses opportunités. « Nous avons une certaine responsabilité, nous voulons réfléchir à comment le programme peut avoir de l’influence, un impact social. Il ne s’agit pas de construire une station spatiale, ce n’est pas ce genre d’ambition. Il faut trouver un équilibre. » Avec des mots d’ordre : interdisciplinarité, intergénération, diversité, inclusivité, liberté…
D’une certaine façon, « on a déjà réussi », se réjouit Deborah. Dans cet étrange village, les hackers partagent leur terrain de jeu. Une famille de français s’est greffée au Camp et a participé aux ateliers – tant et si bien qu’ils en ont oublié d’aller voir la mer. « C’est surréaliste », répète ravie Fanny Charmont. Chanteuse, elle est fascinée par les anciennes machines et les sonorités DiY, mais ne savait pas qu’un tel mouvement existe. Déjà, des idées naissent et des envies de collaborations grandissent. « Ça plante des graines », dit Thomas Brosset, son compagnon, artiste visuel. Dans les montagnes croate, les connexions poussent.
Le site de Electric Wonderland.
Electric Wonderland is part of the Feral Labs network and the cooperative project Rewilding Cultures co-funded by the Europe Creative programme of the European Union.