BIVOUAC#9 : Une aventure d’hybridation poétique dans le Massif de la Vanoise (2/2)
Publié le 9 août 2022 par Maxence Grugier
Apprendre à s’hybrider avec l’environnement, performer en haute altitude, percevoir autrement, décentrer la gravité, c’est ce que propose depuis cinq ans Laurent Chanel, artiste, performer, danseur, poète et authentique passionné, avec son cycle de stages Bivouac# dans le cadre de la compagnie, A.A.A. (l’Académie Artistique d’Altitude). Cinq jours durant, du 25 au 29 juillet, les participant.e.s vont vivre une expérience chorégraphique et poétique, une exploration perceptive à 360° du Massif montagneux (et glaciaire) de la Vanoise. Makery l’a vécu pour vous.
Performer la montagne
La montagne rend actif. Même sa contemplation pousse à l’action. Toucher. Sentir. S’opposer. S’inventer. Souffrir. Tout cela est en nous, notre corps apprend à chacun des ces instants. Juste avant une première expérience de performance en haute altitude, Laurent Chanel nous demande de réaliser un exercice de transmission de ce que nous avons vécu pendant cette ascension.
Au pied des rochers de La Place (Col de Leschaux, 1 936 mètres) nous sommes appelés à « performer la montagne ». Nous apprenons instinctivement à « Lire la pente » (Vanina), à se fondre, à se cacher, à nager dans l’herbe, à nager dans l’air, à « s’hybrider à la montagne abîmée » pour lui rendre hommage à sa manière. Nous sommes « Les hybrides de la montagne abîmée » (Laurent Chanel). Ces moments d’expression libre sont aussi des temps d’observation géologique, tectonique, zoologique (surtout entomologique ici), botanique.
Ici pas question d’être vu ou jugé. On performe, simplement, profondément, intimement. Nous observons les stratégies des un.e.s et des autres. Les sas qui se créent entre différentes actions performatives initiées par les conseils et les thèmes que l’environnement inspire à Laurent Chanel. Libre à nous de participer, ou pas. Evidemment, toute chose extatique est chose difficile. Nous traversons tou.t.e.s différents états émotionnels. Des sentiments de communion / rejet avec la nature, mais aussi avec le groupe. C’est normal, nous mutons.
Expériences extatiques
A la douleur de l’effort succède le bonheur du sport, et de la communion dans la création. Le matin du jour 3 se révèle dans la brume. Faire sécher les tentes. Plier vite, de mieux en mieux. S’assécher et s’affiner. Nous sommes à Fontaine Froide (2448m), qui porte bien son nom. Au loin, la Pointe de Miribel, majestueuse et inaccessible.
Expérience 1
Nous explorons la pierre. La pierre comme alliée, la pierre comme maison. Omniprésente. Mais aussi les plantes, têtues, pugnaces. Soudain une marmotte. Nous sifflons ensemble elle et moi. Je suis en larmes. Craquage du jour d’effort précédent.
Mais je suis encore humain
A quand le devenir montagne ?
Expérience 2
Lichenification : Laurent Chanel nous lit un très beau texte scientifique et poétique sur le lichen. Plante en association symbiotique, héritage de la mer, une momification des algues. Nous sommes appelés à devenir lichen, à gagner en potentiel de porosité. En longeant, puis en nous hybridant avec une falaise, nous entrons en observation (Comment observe-t-on ? Avec quel sens, quels outils ? Vision ? Toucher ? Posture ?) avant d’entrer en association avec notre environnement. Le lichen est plus proche de l’algue et du champignon que de la plante traditionnelle. « Comment pense un champignon ? Je suis champignon, je suis champignon hallucinogène, je suis lichenhallucinogène. Je suis la roche je fais mon lit » (Lichens, de Vincent Zonca). Puis retrouver son équilibre, peu à peu reprendre forme humaine.
Journal de bord d’une gymnastique intellectuelle sur le mont vert
Il fallait amener un texte. Je n’en avais pas préparé. A part celui que j’écris tous les jours pour partager cette expérience. Pourtant je suis un homme de texte. Mais j’avais un livre. Malgré le poids, où chaque gramme compte en bivouac, j’avais un livre. Murakami Haruki, La fin des temps.
Au début du roman, un homme se trouve coincé dans un ascenseur.
Pas grand-chose à voir avec la montagne si ce n’est l’ascension.
Pourtant en ouvrant le livre, je tombe immédiatement sur un passage qui décrit sa descente surréaliste dans les profondeurs d’une grotte. Nous ne sommes plus dans un immeuble, nous sommes sous terre, dans un environnement primitif. Sombre. Inhumain. Humide. Profond. Comme le ventre de la montagne. Je leur lis cette page.
Toujours faire confiance au texte. Toute ma vie toujours.
Xing nous lit son texte. Elle parle de la mort. D’une mort solitaire dans la montagne. Elle dit que la mort est aussi importante que la vie. L’homme finit par l’accueillir avec bonheur. Son débit marque un rythme particulier. C’est d’ailleurs. Et c’est très beau.
Devenir rivière, surfer le névé
Après la roche, après le lichen, nous expérimentons le débit de l’eau, les rivières de montagne, vives, jaillissantes, mais toujours tributaires de la gravité. Pas loin, je suis pris d’une envie folle d’aller me rouler dans l’herbe en descendant la pente. Ce que je fais. Ça tombe bien, l’exercice du jour est de descendre la pente avant de devenir rivière. Rester collé à la terre, au plus bas, être une pente. Pas facile, mais exaltant de pouvoir autant lâcher prise !
Pratiquer la rivière est une totale transe. Une noyade glacée. Envie de devenir eau. Futur liquide. Sentiment d’être là où il faut (enfin). Sentir la mousse de rivière au parfum unique de pin et d’eau. Se sentir caresser comme la pierre. Couler, s’abandonner. La performance dure 20 minutes mais ce n’est pas assez long. Nous éprouverons tou.t.e.s la même chose. Idem pour le « devenir glacier » (en réalité un névé, accumulation de neige au fond d’une cuvette) où nous apprendrons à apprécier les morsures du froid et la bienheureuse chaleur du soleil, les caresses du vent et les fantaisies hybrides de nos corps dans ces éléments. Se rendre compte qu’on peut être bien, même dans des positions inconfortables !
Nous sommes de moins en moins humains
De plus en plus glace de montagne
Roi de la glisse en transe panoramique
Qu’il s’agisse d’évoquer une séance de surf anachronique en chemise hawaïenne sur un gros rocher surplombant la glace ou de glisser dans la moraine, je me découvre un talent de glisseur tout particulier. Et cela se vérifie dans les pierriers qui donnent tant de mal à mes camarades. Les pierriers, ces masses de roches concassées du plus gros au plus petit, en équilibre instable génèrent chez moi un fol enthousiasme. Je glisse la moraine. Surf le pierrier. Sensation incroyable. Abandonner la peur. Éprouver une joie totale. Vitesse et confiance.
Plus loin dans un paysage digne du mythique passage de la montagne en colère du Seigneur des anneaux, Laurent Chanel nous propose un exercice Transe Panoramique d’Altitude, une pièce qui prend la forme d’un protocole participatif. Sur la crête escarpée, en plein vent, nous tournons sur nous-même et nous perçevons, découvrons, des paysages différents à chaque passage. Terreur d’un glacier noir, apaisement d’une vallée digne du Hobbit, souffle d’air frais du vide, ou observation de mes camarades en contemplation comme moi.
Les créatures nyctalopes
Si les expériences sont éprouvantes émotionnellement, elles sont aussi pleinement gratifiantes. Atteindre le camp est parfois difficile. Il faut préparer le repas dans une fatigue intense. Au moment d’aller se coucher ce quatrième (et dernier) soir, quand Laurent nous invite à explorer les roches qui nous entourent, toutes bordées de noir et accolées au vide, sans frontale, pieds et mains nus, certains renâclent (parmi lesquels, votre rédacteur). Pourtant, et c’est un don de Laurent Chanel, après la tombée du jour et une séance de kung-fu marmotte (variante du systema russe) nous nous sentons échauffé.e.s et prêt.e.s à affronter l’obscurité en équilibre.
L’expérience est extraordinaire. C’est comme « Pénétrer différentes couches d’obscurité » (Benoit). « Être là depuis des millénaires » (Céline). Ressentir un « effet de meute / de groupe/ de nichée » quand nous nous regroupons sur une pierre (Céline encore). Nous avons aussi l’ « impression qu’en plein jour nous aurions été voir si nous pouvions faire ce que nous avons fait dans le noir sans nous poser de question (Laurent Chanel). Il y a comme une impossibilité de faire la différence entre l’humain et la roche. Nous nous découvrons « une énergie de groupe sans se voir juste en se sentant » (Stephanie). Nous « Trouvons des interstices et atteignons des étirements par l’intérieur » (Muriel)
Nous ne sommes plus du tout humains
Presque complètement montagne
Biennale de la montagne abîmée
Dernière matinée sur le plateau, nous préparons notre biennale. Chacun peut inventer une performance qui met en scène son Queer doudou, un objet fétiche que nous avons apporté avec nous pour l’activer dans un lieu précis. Ce doudou Queer nous aidera à passer la frontière qui nous sépare de la montagne. Nous dépassons notre genre humain, ici et maintenant. C’est un événement longtemps attendu que je ne commenterai pas. Je me contenterai de partager ce texte écrit pour mes compagn.on.e.s d’ascension :
Le passé n’est jamais né, il est toujours à venir
Attiré par le son
Des pierres contre les pierres
J’ai vu une créature abandonnée
Rendue folle par la solitude
Hurlant sa tristesse au vide
Plus loin une fleur parapluie souple comme …
Hé bien… la pluie !
S’est ouverte sur mon passage
Sans être bien sûr d’avoir vraiment vu l’empreinte de l’orage dans la pierre
J’ai suivi mon chemin et j’ai croisé un drôle d’ange aux ailes iridescentes
Juste avant d’apercevoir une effrayante forme noire surgir du pierrier
J’ai vu une danse, hallucinogène et propulsive
Traits bleus dans le ciel
Et puis j’ai fui …
Dans la montagne abîmée
Vous l’aurez compris, faire BIVOUAC#9 n’a pas été anodin. Laurent Chanel ne ment pas quand il parle d’expérience. Chacun.e.s de nous est reparti.e renforcé.e.s, perturbé.e.s aussi, mais riche de révélations. Et puis nous ne sommes pas seul.e.s. Nous sommes revenu.e.s avec une ménagerie intérieure : hybrides, symbiotes, bestioles. Nous sommes là, avec vous à présent. Plus du tout humains. « Tout sauf l’humain »…
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Maxence Grugier est chroniqueur-en-résidence de Rewilding Cultures, une coopération co-financée par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.