Système K, arts du chaos et de la survie à Kinshasa
Publié le 30 mars 2020 par Céliane Svoboda
A Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo, les habitants se débattent pour survivre au milieu d’un chaos qui est profondément lié au système techno-capitaliste contemporain. Dans les décombres des politiques désastreuses, entre joie de créer, pauvreté, débrouille et bidouille, le réalisateur Renaud Barret a suivi pendant près de quatre années, plusieurs jeunes artistes – plasticiens et performeurs – de la ville. Son film, « Système K », est sorti en janvier dernier.
Le film Système K dresse le portrait de jeunes artistes contemporains qui vivent et travaillent à Kinshasa. Ville encombrée, défaillante, surchargée de déchets, où le bruit est omniprésent, constant, la capitale congolaise se dresse comme le reflet de tous les paradoxes planétaires. Les conditions de vie des habitants sont plus que précaires. L’eau courante fait défaut autant que l’électricité, et pourtant au milieu de ce tumulte, Kinshasa déborde d’énergies, de forces et d’arts.
Rues des arts et du chaos
« Nos œuvres se nourrissent du chaos. Notre nécessité d’inventer est la même que celle de la population, qui doit inventer en permanence les conditions de sa survie. » déclare Freddy Tsimba, un des artistes, dont le film dresse le portrait. Son travail oscille entre la sculpture et l’installation et renvoie notamment au traumatisme des guerres parallèles au boom numérique du tournant du millénaire. Il utilise ainsi des douilles pour ses statues qu’il produit en série avec l’aide de la communauté. Une séquence du film nous montre comment il construit une « maison » faite uniquement de machettes soudées entre-elles et son installation sur une place publique de la ville, pour offrir son art à l’appréciation des Kinois. Ni étanche, ni réellement fermée, la « maison » de Freddy Tsimba devient une métaphore évidente de l’ultra-violence de la ville autant que de la société. Comme un appel, une dénonciation, l’œuvre est franche, directe, installée au cœur de la ville – elle interpelle. Les passants s’arrêtent, observent ; avant que la police elle-même déboussolée face au travail de l’artiste ne vienne l’arrêter. Les artistes que suit Renaud Barret sont des artistes-travailleurs de la rue, sans institutions, ni galeries, les artistes du Système K, qui s’inscrivent dans leur environnement par la création artistique, mais n’y échappent pas.
Depuis les feux et les fumées
Le film suit aussi le jeune artiste Béni Barras, qui passe la plus grande partie de son temps aux Beaux-Arts sans en être pour autant étudiant. Il récolte, récupère, partout dans la ville ce qu’il peut pour son travail et ses compositions. Ainsi, c’est principalement en fondant ce qu’il trouve, qu’il réalise ses travaux.
Parallèlement, Géraldine Tobe est une peintre qui use de la fumée. Elle peint à la lumière de la bougie, dans une ambiance qui nous rappelle nombre de rituels. C’est alors la fumée qui vient entacher la toile pour faire peinture.
Usant également du feu, Yas Ilunga, dénonce nombre de rituels notamment ceux des églises évangéliques via des performances où il met son corps à rude épreuve. Dans le film, pour une performance, il se laisse recouvrir entièrement le corps de cire chaude de bougies.
Les travaux des artistes se nourrissent de leurs combats personnels autant que de leur vision du monde. Travaillant souvent gratuitement, leur art est autant une manière de survivre au milieu de ce chaos qu’un appel. Entre prises de conscience et inventions, rien n’est simple au milieu des décombres, dans une ville en constante ébullition, toujours au bord de l’embrasement.
Kokoko! Du bruit à la musique
Dans l’effervescence de la ville, le collectif Kokoko! rassemble autour de la musique. Ils bidouillent des machines musicales avec des déchets et des objets de récupération, boites de conserves, machines à écrire, leur inventivité est sans limite. D’un art sonore de la débrouillardise, Kokoko! a produit avec Xavier Thomas (Débruit) et Liam Farrell (Doctor L) la bande son du film. C’est une version Do-it-Yourself, une musique qu’ils nomment tekno kintueni, ou zagué, proposant une ambiance électro-rumba groove et punk qu’on ne se lasse pas d’écouter.
Présentation de Kokoko! en 2017, avec des séquences présentes dans Système K :
Astronautes sans vaisseau
Parmi les performeurs, on retient également le travail de Kongo Astronauts, collectif initié en 2013 par Michel Ekeba et Eléonore Hellio, deux artistes basés à Kinshasa. Dans Système K, Ekeba arpente les rues de Kinshasa tel un afronaute tombé du ciel. Ses tenues, des œuvres en soi, sont faites de bric et de broc, de résidus plastiques ou métalliques repeints en argenté ou doré, de déchets électroniques collectés, revenus vivre par Kinshasa après un tour complet de la planète. Car les minerais qui permettent l’électronique mondial sont bien souvent extraits des mines du pays. Ekeba nous raconte que les guerres du coltan (le Congo est la plus grande réserve mondiale avec 60 à 80% des ressources) ont laissé des blessures profondes, cela pendant que les satellites de communication high tech survolent le ciel de Kinshasa.
Système K est sorti en France alors qu’Arte diffusait, Fly Rocket Fly, un autre documentaire sur le Congo, qui se passe cette fois dans les années 1970 du régime de Mobutu Sese Seko. On y apprend que le pays avait accueilli l’OTRAG, la première agence spatiale privée au monde. Avec la bénédiction de Mobutu, les ingénieurs allemands de l’OTRAG avaient installé un pas de tir dans le Sud-Est du pays, mais le programme, controversé, avait finalement échoué à se pérenniser. Aucune fusée n’avait pu franchir la limite de l’atmosphère. Est-ce une influence des Kongo Astronauts ? On l’imagine. Le Kongo Astronaut, tel un cyborg tout droit sorti de Mad Max, un astronaute autonome afro-futuriste, explore ville, ruines et forêts, en astronaute piégé physiquement sur Terre, mais dont l’imaginaire ne connaît pas de frontière. « Nous traversons le vertige des mondes », disent-ils.
Mais pour Ekeba et Hellio, le collectif ne relève pas que de la performance, il s’agit pour eux de propositions d’expériences. Et pour en conserver la mémoire, ils réalisent également des courts-métrages, jamais achevés, entre poèmes filmés et vijing, toujours en mouvement. « KA est une expérience visuelle, sonore, textuelle et spatio-temporelle. Aux troubles et syncopes du cyborg contemporain, le collectif réplique par des actions et des écritures performatives, tentatives de résistance aux ghettos psychiques nés de la condition (post) coloniale. Il se manifeste dans les interzones de la globalisation digitale où le passé, le futur et le présent s’entrechoquent. Joueuses dans la post-discipline, ses apparitions cosmiques et ses fictions polysémiques questionnent les conditions de production, de création et de diffusion d’œuvres parfois difficilement classifiables, refusent (ou du moins se défient de) l’objet fini. »
Le nom même de ce collectif qui se constitue et se reconstitue sans cesse laisse sous-entendre une incapacité à habiter les lieux. Mais l’on perçoit aussi dans le travail une déclaration d’amour au territoire, une empathie pour Kinshasa et le Congo. Que faire ?
Planète K
Le film Système K est lui-même également un paradoxe, on se laisse séduire par l’esthétique qui y est constamment présente. Kinshasa est torturée et pourtant magnifique. Système K dresse le portrait d’une ville qui souffre de la corruption et du postcolonialisme, via une poignée d’habitants artistes, mais nos fauteuils rembourrés dans les cinémas du « premier monde » deviennent alors inconfortables. On peut louer les qualités esthétiques et musicales du film, la sympathie que l’on éprouve pour ses héros, mais ce serait oublier que le film nous renvoie aussi le portrait en creux d’une « périphérie globale » que nous nous empressons d’oublier en sortant de la salle, horrifiés par l’impression de déchetterie à ciel ouvert que nous montre la réalisation, confrontés aux conséquences du pillage des ressources mené pour rassasier nos besoins pavloviens de surconsommation, mis face au miroir du racisme des logiques mortifères de la production capitaliste d’objets de consommation jetables à destination des sous-classes, qu’elles soient du premier, du second ou du troisième monde. Système K reste alors une énigme, un film magnifique, mais qui dérange. Mais peut-être serait-il temps d’être dérangé, non ?
Système K, de Renaud Barret, Les films en vrac, 2019.