Nozomi ressuscite des fragments de vie dans le Japon de l’après-tsunami
Publié le 19 décembre 2019 par Cherise Fong
Neuf années après le tsunami qui a dévasté le nord-est du Japon, une équipe de femmes à Ishinomaki upcyclent des fragments de céramique cassée en bijoux qui sont vendus à travers le monde. Makery leur a rendu visite.
Ishinomaki, envoyée spéciale (texte et photos)
A l’intérieur d’une petite maison située dans un quartier résidentiel d’Ishinomaki dans le nord-est du Japon, des femmes locales s’occupent à tailler, nettoyer, raffiner, façonner, emballer, inventorier, comptabiliser. A l’étage dans la pièce de raffinage poussiéreuse, dans des boîtes entassées par terre et sur des tables, se trouvent assiettes, bols, tasses, vases et autres céramiques cassées en attente d’une vie nouvelle. Yumi montre des morceaux fraîchement taillés et nettoyés, prêts pour le raffinage. Déjà, Chiemi raffine un plus grand morceau en forme complexe. Dans la pièce à côté, Tomomi ouvre des tiroirs pleins de morceaux polis, triés par taille et couleur pour ensuite être façonnés en pendentifs et boucles d’oreilles.
En particulier, elle montre un pendentif trapézoïdal rempli de fragments de porcelaine peints en argent autour d’un kanji estampé en rouge qui signifie s’engraisser, s’enrichir. Ce morceau pourrait aussi symboliser la transformation de Nozomi : des vies et une communauté fragmentées, réunies ici dans un cadre harmonieux de relations interpersonnelles, de valeurs partagées et d’expériences vécues pour former une équipe qui évolue en symbiose.
Le Projet Nozomi est né en 2012, lorsque la région du Tohoku au Japon commençait juste à se reconstruire suite au tsunami dévastateur du 11 mars 2011. L’idée, c’était de transformer les fragments de céramique dispersés par terre en objets de beauté, de retrouver un nouvel espoir partagé dans cet environnement brisé. Aujourd’hui, Nozomi (qui signifie « espoir » en japonais) réunit dans la ville côtière d’Ishinomaki une douzaine de femmes qui avaient perdu maison, travail et communauté, dans une équipe qui crée des bijoux à partir de déchets céramiques, destinés à la vente à travers le monde. En mars 2019, Akie Abe, la femme du premier ministre du Japon, est même venue rendre visite à la petite maison, en portant un collier Nozomi.
Si aujourd’hui le projet semble avoir du succès, il a eu aussi sa part de difficultés, surtout au début. Yuko Sasaki, la manager de Nozomi, se rappelle sa première rencontre avec Sue Plumb Takamoto, la femme qui avait tout commencé.
L’histoire de Yuko
Environ un an après le tsunami de 2011, Sue et sa famille de six ont déménagé depuis la préfecture de Hyogo jusqu’à Ishinomaki, avec une équipe de chrétiens américains et japonais qui s’appelait Be One. A l’école primaire, Owen, le fils aîné de Sue, et Shuya, le fils de Yuko, sont ainsi devenus des camarades de classe. A la maison, Shuya parlait souvent de son nouvel ami américain. « Au début, je n’y croyais pas, raconte Yuko. A l’époque il y avait encore beaucoup d’eau et de déchets dans le quartier. Pour moi c’était impensable que quelqu’un puisse venir s’installer à Ishinomaki dans ces conditions. »
Comme l’école servait de centre d’évacuation, chaque matin les élèves se rendaient à l’arrêt de bus pour ensuite être emmenés dans une autre école. Yuko se souvient : « Un jour que j’accompagnais mon fils à l’arrêt de bus, il y avait là une femme blonde qui tenait un chien dans ses bras, qui m’a dit “Ah, c’est vous, la maman de Shuya ?” » A partir de ce jour-là, Sue invitait régulièrement Yuko à venir chez elle boire le thé, et Yuko aidait Sue à comprendre les annonces de l’école, qui étaient toujours écrites en japonais.
Puis un jour, de manière complètement inattendue, Sue a demandé à Yuko si elle cherchait du travail. Afin d’élever seule son fils, Yuko donnait déjà des cours particuliers à des enfants chez elle, aussi elle ne cherchait pas d’autre travail à l’extérieur. Cependant, Sue était depuis devenue amies avec les autres mamans de l’arrêt de bus, en écoutant leurs histoires, qui racontaient comment elles n’avaient plus de travail et plus de communauté. Sue voulait les aider, et elle avait une idée. Soudain, elle retire de son sac à main deux morceaux de céramique cassée, ramassés parmi les fragments de débris qui étaient dispersés un peu partout. Peut-être, dit-elle, qu’il serait possible de créer du travail pour ces femmes en fabriquant des bijoux à partir de ces morceaux brisés.
En tant qu’enfant native d’Ishinomaki, Yuko est infiniment émue par le geste à la fois généreux et désintéressé de cette étrangère pour aider les femmes locales. Mais elle est non moins prise de court par sa prochaine révélation : Sue n’a aucune expérience ni avec la fabrication de bijoux, ni dans les affaires du commerce. « Que penses-tu que je devrais faire ? » demande-t-elle à Yuko.
Comme par hasard, Yuko bricolait depuis son enfance des petits accessoires pour s’amuser chez elle, mais ce n’était jamais plus qu’un loisir. Néanmoins, elle utilise ses compétences amateures pour aider Sue à fabriquer des échantillons de bijoux, afin d’attirer des mécènes. Sue commande des outils et des composants de base, et durant les deux mois qui suivent, les deux femmes travaillent tard dans la nuit, en regardant des vidéos tutoriels et avançant petit à petit. Sue emmène les échantillons aux Etats-Unis, et lorsqu’elle revient à Ishinomaki trois mois plus tard, elle a déjà reçu assez de soutien financier pour lancer l’affaire. Cette fois, à l’arrêt de bus, elle demande aux mamans si elles seraient intéressées par un travail. Une dizaine d’entre elles réagissent, parmi lesquelles Chiemi, Tomoko et Chieko, qui font toujours partie de l’équipe aujourd’hui.
La nouvelle équipe de Nozomi se procure plus de composants et achète des machines plus avancées. Bientôt, on leur présente deux bijoutières professionnelles venues des Etats-Unis jusqu’à Ishinomaki pour former les femmes, toutes débutantes en matière de bijoux, pendant deux courtes semaines. Grâce à son loisir d’enfance, Yuko apprend plus facilement les nouvelles techniques, et Sue lui propose comme travail de former les autres femmes. Yuko refuse trois fois avant d’acquiescer enfin, à condition d’être bénévole.
« A vrai dire, j’étais épuisée émotionnellement, avoue Yuko. J’avais de la peine à regarder ces morceaux brisés, de me rappeler tous les tristes souvenirs qu’ils évoquaient en moi. Je comprenais ce que Sue voulait faire et j’étais prête à lui donner mon soutien, mais pas en tant que travail. J’étais gênée par l’idée d’utiliser ces choses, qui représentent tant de souffrance, pour faire de l’argent… Même quand les bijoutières professionnelles étaient en train de choisir des fragments de céramique, en disant celui-ci ferait un beau bijou, moi je pensais, ce bol appartenait à unetelle… Naturellement, le point de vue sur les débris de ceux qui ont vécu le tsunami est différent du regard de ceux qui viennent de l’extérieur. Mais mon cœur avait du mal à rattraper. »
Si les autres femmes partageaient le sentiment de Yuko, elles étaient aussi heureuses d’avoir du travail. C’était infiniment préférable à rester seule à la maison, en train de s’inquiéter de ses enfants, de sa famille et de son avenir. En venant à la maison de Nozomi, elles pouvaient rediriger leur attention et leur énergie vers l’apprentissage de nouvelles compétences et la fabrication de bijoux, bavarder avec les autres femmes au déjeuner, s’échapper du stress quotidien, ne serait-ce que pour quelques heures.
Au cours des sept dernières années, au fur et à mesure qu’elle travaille chez Nozomi, Yuko aussi a changé de perspective : « Au lancement de l’affaire, je pensais y rester seulement une année. Mais sept ans plus tard, je suis toujours là. Maintenant je vois la céramique d’une autre manière. Tout comme les morceaux brisés qu’on retrouve partout après un typhon, avant ils avaient de la valeur pour quelqu’un. Brisé ne signifie pas forcément ordure. Justement parce que ces fragments sont associés à des souvenirs tristes, on peut les refaçonner en nouveaux objets de beauté. Même si on ne peut pas faire disparaître les souvenirs douloureux, ces objets peuvent servir à ramener de l’espoir. Pour moi aussi ces sept dernières années ont eu un effet salutaire sur moi. Ainsi je me rends compte que la raison pour laquelle je suis restée, c’est que je comprends maintenant comment les fragments de débris peuvent effectivement donner lieu à la beauté. »
« Beauty in Brokenness »
Dans une petite pièce dédiée, Yuka photographie les dernières créations de Nozomi dans une boite à lumière pour la vente en ligne. En bas dans le salon, Tomoko et Naomi préparent les commandes pour envoyer à l’étranger. Dans l’espace boutique de la maison, boucles d’oreilles, colliers et autres ornements décoratifs sont à vendre sur les étagères.
Dans certains bijoux, on reconnaît facilement les fragments de porcelaine, avec leurs motifs traditionnels peints sur la belle vaisselle. D’autres morceaux ont été soigneusement polis et transformés en objets de design abstrait en forme d’accessoires classiques. D’autres encore gardent exprès des formes plus brutes pour rappeler la matière première.
« On ne sait plus très bien d’où viennent exactement les céramiques, dit Yuko. Il y a des morceaux qui viennent du tsunami, mais aussi des morceaux qu’on a récupérés après les typhons, ou simplement de la vaisselle cassée donnée par les voisins. On sépare les boîtes en fonction de la couleur des céramiques plutôt que l’origine. Maintenant nous travaillons sur des designs à la fois symétriques et asymétriques. »
Etant donné les relations de Sue aux Etats-Unis, avec des bases militaires, des églises et des groupes chrétiens autour du monde, presque tous les clients de Nozomi sont des étrangers, qui vivent au Japon ou ailleurs. Certains viennent à Nozomi avec leurs propres histoires : une femme dont le mari est décédé a fait une demande particulière pour un bijou conçu à partir d’un morceau de poterie qu’ils avaient fabriquée ensemble à Okinawa ; un bénévole dans les services de secours suivant le tremblement de terre à Kumamoto est venu avec des fragments de céramique qu’il voulait faire transformer en bague de fiançailles.
Surtout, les femmes de Nozomi collaborent sur tous les designs, et chaque bijou tient compte de la contribution unique de chacune, pour une juste distribution des compétences et des sensibilités. Ces nouvelles artisanes de la bijouterie ont développé un regard expérimenté sur la vaisselle dans les restaurants, les derniers styles de bijoux en vente dans les magasins ou vus à la télévision.
« Ce n’est pas simple de travailler en équipe, reprend Yuko. Mais à force de collaborer intimement, on arrive vraiment à respecter les perspectives des unes et des autres. Qu’il s’agisse d’âge, de compétences, d’histoire personnelle, nous sommes toutes différentes. »
Pas seulement une question d’affaires
Autre particularité du modèle économique de Nozomi : il n’est pas seulement question de profit monétaire. Les employées ne peuvent pas travailler plus que quatre jours par semaine, et chaque membre de l’équipe est formée sur plusieurs aspects de la production, afin de remplacer les collègues absentes si besoin. Car le plus important, comme c’est déjà le cas pour beaucoup de femmes au Japon, c’est la priorité de la famille et la sécurité.
Yuko se rappelle un incident des premières années de Nozomi, pendant la saison active des commandes, où un tremblement de terre a donné lieu à un avertissement d’évacuation possible à Ishinomaki. Comme personne ne s’est donc rendu au travail, Sue a demandé à Yuko si quelques femmes pourraient venir pendant seulement quelques heures pour aider à remplir les dizaines de commandes en attente. En tant que manager, Yuko hésitait à relayer sa demande, car elle-même n’avait aucun désir d’aller travailler pendant cette période tendue d’incertitude. Finalement, Yuko, Sue et deux autres employées sont venues pendant deux heures pour faire rapidement le nécessaire.
Plus tard dans la journée, Sue est venue sonner à la porte de Yuko pour la remercier de son travail. Puis elle a vu dans l’entrée les kits d’évacuation de Yuko et son fils, prêts pour la fuite au premier signe d’alarme. « C’est à ce moment-là que Sue s’est rendue compte du traumatisme qui persistait encore à Ishinomaki, dit Yuko. Depuis, elle nous a plus jamais redemandé de venir travailler pour une simple question d’affaires dans ce genre de situation d’urgence. »
En même temps, Yuko fait remarquer que le catastrophe de 2011 est rarement un sujet de discussion parmi les femmes : « Si le tsunami est la raison pour laquelle on a lancé l’affaire, depuis Nozomi est devenu beaucoup plus qu’une start-up de secours. Ici, les femmes ont retrouvé de l’espoir et de l’équilibre dans plusieurs aspects de leur vie. Nous ne sommes pas que des victimes. Le contexte est beaucoup plus large. »
Yuko raconte une autre histoire, plus récente, de quelques mois auparavant lorsqu’elle et Chiemi sont allées déjeuner ensemble à un restaurant du coin. Sur la table, elles reconnaissent dans une certaine tasse de thé la matière première pour un bijou magnifique. Après le repas, Yuko remercie la restauratrice, en expliquant en passant ce qu’elles font chez Nozomi. Donc si jamais la tasse se casse… Soudain, la restauratrice s’exclame : « Ah, mais je connais Nozomi. Je porte des boucles d’oreilles Nozomi ! » Yuko est stupéfaite, prise complètement au dépourvu. Il se trouvait que le petit marché touriste d’Ishinomaki vendait aussi des bijoux de Nozomi, et le mari de la restauratrice lui avait offert les boucles d’oreilles en cadeau. Par hasard, elle avait choisi de les mettre ce jour-là parce qu’ils allaient bien avec sa robe.
Si cette révélation est une surprise pour Yuko, elle représente tout aussi une victoire pour Chiemi : « Chiemi avait toujours voulu trouver quelqu’un qui porte un bijou de Nozomi—pas étranger, pas chrétien, pas au courant de l’histoire de Nozomi, mais seulement parce que le design lui plaise. Elle voulait que n’importe qui, sans connaître toute la tragédie qui précède l’entreprise, soit séduit par la simple beauté de l’objet… On ne s’attendait jamais à trouver quelqu’un comme ça ici-même à Ishinomaki. »
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