Hiroo Komine, le biohacker ayurvédique
Publié le 10 octobre 2019 par Cherise Fong
Premier Japonais à être certifié en Inde dans la pratique de l’Ayurveda, Hiroo Komine étudie le système indien de soin holistique depuis une vingtaine d’années. Plus récemment, il s’intéresse au biohacking.
Les principes de la Digital Naturalism Conference (Dinacon), qui s’est tenue cette année au Panama, sont : interagir avec la nature environnante, échanger avec les autres « Dinasaures » et créer in situ. C’est le concept appliqué du « Digital Naturalism » d’Andy Quitmeyer, instigateur de Dinacon et animateur de ce summer camp extraordinaire où une centaine d’artistes-technologistes-chercheurs-scientifiques se sont croisés à différents moments du mois d’août 2019. Parmi les Dinasaures, Makery a rencontré Hiroo Komine. Interview.
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Makery : Comment as-tu découvert l’Ayurveda ?
Hiroo Komine : Je l’ai découvert à 22 ans. Je faisais des études en sciences de l’environnement aux Etats-Unis. A l’époque je réfléchissais beaucoup à la vie, au sens de la vie, tout ça. Je m’intéressais au bouddhisme, à la philosophie en général. Comme mon grand-père était moine bouddhiste, j’ai appris la méditation assez jeune, vers 19 ans, donc j’avais déjà une tendance un peu hippie indienne. Puis je me suis retrouvé dans le Vermont, et j’y ai rencontré beaucoup de hippies issus des écoles de prépa de la côte Est. On fumait des joints, discutait philo, on se défonçait, ce genre de trucs. A l’époque j’étais fasciné par la philosophie indienne, surtout le bouddhisme, puis j’ai découvert l’Ayurveda dans un livre.
Il s’agit d’une application pratique d’une vision précise de la vie, du moins d’un point de vue indien, je ne suis pas du genre à tout accepter à l’aveugle. Et l’aspect traitement me semblait juste. Les états de maladie et de bonne santé ne sont pas noir et blanc, comme si tout d’un coup tu tombais un jour malade, en réalité c’est un changement progressif, de chaque jour, cela dépend de la manière dont tu vis, la manière dont tu penses, ta relation aux autres, comment tu vois les choses, comment tu entends les choses, comment tu te réveilles et fais des choses. La théorie est robuste car elle s’applique donc à la vie pratique de tous les jours, ce qui s’élargit et se développe en traitement.
Je fais cela depuis maintenant une vingtaine d’années, et au fur et à mesure que je vieillis, la façon dont je comprends la vie et beaucoup d’autres choses change aussi, tout comme mon interprétation de l’Ayurveda. Aujourd’hui cela me donne un aperçu précieux sur le corps humain, son anatomie et chacune de ses fonctions, comment on est tous un peu mutants. Il y a d’autres êtres vivants qui vivent à l’intérieur de nos corps, comme notre ADN, on partage beaucoup de choses en commun. La physiologie de nos corps nous montre beaucoup de choses qu’on ne voit pas avec la médecine occidentale. Tout ce qui influence le métabolisme peut être considéré comme étant ayurvédique.
Quelle est ton interprétation personnelle de l’Ayurveda ?
Au sens classique, tout ce qui peut faire du bien à ta vie, à toi ainsi qu’aux autres autour de toi, aussi bien que tout ce qui peut nuire à toi et aux autres, et comment tu utilises toutes ces choses pour te maintenir toi et les autres en bonne santé, est ayurvédique. Pour moi, dans un contexte clinique, je ne sors pas de cette interprétation classique. Dans des lieux comme Dinacon j’expérimente, je m’amuse, cela aussi c’est ayurvédique pour moi. Ce que j’ai fait avec le miel, c’est classique. Dans un contexte clinique, je m’en tiens à la recette classique, donc j’utilise plutôt la formule classique qui contient le miel. Mais si rien d’autre n’est disponible, ou si le client n’a pas cette formule particulière de gouttes au miel pour les yeux, alors j’utilise n’importe quel miel.
Tout peut être médecine selon l’Ayurveda. Même ce que tu vois ou ce que tu entends, si on l’applique bien. Les Indiens ont tendance à bien définir les choses, ils sont très rikutsuppoi (理屈っぽい logique). Ils trouvent toujours une raison et une définition, un peu comme le contraire de la langue japonaise, qui peut être très vague. La langue indienne est une pensée très définitive, carrée.
Justement j’ai un problème d’eczéma…
Si on l’approche de manière complète, il faut d’abord ajuster l’alimentation, faire attention aux choses amères. Selon l’Ayurveda, la peau est composée de quatre tissus principaux : la lymphe, le sang, le muscle, la peau née du tissu musculaire. S’ils ne se développent pas comme il faut, il en résulte des lésions cutanées, le sang devient impur. C’est dû à la manière dont le métabolisme s’est ajusté, à partir de ce que tu manges, le premier lien est la lymphe, ce qui fait le fluide corporel, qui à son tour devient le sang, et ensuite le mélange de l’équilibre dans le sang. A la racine du problème, c’est comment tu digères, comment tu transformes la nourriture vers le sang. Pour remédier à cela il faut soigner ta digestion, ajuster la manière dont tu manges, ce que tu manges, quand tu manges, comment tu mâches, ainsi que ton état psychologique. Quand tu es très tendue, la digestion devient très lente. Il faut apprendre à se détendre, à se distancier des pensées angoissantes.
Bien dormir est une solution, la méditation est une autre approche. C’est une bonne méthode, plus facile à dire qu’à faire, mais tout est question des pensées, de ton interprétation des choses qui t’arrivent dans la vie, ta réaction à une situation donnée. Et puis une fois que tu as des pensées angoissantes, elles te reviennent à l’esprit de temps en temps. La méditation, c’est développer le muscle mental qui permet de te distancier, de ne pas te sentir affectée au point que ta respiration devient superficielle et tu te contractes les muscles. Cela change comment tu digères et comment tu métabolises ton corps… Donc d’un côté il y a l’instruction alimentaire, puis en ce qui concerne le médicament, on prescrit un purificateur de sang, anti-stress, un modérateur pour équilibrer le système immunitaire et une sorte de purgatif pour faire disparaître les impuretés du sang.
Tu souffres de cette condition depuis longtemps ? J’ai eu peut-être 30 ou 40 patients qui souffraient de l’eczéma atopique, parmi eux, une dizaine ont eu de très bons résultats. Mais si le patient en souffre depuis des décennies, depuis la naissance, cela peut être difficile. On peut le réduire, mais il va revenir. Dans peut-être 5% des cas, cela ne marche pas tout simplement. Il existe aussi des cas où la condition a empirée. Cela fait partie du risque. Rien n’est parfait chez les êtres humains. Pathologiquement, la physiologie humaine fait face à la nature, il faut qu’on l’accepte. N’empêche, la plupart des patients n’acceptent pas cet argument. Ils ont dépensé l’argent, ils ont investi leur temps… Mais au moins si cela tourne mal, on peut continuer à faire des choses jusqu’à ce que les symptômes se réduisent. Les affections cutanées sont très courantes.
Jusqu’où vis-tu de manière ayurvédique ?
J’ai mes propres problèmes. Je souffre d’alcoolisme récurrent, peut-être un tiers de l’année. Les deux-tiers de l’année je suis vraiment solide, très stable, je me lève tôt et fais de la méditation et du yoga. Mais peut-être à cause de la façon dont j’étais élevé, je ne sais pas trop, je ne tolérais pas d’être sobre quand j’étais jeune. J’étais toujours nerveux en voyant les gens, entouré de beaucoup de monde, il fallait que je sois soûl.
Ces problèmes font partie de mon propre parcours dans la vie. Mais de ce fait, je peux faire preuve d’empathie avec des gens qui ont des tendances similaires. En général je suis assez honnête à ce propos, même dans le cadre de ma pratique. Il y a des personnes qui apprécient, d’autres qui trouvent que je suis moins fiable. Ce n’est pas grave, je n’ai pas besoin d’être parfait pour tout le monde. La plupart des patients sont contents d’être venus me voir.
Dans ma pratique je reste fidèle à l’Ayurveda parce que cela me stabilise. Ceci dit, je ne suis pas un fasciste de l’Ayurveda. Je ne pense pas qu’il faille tout suivre à la lettre. Je pense que chacun peut en faire sa propre expérience et décider par lui-même si cela lui convient ou pas.
Quel est le rapport entre l’Ayurveda et le biohacking ?
Je m’intéresse aux scènes du biohacking, du faire, de l’autonomie des individus, l’approche indépendante et alternative… et puis j’ai toujours aimé le punk rock étant jeune. C’est aux alentours de 2010-11 que j’ai découvert le biohacking, et les personnes qui font leurs propres remèdes.
Je travaillais dans un hôpital japonais, parce que mon permis indien est désormais reconnu au Japon. Mais au Japon il faut aussi rentabiliser l’hôpital, il y a toujours l’aspect financier à considérer… J’ai fait ma formation ayurvédique dans un hôpital en Inde avant de travailler au Japon, une fois par an, ou tous les deux ans, j’y retourne pour poursuivre ma formation, et ceci depuis dix ans. Mais au Japon les soins ayurvédiques coûtent chers, ce n’est pas couvert par l’assurance nationale. Par exemple, un soin d’épuration coûte ¥120,000 (990€) au Japon. C’est beaucoup moins cher en Inde. Ces prix me posaient toujours problème, puis j’ai découvert le biohacking. Je voulais toujours réunir l’Ayurveda et le biohacking, les approches un peu autonomes et anarchistes.
En 2016, je suis allé en Espagne pour rencontrer le groupe GynePunk. En Espagne il y a beaucoup de réfugiées, qui souvent n’ont pas de statut légal en Europe, elles ne peuvent pas aller dans un hôpital normal. Beaucoup d’entre elles sont contraintes à travailler dans l’industrie du sexe, elles attrapent des MST, des infections vaginales, etc. GynePunk essaie de rendre accessible la médecine d’un point de vue biohacker, en créant des versions simples d’outils de diagnostic de MST avec des imprimantes 3D connectées à un webcam attaché aux outils. J’étais fasciné par GynePunk, je les ai contacté et ils m’ont invité à participer à leur conférence Hack the Earth (lire le compte-rendu de Makery de 2019). J’y ai partagé une recette ayurvédique classique pour soigner une infection vaginale. Il s’agit de faire de la pâte de haricots mélangés avec du poivre et du curcuma, en faire une mèche, insérer la mèche dans le vagin, là où c’est infecté, de façon à ce que la mèche brûle en tuant l’infection. Ce n’est qu’un traitement local. Pour toutes ces infections, il faut toujours les accompagner d’une bonne alimentation, gestion du stress et traitement holistique. Voilà ce que j’ai partagé, c’était mon but : de fournir des soins ayurvédiques accessibles dans cette scène des hackerspaces.
Maintenant tu mènes une vie de nomade, en faisant le tour du monde des événements en biohacking ?
J’ai quitté mon travail à l’hôpital japonais en décembre 2018. Mon intention est de voyager en faisant le tour de différents hackerspaces. Dinacon au Panama est ma première escale. Ensuite je vais aux Etats-Unis pour Please Try This At Home — biohacking queer, implantation de puces pour se transformer en cyborg grinder, transhumanisme, etc., à Pittsburg. Après c’est le Bio Summit du MIT. Je veux aussi visiter les Counter Culture Labs à Oakland, puis après je vais aller jusqu’au Brésil pour visiter les biohackerspaces brésiliens. Ensuite je vais au Pérou chez un shaman pour essayer le soin rituel à l’ayahuasca. Il paraît qu’ils déconstruisent vraiment ton psychisme, j’espère pouvoir mettre le doigt sur la racine de mes embrouilles et tout simplement la casser. Alors je vais là-bas.
Et après, retour au Japon ?
Franchement, je ne sais pas. Je préfère rester à l’étranger. Les gens sont plus tolérants. Quelque part où je me sens bien… Mais une chose que je voulais faire au Japon, c’est passer du temps avec les chasseurs traditionnels d’ours dans le nord à Yamagata. Je suis allé les rencontrer au printemps dernier, ils m’ont invité à revenir. Il faut que je reste plus longtemps pour les accompagner à la chasse. Ce qui m’intéresse c’est comment ils arrivent à se procurer des substances médicinales de leur environnement, pas seulement des ours. Ils récupèrent la bile, ils tuent l’ours et le mangent. Parfois les ours attaquent les gens. Ces chasseurs peuvent survivre de façon assez autonome sans dépendre trop des villages. Mais les générations de personnes qui ont une cinquantaine, soixantaine d’années ou plus ont tendance à utiliser la médecine occidentale. Les générations plus jeunes cherchent à recultiver les valeurs traditionnelles, pour elles c’est possible. J’ai rencontré un des chasseurs, il est allé à la montagne, il a cueilli des champignons, même une espèce considérée empoisonnée, et il a essayé de les manger en les trempant dans du sel. Il essaie de manger toutes sortes de choses, des serpents bizarres, c’est très drôle.
Dans l’Ayurveda, beaucoup des recettes utilisent des fluides, biles et parties du corps des animaux. On met la bile dans les yeux, c’est très douloureux, pour traiter la psychose, comme les électrochocs. Donner un fort stimulus aux yeux génère beaucoup d’impulsions. Je ne sais pas pourquoi ils utilisent la bile. Il s’agit peut-être d’une sorte de remède populaire de la médecine religieuse ou rituelle, mais il n’y a aucune validation scientifique. Pourtant il y a une recette. Je trouve cela fascinant, toutes ces choses autour de nous, on n’imagine pas qu’on puisse s’en servir pour la médecine.
Même en Ayurveda il y a une branche anti-vieillissement qui est censée ralentir le processus de vieillissement afin de vivre plus longtemps en bonne santé. Un traitement consiste à subir toute une thérapie d’épuration, puis de vivre avec une vache, celle qui produit du lait, tout nu, dans la montagne, et de boire le lait directement du pis de la vache. Peut-être que la vache pense que tu es son veau et donc produit différents hormones… Dans les textes classiques ils disent qu’on peut vivre mille ans. Je ne veux pas vivre mille ans, c’est beaucoup trop long pour moi.
Hiroo Komine (Ayurh4ck3r) sur Instagram
Lire aussi notre compte-rendu de la Digital Naturalism Conference au Panama