Est-ce qu’investir les espaces inutilisés peut être un facteur contribuant à la relocalisation de la production en ville ? Grand entretien d’été sur le thème des espaces de création et de la fabcity à Paris avec Simon Laisney et Paul Citron de la coopérative Plateau Urbain, qui œuvre au quotidien à la résorption de la vacance.
Occupation éphémère, urbanisme temporaire, urbanisme transitoire, urbanisme de transition… autant de formulations pour décrire un mode alternatif de penser la ville. Car il s’agit là d’occuper un bâtiment (ou un terrain) vacant pour y implanter – sur des durées souvent courtes – des activités qui n’auraient pas eu accès à des locaux aux prix du marché dans les champs de la création, de l’artisanat, de l’entrepreneuriat mais aussi de l’hébergement d’urgence comme aux Grands Voisins, aux Cinq Toits, à la PADAF, à Coco Velten, ou de l’enseignement comme à l’Hôtel Pasteur.
Cette pratique aussi vieille que la ville tient autant à la grande variété d’acteurs qui s’en saisissent (d’importantes entités comme la SNCF Immobilier et son programme « Sites Artistiques Temporaires » lancés en 2015 ou la Région Ile-de-France avec son Appel à Manifestation d’Intérêt « Soutien aux initiatives d’urbanisme transitoire » côtoient associations culturelles, collectifs d’architectes, agences d’urbanisme, collectivités locales, aménageurs, promoteurs et propriétaires fonciers) qu’à l’accélération de la mise en visibilité du phénomène.
Les friches à vocation de diffusion culturelle (Halle Papin, Station – Gare des Mines…) ou événementielle (La Base Filante, la Cité Fertile, Ground Control…), et plus largement les lieux mixtes où peuvent cohabiter activité, logement et accueil du public (Les Grands Voisins, Les Cinq Toits, Coco Velten) ont largement contribué à faire connaître et essaimer ces initiatives et les agences publiques d’urbanisme comme l’APUR et l’IAU IDF se penchent aujourd’hui sur les enjeux de ces pratiques émergentes.
Pourtant, dans l’ombre des friches qui font événement, des nombreux bâtiments accueillent plus discrètement des espaces de travail destinés à des artistes, des artisans, de jeunes entreprises sur des durées courtes, au sein d’un écosystème de travail riche en rencontres et en synergies potentielles (lire notre précédent article). Ces lieux accompagnent les mutations du monde du travail, favorisent l’échange, la mixité des usages et des temporalités, la formation pairs-à-pairs et la mutualisation de ressources. A Paris notamment, en raison de la pression foncière et immobilière sans pareille en France, l’urbanisme transitoire devient une opportunité pour nombre de structures en phase de développement, à la recherche d’espaces en marge du marché et des circuits plus classiques du coworking.
L’urbanisme transitoire s’installe dans les imaginaires en même temps que dans l’agenda des politiques publiques, profitant d’un paradigme favorable : la prise de conscience écologique de la société civile, l’essaimage d’idées de penseurs comme Bruno Latour ou Patrick Bouchain (lauréat du Grand Prix de l’Urbanisme cette année) quant à la nécessité de construire en commun, de favoriser la couture urbaine, la mixité d’usages, la programmation pas-à-pas de nos espaces urbains, le besoin de lieux plus ouverts, non régis par le marché, le besoin de relocaliser la production, ainsi que l’instauration progressive d’un cycle de confiance entre des mondes différents (propriétaires, aménageurs, secteur associatif et culturel). L’essor de ces pratiques ne se fait pas sans méfiance de la part d’un certain nombre d’acteurs qui appellent à la vigilance face à la marchandisation de ces espaces vacants, l’abîme de la réplication et du fantasme de la start-up, la nécessité d’une sortie du transitoire vécu comme précaire.
Moins visible auprès du grand public que les lieux eux-mêmes, mais incontournable pour tout l’écosystème d’acteurs de l’urbanisme transitoire, la coopérative Plateau Urbain a été l’une des structures pionnières de la diffusion de l’urbanisme transitoire en France et de l’instauration de ce cycle de confiance entre différents acteurs de la fabrique de la ville, en se positionnant dès leur création en 2013, comme interface entre plusieurs mondes et filières. Leur cheval de bataille : mettre la vacance immobilière au service de l’intérêt général, permettre – en l’outillant – à l’alternative de se développer dans la ville contemporaine. Rencontre au long cours avec Simon Laisney et Paul Citron, chevilles ouvrières de la coopérative respectivement comme Directeur Général Fondateur et Directeur du Développement, qui évoquent à Makery leurs intuitions de départ, leurs parti-pris et doutes, ainsi que leur vision de la ville d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain.
Quelle est la vision de base de Plateau Urbain ? Est-ce qu’elle se résume à votre slogan : « Résorber la vacance » ?
Simon Laisney : Depuis 2013, notre slogan de base c’est « Résorber la vacance, servir la création ». On a commencé par l’artistique parce que c’était notre réseau proche mais dès le début c’était pensé pour tout type de structures. « Création », on l’entendait au sens large.
Paul Citron : Résorber la vacance, c’est avant tout un objectif. Mais cela doit servir à quelque chose et donc la valeur cardinale, c’était de servir la création. C’est ce qu’on continue à faire en ouvrant le spectre à d’autres activités. Tout type de structure porté vers la production d’externalités positives pour l’environnement social, urbain ou culturel, c’est-à-dire des entreprises solidaires, des artisans, des artistes, et plus largement le secteur culturel et associatif, sans oublier les jeunes entreprises parce qu’elles créent de l’emploi.
C’est quoi l’intuition de départ ? Et à partir de quel constat ? La ville comporte des creux qu’il faut pouvoir réaffecter ?
SL : Avant Plateau Urbain, je travaillais comme analyste dans un service de recherche pour des brokers, et étudiais l’offre et la demande pour des bureaux en IDF, Lyon et Marseille et notamment une étude sur le taux d’écoulement des bureaux neufs. L’étude est sortie en 2012 et montrait qu’il y avait 800 000 à 1 million de m2 carrés vacants (juste sur les bureaux) dont on pouvait savoir qu’ils ne seraient jamais loués.
PC : L’idée de base d’une connexion entre cette vacance immobilière et des gens qui n’auraient pas accès à la ville capitaliste traditionnelle se double d’une connexion entre deux mondes. On connaissait le milieu de l’immobilier, leurs codes, leurs langages et modes de fonctionnement, et cela nous permettait de faire une sorte de pont avec le monde des artistes, des associations, des gens de notre génération qui voulaient proposer d’autres modèles de travail. Plateau Urbain n’a rien inventé. L’occupation temporaire existe depuis que la ville existe. Ca consiste à geler le droit de propriété et donc à ne pas payer de loyer. Dans le squat, cela est perçu comme quelque chose d’illégitime par une grande partie de la société (nous on se prononce pas sur le caractère légitime ou illégitime). On voulait légitimer ces pratiques. Souvent dans le mouvement squat, derrière il y a un enjeu de conventionnement et donc de devenir légitime. On pensait que c’était possible de le faire dès le début.
SL : Ce qu’on a essayé de changer c’est un deal a priori sur l’occupation d’espace, et non plus a posteriori. Avec le recul, on voit qu’il y a des cycles de confiance qui sont générés dans l’occupation temporaire et qu’on est arrivés à un moment où il y a un cycle de confiance qui s’est recréé. On y a contribué mais on est loin d’être les seuls.
Quel est l’intérêt pour le propriétaire que de mettre à disposition son immeuble ? Dans votre modèle, les occupants payent un loyer, une redevance ?
PC : La redevance payée par les occupants est fixé sur le prix des charges. On ne paye pas de redevance au propriétaire, parfois – et c’est encore un débat en interne – on lui rembourse tout ou une partie de ses taxes. Une fois de plus c’est une question de légitimité : on n’est pas des citoyens de seconde zone qui faisons l’aumône à des propriétaires en leur demandant de payer nos impôts. Donc la taxe de ramassage des poubelles, qui sert à tout le monde, c’est logique de la payer. La taxe foncière est une taxe sur la propriété, donc on pourrait penser qu’on n’a pas à la payer. D’un autre point de vue, une taxe permet de financer le budget commun de la société et il serait logique d’y contribuer.
Très vite, la mayonnaise prend, comment cela s’explique ? Quelles sont les grandes premières étapes de ce développement ?
SL : Il y a eu deux ans d’expérimentation, de recherche, d’accompagnement qui se sont traduits par plusieurs projets. Des interventions artistiques sur des rez-de-chaussées vacants, une résidence d’artistes à Arcueil, Pauline Perplexe On avait déjà bossé, on avait déjà fait des choses, on s’était fait de l’expérience avant d’arriver sur les Grands Voisins, qui a véritablement lancé notre développement. Il y a aussi eu un concours ESS de la Région Ile de France qui nous a donné une visibilité sur le fait que ces solutions-là existaient pour les acteurs de l’ESS. Il y avait la bonne idée, le label institutionnel, les usagers potentiels et le lieu pour accueillir tout le monde, c’était un alignement des planètes pour que ça puisse fonctionner.
PC : Arès, il y a donc eu les Grands Voisins, un terrain de jeu immense où on a pu tester beaucoup de nos idées et travaillé en collaboration avec des structures de tous les horizons. A partir de là, il fallait démontrer que l’on était capables de dupliquer le truc sur d’autres bâtiments dans d’autres contextes, à partir de 2016 avec le Python, l’Open Bach, les Petites Serres. En 2017, le passage en SCIC a été un tournant, qui est concomitant à la diversification des métiers : on faisait de la gestion, du montage de projet, mais aussi du conseil, des études, et un peu d’événementiel. En 2018, c’est le passage au national : l’installation d’une équipe à Lyon, un partenariat avec Yes We Camp à Marseille et un partenariat avec un bailleur social à Bordeaux à qui l’on a appris notre métier. Après ce n’est pas une développement homogène, on n’a pas de recette miracle, et l’on recommence à zéro à chaque bâtiment. On n’est jamais tout seuls sur un site mais avec tous les occupants, qui donnent une coloration à chaque projet. Aucun de nos projets ne se ressemble, tout simplement parce qu’ils ne sont pas occupés par les mêmes personnes ni situés dans les mêmes contextes urbains.
Vous passez d’une association à une coopérative, pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que ça change aujourd’hui dans le développement de Plateau Urbain ?
SL : On voulait avoir une structure qui soit gouvernée par ceux qui travaillent. La SCIC nous permettait de conserver une fonctionnement par collèges et de redonner le pouvoir à ceux qui travaillent dans la structure. On avait un peu peur sinon d’avoir des dirigeants déconnectés de la réalité de terrain. La seconde raison est que nous sommes proches des valeurs coopérativistes. Ce sont des structures d’avenir, la notion de lucrativité est limitée, on ne rémunère pas le capital. C’était enfin une manière de réunir tous les métiers de Plateau Urbain dans une même coque, d’avancer tous ensemble et de continuer à agréger des partenaires dans un projet collectif.
PC : On trouve sain que le capital rémunère le travail. Il y a aussi que d’être une entreprise nous permettait d’être audibles pour le privé, d’être une coopérative de parler avec le public. Il y a aussi une histoire d’accès à l’argent : comment lever des fonds sans perdre la gouvernance ? C’est ce que permet la coopérative.
En suivant votre évolution, on réalise que les manières de décrire ce que vous faites change. On passe de l’urbanisme temporaire à l’urbanisme transitoire, puis de l’urbanisme temporaire à l’urbanisme solidaire, qu’est-ce que racontent ces positionnements sémantiques successifs de votre métier, de votre environnement et de son évolution ?
SL : Au début on parlait d’occupation temporaire, on a organisé au Pavillon de l’Arsenal une journée sur ce thème et en parallèle le concept de transitoire a été mis en avant par la Région Ile-de-France et la SNCF Immobilier. Que les choses soient utiles, cela rassure au niveau des grandes structures qui sont attentives à ce qu’une occupation vienne nourrir un projet derrière.
PC : Ce qui évolue c’est le fait d’assumer notre objectif. Au début on dit juste « l’occupation est temporaire ne t’inquiète pas, il y a un début, une fin, on ne vient rien remettre en cause ». Puis l’on passe à l’urbanisme transitoire : l’occupation a une portée qui dépasse le simple cadre du bâtiment, une portée spatiale et temporelle parce qu’on prépare, on influence le futur du lieu ou de la ville. Les Grands Voisins en sont l’exemple emblématique puisque la programmation du futur quartier a changé à la lueur du projet. Ensuite, lorsque l’on parle d’urbanisme solidaire, c’est pour signifier que l’on souhaite assumer ces valeurs, et que le transitoire est un outil au service d’une ambition urbaine et politique Au début de Plateau Urbain, on nous a dit que l’on faisait de la « subversion douce » et je pense que le glissement de transitoire à solidaire permet d’assumer cette posture doucement subversive – on reste des réformistes. En revanche, le transitoire n’est qu’une manière parmi d’autres de défendre le droit à la ville. Augmenter la durée du transitoire, c’est juste passer d’un modèle où on payera pas de loyer pour un certain temps à d’autres modèles où l’on ne paye pas de loyer parce qu’on est capable de démontrer qu’il y a un intérêt à ce que les occupants d’un site n’aient pas cette charge de rémunérer la propriété. C’est une manière de défendre le droit à la ville pour tous, mais une fois de plus on a rien inventé du tout.
Dans cette évolution, l’urbanisme transitoire devient l’opportunité de mettre un pied dans la porte, prouver que l’on pouvait faire autrement, pour ensuite viser à être pérenne (ou du moins à embrasser des durées plus longues) ? C’est le positionnement actuel de Mains d’Oeuvre, du 6b ou encore du collectif MU à la Station – Gare des Mines. Quel est le vôtre ?
SL : Notre raisonnement n’est pas appliqué à des lieux mais à un système qui sert à démontrer que les occupations mixtes (hébergement urgence, activité, ouverture au public) peuvent fonctionner. Il y a eu une démonstration par l’occupation temporaire, mais ça ne veut pas dire qu’on veut que les Grands Voisins restent sur site. On souhaite par contre les concepts perdurent, pour arriver à démontrer qu’il est utile de garantir l’accessibilité à tous de certains bâtiments. Il y a tellement de millions de m2 vacants, si l’on arrive à insuffler l’idée que ces espaces doivent être dédiés à des pratiques solidaires, on apporte déjà une réponse en dédiant du temps et de l’espace à l’intérêt général dans la ville. On intègre progressivement des champs connexes pour penser de manière plus large une ville sociale et solidaire sur des espaces hybrides, plus libres, non régis uniquement par la consommation et l’argent.
PC : L’opposition temporaire/pérenne, souvent elle ne marche pas. Un projet évolue, il est fait d’une succession de phases temporaires. L’opposition fonctionne pour rassurer les propriétaires mais pour les porteurs de projets finalement l’horizon est toujours temporaire. Ensuite il s’agit de pouvoir s’enlever les oeillères et revendiquer le pouvoir de se projeter à 10, 15 ou 20 ans. Le collectif MU par exemple, ce ne sont pas des gens qui sont nés de la dernière pluie, et il y a eu plein de périodes transitoires dans leur histoire pour aujourd’hui dire « ça va aujourd’hui on a suffisamment de recul pour revendiquer une vision à long terme ». Au début si on leur avait dit « c’est pour 15 ans », je ne suis pas sûr que ça leur aurait correspondu non plus.
SL : On est à Belleville (depuis le café Le Cannibale où se déroule l’interview) et c’est un bon quartier pour se rendre compte que même si les locaux en pied d’immeuble ne bougent pas, leurs usages sont temporaires, il y a une rotation des occupants. C’est considéré comme de l’urbanisme pérenne, parce que c’est commercial, mais pourtant les choses changent.
PC : Souvent c’est considéré comme pérenne si les mecs crachent un loyer, et temporaire quand l’on ne rémunère pas la propriété. Et peut-être qu’on doit revendiquer qu’il y a des activités qui doivent demeurer gratuites, sans loyer. Et ne t’inquiètes pas, on trouvera toujours un moyen de financer ça. On a bien réussi à jouer avec ça, à faire passer des idées plus subversives que douces à travers des modèles plus doux que subversifs. Maintenant que l’on a ouvert la brèche, on a des idées pour plus que ça dure longtemps, mais il fallait y aller petit à petit.
Retrouvez la seconde partie de notre entretien la semaine prochaine.
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