Fab City Summit Paris: une autre ville est possible
Publié le 17 juillet 2018 par la rédaction
Le réseau Fab City compte désormais 28 villes et régions dans le monde. Du 11 au 13 juillet, le Fab City Summit Paris a mobilisé une communauté internationale nombreuse, après avoir embarqué les politiques et institutionnels. Récit.
Après une première journée institutionnelle sous les ors de la république, et la signature du Manifeste pour la Fab City, les participants du Fab City Summit sont prêts, en ce 12 juillet à la Grande Halle de la Villette, à échanger leurs idées pour passer « du paradigme de la révolution industrielle à celui de la révolution numérique », présente Tomás Diez, l’initiateur de l’initiative globale Fab City et fondateur du fablab Barcelona. Cette journée de conférences est placée sous le signe de trois courants : réversible, mise à l’échelle (scalable) et possible.
On commence à être habitué à voir la discussion débuter par un portrait bien sombre de notre planète et notre espèce humaine. Cette fois, c’est Carlos Moreno qui s’y colle, brillant professeur de la Sorbonne et spécialiste des villes intelligentes qui déroule les faits alarmants à la seconde et martèle que le « futur est dangereux » pour l’humanité. Il nous présente des anamorphoses, ces cartes dont l’échelle a été déformée pour refléter des faits : ici, l’anthropocène en marche (l’effet sur l’environnement de l’activité humaine, où la taille est proportionnelle à la population humaine et son interaction avec l’environnement, depuis la pollution lumineuse jusqu’aux câbles sous-marins), là, l’avènement des hyperrégions de plus de 50 millions d’habitants. « Dans un siècle, certaines villes comme Lagos, Dar es Salam ou Mexico City dépasseront la population de la France. »
Un autre monde est-il possible ? Quel changement d’échelle devons-nous imaginer pour « partager de nouveaux paradigmes », qui intègrent la résilience, l’innovation, la justice et permette l’inclusion ? Le chantier est immense, et les organisateurs du Fab City Summit avaient prévenu en préambule, il ne s’agit pas aujourd’hui de donner des réponses, mais de mettre en commun les grandes questions et de se projeter dans un futur moins sombre !
Manifeste de la frugalité heureuse
Ce n’est pas Saskia Sassen, la sociologue spécialiste de la globalisation, qui poussera à l’optimisme… Elle brosse le tableau de ces villes qui changent de structure l’air de rien, ou plus précisément parce que « la matière a perdu sa capacité à nous dire la vérité ». Ces villes où « un bâtiment n’est plus un bâtiment mais un produit financier », défend-elle, rappelant ces millions de foyers américains dont la maison a été saisie parce que leur crédit à la propriété a été transformé en produits financiers à haut risque. « Les propriétaires en devenir sont l’instrument de la finance internationale », poursuit-elle en qualifiant cette haute finance de « machine à vapeur de notre temps ».
Une machine dont on a bien du mal à suivre les bouleversements qu’elle déclenche. Ces « espace sombres » de la haute finance ont des effets sur les petits propriétaires comme sur les grandes villes, dit-elle. Position qu’elle illustre d’un fun fact : les Qataris possèdent désormais plus de bâtiments au centre de Londres que la reine d’Angleterre…
Qui possède la ville ? Pour les partisans de la fabcity, il s’agirait de s’entendre entre citoyens et élus, promoteurs et industriels pour négocier un nouveau contrat social. Justement, un promoteur est là pour défendre une vision du bien commun, en face d’un architecte pionnier de l’écoresponsabilité. Les 900 participants de la Fab City Conference ce 12 juillet vont écouter avec attention Sophie Rosso, directrice générale de Quartus Tertiaire, la branche services du promoteur immobilier Quartus, qui a aussi fait un tour du côté des politiques (elle a été membre de l’équipe de Jean-Louis Missika, l’adjoint à la maire de Paris chargé de l’urbanisme et du Grand Paris). Elle dit d’emblée qu’il y a en effet « urgence » à ce que ceux qui fabriquent la ville changent et pensent au « bien commun ».
Justement, l’architecte et urbaniste Philippe Madec, qui en avait « marre d’attendre » (« on fait la ville et on est responsables de 40% des émissions de gaz à effet de serre par le bâtiment »), a lancé en janvier le Manifeste pour la frugalité heureuse (avec l’ingénieur Alain Bornarel et l’architecte Dominique Gauzin-Müller), que plus de 4.000 signataires ont adopté dans quelque 54 pays, le « peuple de l’écoresponsabilité », comme il les appelle. « Plus la technologie s’installe dans les constructions, plus il y a de fragilité et d’obsolescence programmée », soutient-il. Il évoque des solutions à la technologie basse mais à la forte ingénierie : son projet de Cité Paul Boncour, à Bordeaux, HLM bioclimatique construit sans chauffage et sans ventilation, en utilisant seulement l’exposition au soleil et la ventilation naturelle des fenêtres ; le 2226 Lustenau en Autriche, immeuble de bureaux reposant sur l’inertie thermique, sans chauffage ni climatisation et dont la température oscille entre 22 et 26 degrés ou bien l’installation de vaches ou d’ânes sur les zones inondables pour garder les terrains en bonne santé.
Une position partagée par Sophie Rosso, qui estime néanmoins qu’il ne faut pas opposer hi-tech et low tech et qui passe en revue les projets innovants accompagnés par Quartus comme le 6b, la friche artistique qui travaille sur le lien social dans le quartier de la gare RER de Saint-Denis et Manufacture sur Seine, ce futur quartier de 50.000m2 dont la moitié en terre crue, lauréat de Réinventer la Seine, alimenté par une usine qui sera construite à Sevran pour transformer les déblais des chantiers du Grand Paris en matériau de construction. Ce cercle vertueux pourrait contribuer à baisser l’empreinte écologique de la région Ile-de-France, bien plus gourmande en ressources que ce que lui permettent ses biocapacités (9 fois plus en 2015), conclut Carlos Moreno.
Psychologie du changement
S’il faut changer, alors encore faut-il savoir comment. Les organisateurs ont eu la bonne idée d’inviter Saadhi Lahlou, psychologue du changement. « Quand on vit dans des villes de grande taille, il faut que les comportements des individus soient prévisibles. Pour cela, les sociétés les canalisent. » Et d’illustrer son propos en faisant un sondage à main levée Qui a pris récemment l’avion ? Alors que de nombreuses mains se lèvent (« voilà aussi pourquoi nous ne sommes pas dans une société durable »), le titulaire de la chaire de psychologie sociale à la London School of Economics démontre comment « vous avez été canalisés comme une boule de flipper » dès votre entrée dans l’aéroport jusqu’à votre arrivée à destination : « Vous n’avez pris quasiment aucune décision personnelle. »
Pour une société de la réversibilité, il nous faut agir sur trois leviers, explique-t-il : la couche sociale, sur laquelle on agit politiquement (les choix collectifs), la couche dite « incorporée » qui passe par l’éducation (les connaissances que nous partageons), et enfin les infrastructures ou les affordances (ce que permet l’environnement), que l’on peut changer par le design.
Comme après l’intervention de Saskia Sassen, retour au concret avec Francesca Bria, en charge de la technologie et de l’innovation numérique à la mairie de Barcelone, qui vient présenter Decidim. Cette plateforme de participation démocratique défend la « souveraineté technologique », en opposition à « l’extractivisme des données et au capitalisme de surveillance ». Francesca Bria, qui considère les données comme « le matériau brut du XXIème siècle », a doté Barcelone d’un standard éthique numérique : priorité aux logiciels libres, aux standards ouverts et aux données pour plus de transparence du gouvernement. Barcelone a même mis en place une plateforme chiffrée qui permet aux citoyens de dénoncer la corruption ou un Github des outils participatifs pour la démocratie locale.
Les outils numériques peuvent être des leviers d’une émancipation, est aussi venu témoigner à sa façon Ron Eglash, ethno-mathématicien, spécialiste des fractales (les mathématiques et les motifs des fractales en Afrique) et de justice générative. Le colonialisme numérique existe, rappelle-t-il tout en montrant des projets de réappropriation de techniques ancestrales (dessins de coiffures africaines notamment) pour la communauté. Les mouvements décentralisés peuvent être porteurs de changements – à condition de les protéger de l’exploitation.
Espace et humanité
Ces bases posées, on explore quelques actions concrètes et comment faire de ces expériences distribuées et libres des projets en mesure de changer la donne (et changer d’échelle). L’économiste Kate Raworth vient présenter son « économie du beignet » et le challenge qu’il illustre : « Comment pouvons-nous subvenir aux besoins de tous en respectant les ressources disponibles de la planète. » Pour elle, en plus de changer la culture des entreprises, il faut en observer les propriétaires et les mécanismes financiers.
On retrouve aussi quelques porteurs de projets emblématiques de la fabcity : Rory Aronson, créateur de Farmbot, le robot agricole open source, Dave Hakkens, créateur de la machine à recycler le plastique Precious Plastic, et Elodie Le Roy, venue présenter Unto This Last, atelier et magasin de meubles dans le centre de Londres dont on vous parlait récemment. Les pistes pour ce passage à l’échelle existent. Comme la blockchain dont vient parler Primavera de Filippi, chercheuse au Cersa (CNRS) : « Les communautés distribuées de pairs peuvent faire des choses qui seraient très difficiles en interne dans une entreprise », dit-elle.
Après le constat et le concret, et après une pause déjeuner expédiée (le traiteur est aussi orienté développement durable, avec son vegan aubergines ou son poulet tandoori en bocaux en verre recyclé), l’heure est aux « possibles ». Pour se donner de l’oxygène et imaginer les alternatives au modèle urbain anxiogène, l’équipe de la fondation Aerocene présente ses visions d’un futur aux transports en ballons aéro-solaires pour protéger notre fine couche atmosphérique. L’artiste Tomás Saraceno est-il un rêveur ou un visionnaire ?
Du côté des universités américaines, comme au MIT Media Lab, on a déjà intégré de nouvelles disciplines, comme celle que défend le groupe de recherche Space Enabled, présenté par Danielle Wood. L’idée ? Apporter les technologies développées pour et dans l’espace aux communautés, dans un souci d’inclusivité (pour éviter de parler de « colonisation de l’espace » et répéter les mêmes erreurs qu’à l’époque coloniale), tandis que Indy Johar, architecte et entrepreneur, cofondateur (entre autres) de Open Desk et Wikihouse, vient présenter sa vision pour une transition numérique plus grande que la technologie : une remise en question de « ce que cela veut dire d’être humain ».
«Less is more»
Et c’est au tour de Neil Gershenfeld de propager la bonne parole des fablabs. Forcément, le professeur au MIT qui a porté la révolution de la fabrication numérique et a fait des petits, comme l’initiative globale Fab City, vient se rappeler au bon souvenir des makers. Si le réseau Fab City a choisi l’année 2054 pour le compte à rebours (à cette date, les villes s’engagent à avoir 50% de production locale), ce n’est pas tout à fait un hasard, rappelle-t-il. C’est plus qu’un cycle politique et plus de deux décennies, soit un compte à rebours censé impressionner et donner la bonne direction.
Et de rappeler que la loi de Moore, qui prédisait en 1965 le doublement de la puissance des ordinateurs tous les deux ans pendant cinquante ans, pourrait s’appliquer à la croissance des fablabs dans le monde. Nous en serons à « un milliard de fablabs dans le monde » quand les composants seront eux-mêmes à très bas coût, explique le héraut du fablab 2.0 – définition : « Vous n’allez plus dans un fablab pour utiliser ses machines mais pour construire d’autres fablabs ».
Quelles sont les briques pour construire ce futur ? Neil Gershenfeld reconnaît qu’il est « plus facile de changer la technologie que de changer le monde ». Mais face à cette « possibilité de refaire le monde », il faut se préparer à « quarante ans de less is more » (moins c’est plus).
La grande famille des fabcities s’agrandit
En attendant le moins, le Fab City Summit, est un peu tombé dans le plus… Cette fin de conférence menée tambour battant, sans aucun débat avec la salle (dommage…) s’éternise avec la cérémonie d’entrée de dix nouveaux entrants dans le réseau des fabcities, depuis Belo Horizonte (Brésil) jusqu’à la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui passe de 18 à 28 villes et régions.
Alors que les maires et élus défilent en vidéo pour évoquer leur joie de rejoindre la grande famille des villes engagées pour la résilience, leurs représentants à Paris viennent activer le compteur de fab.city et se voir remettre une médaille. On a vu plus léger et festif comme cérémonie… D’autant que personne n’explique les critères de choix (une quarantaine de villes étaient candidates). Tout ça est un peu figé, un peu poussif, et la grande annonce promise pour la constitution d’une Fab City Foundation est reportée à septembre…
10 nouvelles villes rejoignent le réseau Fab City: Belo Horizonte (Brésil) Kamakura (Japon) Puebla (Mexique) Velsen (Pays-Bas) Sorocaba (Brésil) Mexico City (Mexique) Séoul (Corée) Zagreb (Croatie) Oakland (Etats-Unis) et la région Auvergne Rhône Alpes (France) #fabcitysummit
— Makery (@makeryfr) July 12, 2018
Cette première journée de haut vol, suivie d’une soirée plus débridée à la Station-Gare des Mines, cette friche urbaine de l’autre côté du périph qui a décidé de donner un peu l’ambiance punk alternative à l’événement, laisse la place à une suite un tantinet plus maker.
Ballons et chaussures de réfugiés
Le 13 juillet, rendez-vous est fixé à la bibliothèque et au Carrefour numérique de la Cité des sciences pour une journée d’ateliers et de miniprésentations, qui réunira 500 participants, selon les organisateurs. On y parle du rôle des politiques publiques dans la fabcity, d’activation des territoires par les tiers-lieux, de démocratie participative, d’économie circulaire, de réemploi, de recyclage des déchets plastiques, de plastique biosourcé à base d’algues, de nourriture open source, de fabrication distribuée ou de micro-industrie.
A midi, l’atelier Aerocene investit le parc de la Villette pour son lâcher de ballons aéro-solaires. Les sculptures, qui ne jouent que d’air chauffé par la seule chaleur du soleil, s’élèvent doucement au-dessus du parc, pour le grand bonheur des enfants des centres de loisir qui pique-niquent sur place.
Sasha Engelmann explique comment les capteurs embarqués renvoient par ondes radio leurs données de température ou de position à l’intérieur du ballon. L’après-midi, l’équipe rassemblée par l’artiste Tomás Saraceno se replie au fablab du Carrefour numérique pour travailler sur les capteurs open source permettant de mesurer la présence de polluants dans l’air.
En parallèle, un atelier dévoile le FabCity Index appliqué aux différents territoires des participants. Objectif ? Relocaliser 10% de la production en 2025. Pour y arriver, il s’agit d’identifier deux ou trois secteurs stratégiques grâce au FabCity Index. Un outil proposé par l’agence Utopies et l’association Fab City Grand Paris, qui s’appuie sur « l’effet multiplicateur local », soit la capacité d’un territoire à garder et faire circuler durablement les richesses. A cause notamment de la délocalisation de la production, cet indicateur est en constante baisse depuis l’après-guerre. « En 1970, une entreprise française qui produisait l’équivalent de 100€ générait en moyenne 103€ de production supplémentaire dans sa chaîne de fournisseurs nationaux. En 2015, le multiplicateur moyen n’était plus que de 59€, soit une baisse de 43% », précise le rapport présenté à l’issue de la rencontre. La prospérité locale dépend pour un bon tiers de cet effet multiplicateur et peu de territoires dédient leurs actions de développement au renforcement du circuit économique local. « Plus une ville est capable d’assurer une large part de ces productions directes et indirectes, plus le FabCity Index sera élevé. »
Pendant que certains planchent sur des outils théoriques, l’atelier d’In my BackYard (cette tiny house à installer dans son jardin pour accueillir des réfugiés) propose au groupe, exclusivement féminin, de se mettre dans les chaussures de réfugiés. On profite de cette journée d’échanges pour prendre des nouvelles de Julien Vaissiere, fondateur de L’Établi, qui continue son aventure de microfabrication avec Batch.Works, compagnie d’impression 3D qui développe un robot pour automatiser ses imprimantes.
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Dans le parc, les bidouilleurs sonores du Sonic Makers Camp sont descendus de la péniche Thabor pour se mettre à l’ombre sous les arbres. A 18h, on se retrouve à l’ouverture du Fab City Store et de l’exposition textile à Villette Makers dans le parc de la Villette. Le pop-up store propose des objets fabriqués localement, dans un rayon de 10km autour de Paris, qu’ils soient conçus par des créateurs locaux, ou fabriqués sur place à partir de plans distants. On discute textile et customisation de vêtements sous le cagnard au bord du canal pendant que l’équipe Aerocene et une bande de passionnés du solaire s’échappent pour rejoindre un atelier de cuisine solaire en off à la Station E de Montreuil. Cette friche alimentée 100% en énergie renouvelable grâce à ses panneaux solaires se mettra d’accord avec l’équipe Aerocene pour ouvrir très prochainement un club francilien de ballons aéro-solaires.
Le Fab City Summit s’achève les pieds dans le sable pour une soirée privée à la plage du Glazart, une salle de concert à deux pas de la porte de la Villette, dans une ambiance franchement festive histoire de faire (provisoirement) retomber la pression. Car l’équipe de bénévoles n’a pas fini de travailler : le week-end consacré au grand public avec le Fab City Campus propose des ateliers et démos un peu partout dans les folies du parc.
MC Minh lance les hostilités de la soirée ! #FabCitySummit @fabcityparis @mnhmnng #FAB14 @makeryfr
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