«La fabcity, ça n’est pas que des données, c’est aussi faire ensemble»
Publié le 19 juin 2018 par Ewen Chardronnet
Les ManufActeurs sont de ceux qui construisent la fabcity brestoise. Makery a rencontré Julien Masson, un des membres de ce collectif d’architectes, designers et paysagistes, moteur de la résilience de la ville.
Brest, envoyé spécial
Julien Masson, 35 ans, designer produit et espace, est un acteur phare de la Fab City Brest, ce réseau de villes dans le monde qui militent pour la relocalisation de la production sur le territoire urbain. Ce natif d’Ouessant a monté en 2013 à Brest (après un long détour par la capitale) avec la designer graphique Nathalie Bihan un espace « démonstration du faire », les Etablis, où s’initiaient des projets en circuit court et qui exposait des travaux de sérigraphie ou de gravure, aujourd’hui transformé en association et boutique de diffusion culturelle, Kuuutch. Cet enseignant en design à l’Ecole européenne supérieure d’art de Bretagne (Eesab) est aussi impliqué dans la recyclerie et travaille avec le fablab local, l’UBO Open Factory. Avec des architectes, designers et paysagistes, ce spécialiste de l’écodesign fait aujourd’hui partie du collectif les ManufActeurs, créé en avril 2017, qui conduit un certain nombre de projets participatifs et de réemploi dans la ville. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer les ManufActeurs?
Avec Romain Gicquiaux, un designer venu de Paris, Manuel Henry, un architecte qui avait étudié à Nantes, Aurore Delavergne du collectif Quatorze à Paris, nous nous sommes fédérés en collectif d’architectes, de designers, de paysagistes, les ManufActeurs, hébergés sous Chrysalide, la coopérative d’activités et d’emploi du Finistère. Notre philosophie est de travailler sur tout ce qui est démarche participative en incluant la notion d’économie circulaire. Nous aimerions monter une vraie matériauthèque sur Brest, pour capter des ressources, en lien avec Brest Métropole Habitat par exemple, en incluant le citoyen, en poussant la réflexion sur la question des biens communs.
Quels projets avez-vous réalisés?
En 2017, nous avons conçu les Jardins de lecture aux Capucins, ce nouveau lieu émergent en bout de téléphérique, un vrai terrain de jeu pour les enfants. Les Brestois respectent incroyablement ce lieu du vivre ensemble. Ce sont six modules réalisés en coopération avec Passerelle, le Centre d’art contemporain et le Fourneau, Centre des arts de la rue, des œuvres à usage, pour les pique-niques, les enfants, etc. Les habitants ont participé à leur réalisation. Pour chaque production de biens communs, nous leur avons permis de construire quelque chose qu’ils pouvaient ramener chez eux. Ce sont un peu nos ambassadeurs. C’est ainsi que nous, ManufActeurs, voyons la fabcity : par l’apprentissage croisé, la diffusion du faire, du savoir et du savoir-faire, par la mise en commun. C’est pour cela que nous avons mis en accès libre les plans.
La conception des Jardins de lecture aux Capucins:
Quelle vision de la fabcity souhaitez-vous privilégier?
La fabcity, ça n’est pas que de grandes cartographies de données numériques, des gisements et ressources, c’est aussi prendre une visseuse, une scie égoïne, aller travailler avec un retraité de l’arsenal. C’est là que la fabcity se démontre, avec très peu de moyens. Dans le cadre d’un contrat de ville pour le quartier ville nouvelle de Bellevue, nous avons réalisé des bancs, du mobilier sur roulettes, des ateliers graphiques, avec toutes les générations. L’expérience n’a duré qu’une journée et a eu cependant un beau succès. Les habitants en redemandent.
Je vois le concept de fabcity comme une connexion de l’humain à l’humain pour aller au projet et vers le faire. Concrètement, un designer génère du déchet, il faut penser en amont aux gisements de matériaux. En arrivant sur Brest, je me suis donc rapproché de l’économie sociale et solidaire via l’association de développement du département, puis j’ai rencontré Emmanuel Gazin de la recyclerie Un peu d’R. Le premier projet qui nous a réunis, en 2013, a été celui d’une compagnie de danse, Moral Soul, qui consistait à aménager la vieille gare du Relecq-Kerhuon en lieu culturel de résidence artistique. Partant d’une enveloppe de 10.000€ pour l’aménagement intérieur, nous avons proposé avec la recyclerie une démonstration des possibilités du réemploi. Nous voulions montrer que l’intérêt était à la fois économique, car cela ne pouvait qu’être moins cher que d’aller chez Ikea ; social, via la réinsertion de personnes ; et environnemental, en repensant les rebuts selon des circuits courts. Pour un coût final de 6.000€, nous avons montré qu’on pouvait faire autrement.
Quelles ont été les suites de ce premier chantier?
Nous avons si bien poursuivi la collaboration que je suis devenu vice-président de la recyclerie. Crédit Mutuel Arkéa s’est intéressé à notre modèle et nous les avons fait rentrer dans une démarche vertueuse de type fabcity. Nous avons aussi impliqué le fablab, lancé une coopération avec Océanopolis ou la scène nationale du Quartz pour récupérer les matériaux des expositions et spectacles, les caisses d’expédition qui partent d’habitude à la déchèterie, sur le modèle de la Réserve des arts à Paris ou de Stations Services à Nantes. Aujourd’hui, Thibault, un ancien étudiant designer de l’Eesab, a rejoint l’équipe de la recyclerie.
Comment avez-vous intégré le projet Fab City Brest?
Ma spécialité, c’est l’écodesign. En tant qu’enseignant à l’Ecole d’art de Bretagne, j’ai rejoint l’équipe de Xavier Moulin qui y a fondé un master de design de la transition. L’idée est d’avoir une pratique inclusive où le designer se pose la question de comment fabriquer et créer du lien avec l’économie du territoire, comment capter des ressources et inventer de nouveaux matériaux, etc. Nous nous sommes progressivement rapprochés de différents acteurs du territoire, comme Yves Quéré, enseignant en électronique à l’université, qui voulait monter un fablab. Le mariage avec le fablab était naturel, à la fois pour réfléchir à un diplôme universitaire croisant le travail d’ingénieur et de designer, mais également autour de l’idée de fabcity, pour penser la résilience d’un territoire, sur des questions énergétiques, alimentaires, de services, d’économie. C’est une ancienne étudiante en design, Anne le Gars, qui est aujourd’hui l’une des fabmanageuses de l’Open Factory.
Quelles sont vos sources d’inspiration?
On aime bien ce que fait l’Atelier Bivouac sur la friche ferroviaire Chapelle Charbon dans le 18ème à Paris, qui avait mené un chouette projet l’an dernier à Saint-Thégonnec. En avril, nous les avons invités pour travailler avec nous sur un projet entre l’école d’art et les espaces verts de la collectivité autour du bois de Keroual, à Brest, dont un grand nombre d’arbres étaient tombés durant la tempête Zeus. Les souches devaient aller à l’incinération. On a proposé un workshop avec l’Atelier Bivouac d’une semaine à ciel ouvert, entre l’Eesab et le BTS design du lycée Vauban. On y a impliqué Jérôme Letur, un artisan charpentier du centre Finistère et sa scierie mobile, qui se déplace pour couper du bois, de chevron, de la poutre, du tasseau, etc. Ensemble, on a pensé des tables et des espaces de pique-nique, la valorisation d’un lavoir… Des actions différentes, de manière à montrer que le designer peut aider à sortir du standard. La collectivité y a vu de l’intérêt et les équipes des espaces verts veulent aujourd’hui se former au design.
Nous aimerions pousser cette méthode de réemploi pour imaginer du mobilier urbain fabriqué localement, qui ne soit pas acheté sur catalogue et vienne de l’autre bout de l’Europe. Dans l’avenir, on aimerait aussi penser à la pierre, à la démolition, en suivant l’exemple de Rotor Deconstruction en Belgique, qui intervient dans le démantèlement des bâtiments, le déshabillage d’édifices voués à la démolition, qui répertorie tout et guide dans le réemploi.
On aimerait pour cela travailler avec deux acteurs locaux à Brest, Guyot Environnement qui s’occupe de déconstruction, du métal, de la gestion des bennes à ordures, et les Recycleurs bretons qui travaillent dans le même secteur, avec une spécificité sur le démantèlement naval. Il y a encore plein de choses à imaginer…
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Du 11 au 13 juillet, Fab City Summit à Paris