Vélos partagés: pourquoi ça pédale dans la semoule?
Publié le 3 avril 2018 par Nicolas Barrial
Depuis plus de dix ans, le vélo partagé en ville, c’était une politique et des marchés publics pour une mobilité durable. L’arrivée du «free floating», ces bicyclettes sans stations, remet en cause le modèle. Premier volet de notre enquête.
Doit-on jeter le bébé (l’économie collaborative) avec l’eau du bain (la consommation collaborative) ? En 2010, on découvrait les joies de l’économie écolo grâce (entre autres) au livre What’s Mine is Yours (Ce qui est à moi est à toi) où l’économie collaborative et sa mutualisation des biens, des espaces et des savoirs était mise en avant comme une valorisation de l’usage plutôt que de la possession. Sauf que, dès le sous-titre, on déchantait : « L’essor de la consommation collaborative », terminologie qu’on a pu voir à l’œuvre avec la montée en puissance des Airbnb et autres Uber. On croyait le vélo partagé porté par la puissance publique, hors de portée de l’ubérisation. Depuis quelques mois cependant, les effets pervers de l’économie collaborative touchent de plein fouet le secteur. Makery a mené l’enquête : avant d’envisager les alternatives communautaires et électriques (à suivre), premier volet en forme d’état des lieux. Où l’on découvre que le partage de vélo pourrait présenter l’un des plus mauvais bilans écologiques de cette nouvelle économie !
L’invasion des vélos papillons
La faute au free floating, ces flottes « libres » aussi appelées vélos dockless (sans stations) ou encore vélos papillons. Ce système de partage est au cœur du modèle économique de start-ups chinoises dont la plus ancienne, Ofo, actuel leader mondial, a été créée en 2014 et dont on voit aujourd’hui les émissaires (jaunes) fleurir un peu partout dans le monde. Les vélos sont localisés par GPS, empruntés en scannant un QR code et peuvent être déposés n’importe où. Résultat, ils ont tendance à s’agglomérer sans contrôle dans les espaces publics, quand ils ne finissent pas comme des épaves à l’abandon. En Chine, on parle même de bulle financière et de chaos, dont témoignent de monstrueux cimetières de vélos.
Bornes d’accueil vs «free floating»
Le paradoxe, c’est que Gobee.bike, Ofo, oBike ou Mobike, les start-ups chinoises en question, se sont inspirées du Vélib’ parisien lancé en 2007 ou encore des Boris Bike londoniens, du nom de l’ancien maire de Londres, Boris Johnson, qui les avait lancés en 2010. Mais tandis que les précurseurs s’appuyaient sur des stations d’accueil qui exigent des investissements publics lourds et une logistique coûteuse pour équilibrer l’approvisionnement des stations, les entreprises chinoises ont opté pour le free floating et un modèle à 100% privé.
En s’appuyant sur la surface d’exploitation et le nombre d’utilisateurs extraordinaires de leur marché local, les start-ups chinoises exportent le free floating partout dans le monde. A Pékin, huit start-ups se partagent le marché, dont certaines sont soutenues par des géants, tels que Foxconn et Tencent pour Mobike, le dernier arrivé à Paris et principal concurrent d’Ofo. Créé en 2016, Mobike et ses 10 millions de vélos revendique quelque douze pays d’implantation dans 200 villes, dont Florence, Londres, Bangkok, Washington, Cyberjaya (Malaisie), Rotterdam, Sydney, Berlin et Paris depuis janvier 2018. Ofo, qui revendique 200 millions d’usagers en Chine, est présent dans vingt pays. Bref, la guerre des vélos papillons est engagée.
Vélo jetable?
Une telle puissance de frappe a de quoi faire peur car le free floating présente de nombreuses tares. Déposés à la hâte, les vélos encombrent souvent les espaces publics et même si les loueurs peuvent noter l’utilisateur précédent au travers des applications, les dégradations vont bon train quand les vélos ne sont pas carrément privatisés (volés, donc).
Ces flottes libres posent aussi des problèmes de sécurité pour les usagers. A Seattle, ils ont contraint la ville à lancer un appel à la vigilance, des rapports faisant état de câbles de freins sectionnés. A noter que le marché nord-américain du vélo dockless est dominé par Spin, un start-up américaine.
We’re getting reports that some #seattlebikeshare bikes have had brakes vandalized. We’re working w/the companies to notify users, but in the meantime, please be sure to test your bike share brakes before you hop on. More info soon!
–@limebike @ofo_bicycle @Spin_Seattle— seattledot (@seattledot) March 21, 2018
Pour achever de nous inquiéter, d’impressionnantes photos de cimetières de vélos ont émergé de Chine. La raison ? Les entreprises chinoises seraient plus enclines à produire qu’à réparer. En 2017, en Chine, Ofo s’était engagé à changer les cadenas de mauvaise qualité qui équipaient leurs vélos après la mort d’un enfant (en théorie, les vélos partagés n’y sont pas accessibles aux moins de 12 ans)… mais avait introduit une nouvelle flotte en quelques mois, laissant aux municipalités le soin de ramasser les anciens vélos.
Du vélo jetable, à perte de vue.
Voici le modèle offert par le free floating…
Faites un geste pour la planète, achetez votre vélo !https://t.co/0zoMVBfkO3— Choisir Le Vélo (@Choisir_Velo) March 25, 2018
La petite reine, synonyme d’écologie et de bien-être, serait-elle en train de devenir un objet de consommation jetable et potentiellement un déchet ? Ce n’est pas encore le cas en France mais les vélos n’en subissent pas moins les fameuses dégradations. D’ailleurs, Gobee.bike qui comptait 2.000 vélos en service à Paris et près de 150.000 utilisateurs en France, a annoncé son retrait du marché français le 24 février 2018, quelques mois à peine après son arrivée. La société n’était pas sans connaître ce vandalisme galopant, une des raisons pour laquelle chaque Vélib’ coûterait entre 2.000 et 4.000€ par an aux contribuables parisiens. Gobee.bike avait d’ailleurs équipé ses vélos d’une alarme. Mais le modèle économique du free floating, basé sur une réduction drastique des coûts, le rend particulièrement sensible à la casse du matériel.
Exit Gobee.bike, certains avaient pris le «free floating» au sens littéral:
Réguler le free floating ou accepter ça ( monument en hommage aux infirmières ) #reims #droit #freefloating pic.twitter.com/2N9xgfvt77
— Pugeault Serge (@spugeault) November 25, 2017
Le Vélib’2 déraille un peu
Le retrait de Gobee.bike n’est qu’un épisode dans la bataille du vélo partagé. A Paris notamment, la période est propice pour engranger des utilisateurs. En effet, la nouvelle mouture du Vélib’ voulue par Anne Hidalgo, la maire de Paris, connaît des ratés. L’ambitieux programme s’appuie sur des Vélib’ plus légers dont 30% seront équipés d’une assistance électrique afin que Vélib’2 devienne métropolitain (1.400 stations à l’appui et 32 localités desservies). Mais le marché a changé de main le 5 mai 2017 : l’opérateur historique JCDecaux a été remplacé par Smovengo, un consortium mené par Smoove, une start-up montpelliéraine de 38 salariés ! Le principe de l’appel d’offres signe aussi le début de pas mal de déboires.
Les stations existantes sont démontées aux frais de JCDecaux. Smovengo accuse l’entreprise de traîner des pieds, ce que l’ancien opérateur conteste. Selon l’accord signé avec Autolib’ Vélib’ Metropole, 600 nouvelles stations devaient être installées par Smovengo fin février 2018, mais seulement 300 sont opérationnelles à ce jour. La maire de Paris a annoncé qu’elle allait reprendre les choses en main en faisant piloter l’installation par ses services, sur la partie parisienne du moins.
Le coût du trajet comme juge de paix?
Les stations de Smovengo présentent cependant des innovations de poids : des cadenas présentés comme inviolables et l’overflow, soit la possibilité d’attacher les vélos tête-bêche lorsque les stations sont pleines, ce qui devrait contribuer à réduire les détériorations et le nombre de vélos à déplacer par camion. A terme, une flotte de 20.000 Vélib’2 devrait entrer en service. Mais l’innovation a un coût : l’abonnement Vélib’ passe de 29€ à 37,20€ pour les vélos standard (30mn d’utilisation par trajet).
Les vélos flottants, eux, proposent en moyenne le trajet de 20mn à 50 centimes d’euro. En dessous de 70 trajets par an, le choix est vite fait. Toutefois, rouler Vélib’, c’est épargner un peu plus de CO2 à la planète (les nouveaux modèles sont fabriqués dans la région nantaise).
Une régulation de la part des pouvoirs publics pourrait être la parade à l’inflation des vélos sans stations. En septembre 2017, la Ville de Paris a reçu les différents opérateurs de vélos en location et le communiqué à l’issue de la rencontre évoquait la mise en place d’une « redevance pour occupation commerciale de l’espace public ». Un surcoût qui pourrait être fatal à certains opérateurs de vélos papillons, qui doivent déjà faire face aux pires vandales et voleurs de vélos partagés au monde, autrement dit les Français, selon une étude menée par l’ONU en 2011.
Des investissements vertigineux
Pas de quoi être fier… sauf si cette « culture » française nous préserve de ce fléau mondial qu’est le capital-risque tombé amoureux de la bicyclette. Les investissements sur le vélo sans stations sont passés de 235 millions d’euros en 2016 à 2,1 milliards d’euros en 2017, dont 800 millions d’euros pour le seul Ofo, soutenu par le fabricant de smartphones Xiaomi et Didi, le Uber chinois. Rien ne permet toutefois d’affirmer que les start-ups chinoises présentes en France ne prendront pas les mesures nécessaires en matière de ramassage et de sécurisation des vélos vandalisés. Au contraire, elles affirment vouloir travailler avec les pouvoirs publics dans l’intérêt et le respect des usagers. L’invasion du free floating ne disqualifie pas définitivement la bicyclette comme transport propre par excellence.
La semaine prochaine, la suite de notre enquête sur les alternatives solidaires et communautaires du vélo partagé