Thingful, une carte pour naviguer dans l’océan de l’Internet des objets
Publié le 3 avril 2018 par Elsa Ferreira
Environnement, transports, énergie… Thingful croise et cherche parmi les données de millions de capteurs géolocalisés de l’Internet des objets. On a rencontré Usman Haque, son designer.
Londres, de notre correspondante
On avait croisé le designer Usman Haque au Design Modelling Symposium, cette conférence internationale qui s’était tenue en octobre 2017 à Paris autour de « l’humanisation de la réalité numérique ». Le cofondateur du studio Umbrellium à Londres y présentait la bêtaversion de Thingful Datapipes, la version citoyenne de sa plateforme de capteurs IoT (pollution, climat, températures, océans…).
Lancé en 2013, Thingful se définit simplement comme le premier moteur de recherche et de datavisualisation de l’IoT. A l’instar du marché des objets connectés (dont on ne cesse de prédire, puis de reporter l’explosion), sa mise en place est un peu plus compliquée. Depuis les questions de sémantique de l’IoT jusqu’aux données manquantes, les questions à régler ne manquent pas, reconnaissent Usman Haque et son équipe.
Ce n’est pas la première fois que le designer travaille à ouvrir et partager les données de l’Internet des objets. En 2008, il s’était fait repérer avec Pachube, l’une des premières plateformes de données partagées environnementales au monde, qui avait été utilisée après Fukushima pour les mesures de radiation citoyennes à travers le Japon. « Avec Pachube, on voulait créer une plateforme ouverte où tous les capteurs pouvaient échanger leurs données directement. » Google a racheté la plateforme pour 50 millions de dollars en mars 2018.
Index et thesaurus
Aujourd’hui, à l’ère d’un IoT vertigineux (quelque 20 milliards d’objets sont connectés à travers le monde), des centaines de plateformes sur le modèle de Pachube existent. L’ouverture des datas fait même l’objet de politiques. En France, le gouvernement a créé en 2011 la mission Etalab pour développer et maintenir un portail de données publiques ouvertes. Il en existe par ville (Paris, Barcelone…), par type d’industrie (comme l’agriculture et la nutrition), par données météo… « S’il y en a pour tout un tas d’usages et de contextes et qui traitent de différents types de données, privées et publiques, il est incroyablement difficile de les trouver, nous explique Usman Haque. On ne peut pas faire une recherche sur Google en disant “trouve-moi un capteur de pollution près de chez moi”. »
C’est donc l’ambition de Thingful que de « faciliter la recherche des objets connectés déjà en place ». Commence un travail titanesque d’indexation de centaines de milliers de jeux de données, de différents réseaux et capteurs. L’équipe de Thingful crée un répertoire géolocalisé de ces capteurs et appareils connectés et travaille à les rendre visibles sur une carte. « Souvent, ce sont les gens qui nous écrivent pour nous dire “hey, j’ai un capteur d’inondation, comment se fait-il qu’il ne figure pas dans votre inventaire ?”. »
A la différence d’un travail d’indexation de moteur de recherche sur le Web, les datas des capteurs ne sont pas du tout équivalentes. Chaque objet connecté peut avoir sa propre façon de relever les données et de les transmettre – ou pas. Question de dialogue et d’interopérabilité. Pour faire face à ce casse-tête, Thingful va développer un standard pour indexer et connecter les objets connectés, le PAS 2012 ou Hypercat.
Avec Datapipes, qui devrait bientôt sortir de sa bêtaversion, Thingful fait un pas de plus vers le moteur de recherche, grâce à son thésaurus compilé d’objets connectés entrés sous diverses appellations. « Pour les vélos par exemple, détaille Usman Haque, on utilise le terme shared bike en Angleterre et bicicletas en Espagne, quand en France on évoque la disponibilité des vélos… Autant d’entrées à des données qu’on ne peut pas trouver sans savoir comment les appeler… » Si un Espagnol entre le mot « bicicletas » dans la base de données d’un IoT dédié au vélo à Venise, il ne pourra pas accéder aux données des vélos partagés en Italie, puisque le terme entré dans la base de données locale n’est pas le même ! Datapipes sait non seulement faire le lien mais aussi des recommandations (comme lorsqu’on se trompe d’orthographe dans Google et qu’il propose « Essayez avec cette orthographe »). Et Usman Haque ajoute : « Les capteurs de qualité de l’air sont par exemple souvent associés à un capteur de température. On proposera donc aussi ces données à l’utilisateur. »
Animaux pucés, tremblements de terre et arrêts de bus
Thingful revendique des millions de datas. Mais de quoi parle-t-on vraiment ? « Il y a vraiment une très large diversité “d’objets” connectés. Il s’agit essentiellement de capteurs géolocalisés qui génèrent des séries de données chronologiques », définit Usman Haque. En pratique, beaucoup de données environnementales : hauteur des rivières et détecteurs d’inondations, données météo et sismographiques, capteurs de radiation. S’y ajoutent les datas du mobilier urbain connecté comme les points de charge pour véhicules électriques ou les balises de vélos partagés ; celles des transports, avec des arrêts de bus connectés ou des véhicules connectés ; l’énergie, avec les données de consommation (coucou Linky) ; mais aussi celles des animaux, comme des tortues ou des poissons ; des bouées marines… Seule la santé est peu concernée, « les données ne sont pas accessibles au public », justifie-t-il – pas encore ?
A qui donner l’accès, et quand?
En plus de répertorier les objets connectés (mais pas de les centraliser, insiste Haque), Thingful permet d’établir un cadre pour leurs échanges. « La promesse de l’Internet des objets est que chaque objet pourra parler à tous les autres, pose le designer. Pourtant en pratique, très peu parlent entre eux et trouver quelles conversations ont de la valeur est une proposition technique très complexe. » Prenez un moniteur cardiaque par exemple, illustre-t-il : vous voudrez sans doute que votre docteur ait accès en temps réel aux données mais pas votre famille, pour éviter de les alerter. Peut-être serez-vous d’accord pour monnayer un accès à ces données à des entreprises, mais seulement à certains moments de la journée. « A chaque scénario, le flux de données est très différent. »
Ce partage « à la carte » est l’une des fondations du réseau. Ce que Haque appelle l’entitlement (admissibilité ou droit, en français). En effet, comme la plupart des objets connectés sont privés, avant de répertorier un objet, il faut obtenir le consentement de son propriétaire. « Il peut décider de ne donner l’accès qu’à sa grand-mère ou seulement à des chercheurs. Il peut choisir de se rendre visible mais d’interdire l’accès aux données générées. Il peut choisir de ne donner accès qu’à une moyenne de ses données, et avec un temps de latence. »
Croiser les datas pour redonner le contrôle
Pour trouver des applications concrètes à son moteur de recherche, Thingful participe à plusieurs projets d’envergure européenne : Grow, pour surveiller les sols à travers l’Europe, Decode, dont le but est de redonner le contrôle de ses données aux citoyens, ou encore CCAV, le centre pour les véhicules autonomes et connectés.
Le modèle économique, lui, est plus difficile à trouver. « Nous ne croyons plus que les données peuvent être vendues », explique Haque, qui, après avoir exploré (et abandonné) la piste de la blockchain et des microtransactions, tente d’affirmer sa valeur en tant que médiateur.
Usman Haque le reconnaît volontiers : l’Internet des objets, et son pendant smart city, ont plus souvent déçu qu’été porteurs de promesses. « Une grande partie de l’IoT a tendance à tirer vers une infrastructure de surveillance, notamment ces objets connectés qui génèrent des datas et les envoient vers une base de données mystérieuse de la Silicon Valley », admet-il en pleine affaire Cambridge Analytica.