Le néo-luddisme, maladie infantile de la critique des technologies?
Publié le 28 novembre 2017 par Ewen Chardronnet
Casser la machine. Lutter contre la technologie. Les auteurs de l’incendie de la Casemate à Grenoble se réclament d’un antitechnologisme radical. Rappel de précédents historiques.
L’incendie de la Casemate a eu lieu à Grenoble, région historiquement marquée par des luttes similaires. Mais l’usage que les auteurs de l’incendie font de la violence a moins de pertinence quant à la cible choisie et de brio intellectuel quant aux arguments avancés que ses prédécesseurs…
C’est à Grenoble que s’est implanté en 2006 le pôle micro- et nano-technologique Minatec, cible d’une critique constante depuis lors. Comme en témoigne le travail théorique et radical produit depuis une dizaine d’années par le groupe Pièces et main d’œuvre qui se présente comme un « atelier de bricolage pour la construction d’un esprit critique à Grenoble ». Mais dans l’histoire de l’incendie du fablab de la Casemate, nous sommes loin des essais philosophiques de Pièces et main d’œuvre. Leurs auteurs ne craignent visiblement pas la prison : « Cette dernière nuit nous brûlions la Casemate, demain ce sera autre chose et nos vies seront trop courtes, qu’on soit en taule ou à l’air libre, pour que tout ce que nous haïssons se consume. »
L’affaire pourrait avoir pour conséquence une « tarnacisation » du milieu militant antitechnologique grenoblois, que les médias comme les autorités auront vite fait de caractériser de manière indifférenciée comme une « mouvance d’ultragauche ».
Des luddites aux canuts
La révolte contre la machine est plus ancienne, et implantée à Lyon. Le métier à tisser Jacquard fut une cause majeure des révoltes des luddites (1811-1812) en Grande-Bretagne et des canuts (1831-1834) à Lyon, où les tisserands cassèrent les métiers à tisser, un phénomène nouveau qui marqua l’histoire.
Avec l’introduction de ces métiers Jacquard à cartes perforées (les débuts de la machine à commande numérique), les tâches qui devaient auparavant être réalisées par les femmes ou les enfants devenaient automatisées. Leur introduction engendrait une forme de dumping social et une déstabilisation des prix par les négociants, détruisant l’équilibre familial de l’économie domestique d’atelier qui prévalait jusqu’alors.
En réponse, les canuts se mirent à créer des sociétés de secours mutuel, un mouvement qui mènera à la naissance du mutualisme et de la presse ouvrière. Et aux moments les plus tendus du conflit, ils détruisirent leurs machines. Mais c’étaient alors leurs propres outils de travail qu’ils détruisaient.
L’industrialisation et les luttes ouvrières engendreront quelques années plus tard le mouvement anglais des coopératives Arts & Crafts, qui émettaient de grands doutes sur le coût humain de la révolution industrielle et prônaient le retour à l’atelier artisanal.
En Inde, ces méthodes luddites anglaises ont été adaptées localement avec le mouvement Swadeshi qui prôna au tout début du XXème siècle de brûler les vêtements issus des manufactures de textile anglaises comme mode d’action contre le colonialisme et le dumping social. Un premier pas vers la réappropriation des moyens de production. Fidèle à ses principes de non-violence et de frugalité, inspiré par les théories du mouvement Arts & Crafts, Gandhi prônera ensuite la fabrication de ses propres saris pour lutter contre l’import forcé des produits industriels des manufactures textiles britanniques.
Clodo: Comité pour la liquidation ou le détournement des ordinateurs
Le mode opératoire du groupe de Grenoble n’est pas non plus sans faire penser aux actions du Clodo (Comité pour la liquidation ou le détournement des ordinateurs) qui revendiqua les incendies de locaux de diverses entreprises informatiques dans la région toulousaine entre 1980 et 1983. Mais si les membres du Clodo n’ont jamais été retrouvés, ils ne s’en prenaient pas à des espaces coopératifs du modélisme ou de l’artisanat informatique, mais à des usines de fabrication de composants ou d’ordinateurs. Et dans Clodo, il y a le terme détournement, que revendiquent aujourd’hui certains hackers et les militants de la Souveraineté technologique.
Destruction de borne biométrique
En 2006 se tenait le procès de trois jeunes gens accusés d’avoir détruit à coups de marteau deux bornes biométriques à la cantine du lycée de Gif-sur-Yvette le 17 novembre 2005. La philosophe Célia Izoard, qui faisait partie du groupe et dont la traduction du livre de Keeanga-Yamahtta Taylor Black Lives Matter : le renouveau de la révolte noire américaine vient de paraître, a longtemps été en première ligne des luttes contre les abus des technologies numériques et la généralisation de l’informatisation. Elle écrivait dans Planète Laboratoire en 2011, en conclusion d’un article sur le Clodo : « Contester l’informatisation, même dans ses effets les plus patents comme les licenciements massifs qu’elle permet, revient nécessairement à critiquer la production capitaliste et la croissance. Chose que, dans les années 1980 comme aujourd’hui, la classe politique ne peut pas se permettre. La confusion savamment entretenue entre prouesse technologique et progrès social est également un verrou idéologique puissant, qui fait de toute remise en cause des gadgets que nous utilisons, à la maison ou au travail, de gré ou de force, une atteinte aux bonnes mœurs politiques – comme si la liberté et la démocratie étaient indissociablement attelées au TGV et à l’ordinateur personnel… C’est ce qui explique que la critique de l’informatisation se soit vite retranchée dans une dénonciation plus convenue de la surveillance et du fichage, au point même de s’enfermer – c’est le cas aujourd’hui – dans des contradictions indépassables, puisqu’elle va de pair avec un plébiscite d’internet et des nouvelles technologies, dont tous les usages, même les plus “démocratiques”, concourent directement à cette collecte d’informations. »
La technologie n’est décidément pas neutre.
Lire notre article sur l’incendie du fablab de la Casemate