Chronique de makers-farmers en formation (3)
Publié le 21 novembre 2017 par Alexis Rowell
Pour que sa microferme devienne réalité, Alexis s’est formé en permaculture à la ferme normande du Bec Hellouin. Il en a profité pour demander à ses fondateurs, Perrine et Charles Hervé-Gruyer, de raconter leur expérience.
Perrine et Charles Hervé-Gruyer ont décidé de passer à l’agriculture à faible impact en 2006. L’initiation a été longue et délicate : lui était marin, elle avocate en droit international, leurs efforts pour faire pousser fruits et légumes sans tracteur ni engrais ont le plus souvent été moqués. Aujourd’hui, leur ferme du Bec Hellouin en Normandie est un des centres de permaculture les plus importants en France. Les chercheurs s’y intéressent et leur école en permaculture y forme les « agriculteurs de demain ».
Une étude menée par l’Inra (l’Institut national de la recherche agronomique) de 2011 à 2015 a même prouvé que le modèle était économiquement viable. « 1.000m2 dégagent un revenu horaire variant de 5,40€ à 9,50€ », soit un revenu agricole net mensuel de « 900€ à 1.570€ suivant le niveau d’investissement », qui « apparaît tout à fait acceptable, voire supérieur, au regard des références couramment admises en maraîchage biologique diversifié ».
C’est pourquoi on a décidé d’y suivre une formation, histoire d’accélérer notre transition en makers-farmers permacultivateurs pour La Grande Raisandière, la future ferme en permaculture que nous projetons de mettre en place dans le Perche. L’occasion de les faire parler de leur expérience.
Qu’est-ce qui vous a poussés à devenir agriculteurs?
Charles: J’ai toujours rêvé d’être paysan. Comme j’étais parisien, tout le monde me disait “mais non les petits Parisiens peuvent pas devenir paysans”. A défaut, je suis devenu marin. Avec mon bateau-école, on a partagé la vie de beaucoup de communautés paysannes, dans les pays du sud plutôt. J’étais presque jaloux de leur intimité avec la nature. Et on avait aussi le désir de faire quelque chose pour la planète et pour l’humanité sans se prendre trop au sérieux.
Perrine: On a opéré notre transition personnelle et familiale ensemble. La première porte par laquelle on est entrés était celle de l’autosuffisance. Ça me plaisait beaucoup de produire la nourriture, les produits d’entretien, des cosmétiques, les produits d’hygiène pour une famille de deux enfants (maintenant quatre). Quand en 2006, Charles me dit qu’il a vraiment envie de travailler la terre, je me suis dit c’est une lubie, ça va lui passer… Je ne m’y voyais pas. Il a persévéré. Je lui ai quand même donné un petit coup de main. Et du petit coup de main, on est passés à l’investissement total sans que je sois épanouie au départ. Certes, on était en agriculture biologique, certes, on était en traction animale, mais ça manquait de sens pour moi. De 2006 à 2008, c’était cahin-caha, en 2008, au hasard d’un e-mail, on découvre la permaculture. Ça réconciliait notre envie d’engagement à 100%.
Il n’y a pas beaucoup d’agriculteurs aussi engagés que vous. Toi, Perrine, tu es même devenue élue locale.
C.: J’ai eu beaucoup de mal à trouver ma place. J’adore explorer des territoires pas encore trop fréquentés, mais pour moi l’aventure n’a de sens que si elle est partagée. Et avec la ferme, c’est ce qu’on a fait. On ne s’est jamais réveillés un matin en se disant “on va vendre, on va faire une ferme innovante, on va faire des formations, on va communiquer auprès des médias, on va faire des recherches scientifiques”.
P.: On n’est pas du genre à aller faire une manifestation ; la manifestation, on la fait ici. Pendant des années, on n’a pas mis le nez dehors. On a longtemps oublié de se mêler à la communauté. Ce message qu’on porte, on ne voulait pas le déclamer. Même mon expérience politique, je n’en aurais pas fait carrière, ce qui m’amuse c’est de faire bouger les lignes ponctuellement.
C.: J’ai toujours cherché à vivre mes rêves et le fait de les vivre, ça a été chouette pour moi et aussi positif pour d’autres. Comme dit un copain maraîcher : “Les utopies c’est comme les épinards, ça réduit beaucoup, donc il faut en mettre beaucoup dans sa vie” !
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris depuis le début de cette aventure à la ferme?
P.: L’impact qu’a le projet… Il y a quelque temps encore, j’aurais dit qu’il était surévalué. Parce que, au quotidien, nous sommes dans le côté difficile. On gère une équipe, ils ont beau être formidables, ça n’est pas facile tous les jours. On gère des jardins ; on a été éloignés des jardins à un moment donné pour gérer tout le reste et c’était difficile de lutter contre la dispersion qui était un piège à chaque moment. Mais quand on voit les gens qui viennent en formation comme ils repartent boostés et comme ils nous boostent nous… mon mandat aussi, le fait de porter notre parole un petit peu plus loin avec la médiatisation. Quand on voit les projets qui commencent à émerger à droite à gauche, on se dit que ça aurait été dommage de ne pas le faire.
Et toi, Charles?
C.: Je trouve ça surprenant aussi. Ce qui me frappe aussi, c’est l’évolution si rapide de la nature autour de nous. On est partis d’un milieu où la terre était très pauvre, il y avait juste de l’herbe, et la nature a très vite répondu à notre intention. On cherchait à mettre notre intelligence d’êtres humains au service de l’épanouissement de la nature et c’est comme si l’énergie de la nature et notre énergie convergeaient vers plus de luxuriance, plus d’abondance, plus de vie. Malgré notre inexpérience, cette ferme s’est transformée en à peine dix ans d’un champ tout nu en une sorte d’éco-agro-système très riche qui surprend aussi les scientifiques. Cette capacité de réparation de la planète plus rapide que ce qu’on pourrait croire à la lecture des seuls rapports scientifiques, ça donne beaucoup d’espoir pour les générations à venir.
Avez-vous créé une communauté autour de la ferme du Bec Hellouin?
P.: A l’échelle du village, il y a une communauté. Rares sont les gens qui ne nous connaissent pas. Ils savent maintenant ce qu’on fait. On est là, on fait partie du paysage. Et au fur et à mesure des années, la confiance s’installe. Je suis au conseil municipal maintenant. Ce sont eux qui sont venus me chercher pour être conseillère régionale. Au départ, ils nous voyaient un petit peu comme des Parisiens. Ils avaient compris qu’il y avait une ferme mais ce n’était pas évident le bio quand on a commencé ici, c’était prfouuu !!! Quand on faisait les premiers marchés, les petits papys disaient “mais moi le bio ça me rend malade” ou “c’est un truc de bobo”. Maintenant, au niveau du village, c’est gagné, ils voient qu’on crée de la dynamique économique. Ils étaient terrorisés quand on a annoncé au conseil municipal qu’on allait réduire en 2018 le nombre de visites guidées, parce qu’on fait vivre bon nombre de personnes autour. Pourquoi le village passe à la télé ? C’est pour la ferme bio comme ils disent.
C.: La mairie a toujours dit oui à nos projets, donc premier point : on ne se fait pas rejeter. Deuxièmement, tu peux faire le plus beau paysage comestible du monde, si tu ne crées pas une structure de liens sociaux, de valeurs partagées, ça ne vaut pas grand-chose. L’un ne va pas sans l’autre. C’est vrai que la ferme a un impact économique important. Quand on est arrivés, l’abbaye était le troisième site touristique du département. Maintenant l’office de tourisme reçoit plus de demandes pour la ferme que pour l’abbaye.
Quel type de partenariats avez-vous créés à travers votre travail à la ferme?
C.: On est souvent sollicités pour participer à des colloques ou des conférences. On a beaucoup de liens avec les institutions scientifiques ou universitaires. C’est incroyable qu’une toute petite ferme familiale puisse créer autant de liens avec tant d’institutions ! On ne l’a pas cherché mais c’est plutôt réjouissant. Nos institutions sont beaucoup plus capables de bouger qu’on ne le croie. Par exemple, au moment de la COP21, la femme de Laurent Fabius est venue nous demander de créer un potager permaculturel pour le ministère des Affaires étrangères.
Quels ont été les hauts et les bas?
P.: Les très bas, c’était le début, les erreurs techniques, les engueulades, le doute. Il fallait faire tout en même temps. Il fallait construire notre couple, notre famille, changer de métier, créer la ferme. C’était un peu violent, mais c’était un voyage initiatique aussi. La peur de ne pas s’en sortir financièrement : jamais de ma vie auparavant, je n’avais dû regarder à la fin du mois attentivement mon relevé bancaire. Et puis les réglages de couple ne sont pas simples. Les hauts : la famille, la ferme, la construction de notre cocon. Et puis la découverte de la magie de la nature et les animaux. Et le fait qu’on s’en est sortis malgré tout…
C.: On s’est beaucoup engueulés pendant 13 ans mais ça va très bien depuis deux semaines ! [Tout le monde rit !] C’est extrêmement intense. C’est comme un bateau. Quand tu galères, tu galères vraiment beaucoup. Mais quand c’est bien, c’est juste génial. On travaille le jour, on travaille la nuit, on travaille le week-end, on donne tout, mais il y a quelque chose qui tient la route. On a failli négliger nos enfants… Mais vu l’état de la planète, on est tous les deux d’accord qu’on a un devoir d’engagement.
Votre livre «Permaculture : Guérir la terre, nourrir les hommes» a été publié en plusieurs langues. Ça vous a surpris?
C.: Ça nous a étonnés quand les Américains ont acheté les droits internationaux. Ça va être publié même en chinois ! Nous sommes une petite ferme en Normandie mais on va être lus par des petits agriculteurs en Californie et en Chine ! A vrai dire, nous avons retardé le livre pendant des années. Il n’y avait pas de livre en français sur la permaculture quand on nous a demandé de l’écrire. Mais on voulait attendre les résultats de notre étude technique, avoir la certitude que c’était viable d’un point de vue économique. Donc on a attendu quatre ans. C’est une belle surprise de voir que ce livre peut inspirer les gens partout dans le monde.
Avez-vous quelques conseils pour les débutants de microferme?
C.: “Small is beautiful.” Faire tout petit mais très soigné. Le gros piège, c’est de voir toujours trop grand.
P.: Il faut prendre le temps de se convaincre ou de se tester au métier, de mettre les mains dans la terre et de vraiment voir ce dont il s’agit. Il y a beaucoup de fantasme autour de ces projets mais il y a aussi une réalité qui est difficile. Prendre le temps de la transition.
C.: Plus le projet est fou, plus il faut le réaliser sérieusement. Notre projet est fou mais on est extrêmement sérieux et pragmatiques au quotidien.
Comment envisagez-vous votre avenir?
C.: Si l’on veut rester cohérent, il faut qu’on revienne dans le jardin. Il vaut mieux sortir un livre tous les quatre ans que d’accueillir des milliers de gens tout le temps et ne jamais plus être dans le jardin. Donc l’équipe diminue : on a fait le choix de ne pas remplacer ceux qui partent. Perrine se charge des arbres, des buissons et des animaux à plumes (canards, poules) et moi je m’occupe des légumes et des animaux à poils (chevaux, moutons, âne).
J’ai une passion aussi pour l’artisanat. C’est ce que je fais les week-ends. Il y a une connivence évidente entre cultiver à la main dans une logique bio-inspirée, permaculturelle, et travailler les ressources vivantes et renouvelables de notre petit territoire, fabriquer des paniers, travailler le bois, construire des bâtiments avec du bois local, travailler à la forge. C’est ça l’avenir. Quand le monde industriel sera bien effondré, le monde sera plein de petites fermes et d’ateliers d’artisans. Ça ne sera pas un retour au monde avant l’industriel, ça sera post-industriel, mais qu’est-ce qu’on va s’éclater !
Introduction à la permaculture, par l’Ecole de permaculture du Bec Hellouin (2016):
L’avenir de l’agriculture, c’est la petite ferme en permaculture ou la grande ferme conventionnelle de plus en plus mécanisée?
P.: Ce n’est pas les grands contre les petits. Je ne suis pas contre les grandes exploitations en soi. Je n’ai absolument aucun problème avec un grand tracteur, un bon moteur qui ne pollue pas, avec des semis sous couvert et une gestion holistique de l’exploitation et des cultures.
C.: On n’est pas contre les gens, on cherche juste à vivre notre rêve. Et notre rêve, c’est un beau monde avec de belles choses à manger. Actuellement, 80% des fermes dans le monde travaillent totalement à la main. Ce que nous faisons ici, une toute petite ferme non mécanisée, nous sommes déjà un milliard à le faire. Ce qui est peut-être novateur ici, c’est que l’on cherche vraiment à prendre la nature comme modèle et à s’inspirer des dernières découvertes scientifiques sur son fonctionnement. Il y a une potentialité inimaginable le jour où ces techniques très simples bio-inspirées commenceront à essaimer auprès de ce milliard de paysans. Chacune de ces petites fermes peut devenir un puits de carbone, une oasis de biodiversité, un lieu où on recrée du sol, de l’abondance pour les communautés locales.
P.: Et un vecteur de sécurité géopolitique.
C.: Oui, la sécurité alimentaire, c’est la stabilité pour les sociétés car elles ne dépendent pas des ressources mondialisées, et donc c’est un vecteur de paix. Et si cette approche bio-inspirée, qui recrée de l’abondance en s’inspirant de la nature, essaime rapidement, le scénario catastrophique pourrait être évité. Rien que l’espoir d’y contribuer dans cette minuscule ferme du Bec Hellouin nous donne une énergie incroyable.
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Plus d’infos sur le site de La Grande Raisandière et sur le site de la ferme du Bec Hellouin