Time’s Up: de la flibuste au commerce équitable (2/2)
Publié le 20 décembre 2016 par Ewen Chardronnet
Deuxième partie de notre entretien avec le collectif Time’s Up de Linz sur son enquête à flot sur les pratiques du commerce équitable à la voile. Panorama du Danube à l’Afrique, des Caraïbes à la Bretagne et la mer d’Irlande.
Après être revenus sur vingt ans d’investigations et d’expérimentations d’objets flottants non-identifiés sur les voies fluviales, le collectif d’artistes et activistes autrichien Time’s Up poursuit cette semaine pour Makery son état des lieux du transport de fret à la voile. Il nous explique comment leur visite aux fêtes maritimes de Brest et Douarnenez en juillet 2016 les a grandement inspirés. Bon vent !
Comment le mouvement du transport équitable se finance-t-il et reste-t-il indépendant?
Il y a une forte méfiance envers le système de financement de la culture, ou le financement en général. Fairtransport a en quelque sorte brûlé ses voiles au sein d’un projet de l’UE, tandis que l’initiative Feral Trade fonctionne sans financement externe. L’objectif de nombreux opérateurs au sein de la communauté du fret à voile est certainement celui de l’indépendance et de l’interdépendance, mais pas de la dépendance à l’égard d’un organisme de financement important et puissant. Le groupe Fairtransport a choisi le développement de multiples petites entreprises, avec une société mère, une compagnie maritime, une société de rhum et deux sociétés qui gèrent chacun un navire, ainsi que d’autres entreprises qui utilisent le nom Tres Hombres, comme pour le chocolat par exemple. Un écosystème d’entreprises, assez petites pour être agiles, assez grandes pour fonctionner, pas trop grandes pour ne pas échouer.
Le rhum Tres Hombres fabriqué aux Antilles et transporté à la voile:
Le groupe Fairtransport aide aussi les membres d’équipage à suivre les cours de l’école de voile EZS (Enkhuizer Zeevaartschool), encourageant ainsi l’apparition de navigateurs compétents qui peuvent étendre le réseau. Cela permet de bien se démarquer des modalités actuelles de commerce : l’expansion pour elle-même, le profit comme seule directive, la croissance à tout prix. Peut-être que ces compagnies de fret à voile sont non seulement bonnes pour les océans, mais bonnes pour le commerce et la façon dont nous organisons les échanges. Le commerce, fait correctement et non pas comme une sorte d’extraction coloniale, est peut-être le lubrifiant social le plus efficace et durable que nous ayons. Pas le commerce de parts de marché et de perceptions boursières, mais de l’échange de valeur entre égaux.
Le plan en plusieurs étapes de Fair Winds Trading Company s’inscrit précisément dans cette idée d’un réseau de partenaires commerciaux. La fondatrice Madadh MacLaine a développé un réseau personnel de connexions au sein des communautés de producteurs équitables en Casamance. En 2016, de grandes entreprises ont déclaré leur intérêt et plusieurs douzaines de kilogrammes d’huile de Touloucouma ont été livrés. Les prochaines étapes envisagent la livraison de plusieurs tonnes d’huile dont les bénéfices devraient être utilisés pour fournir des presses à huile dans la région de Casamance afin que la production puisse être contrôlée par les communautés plutôt que par les pouvoirs éloignés de Dakar.
Il est également très intéressant de voir l’émergence de transport de marchandises à voile le long de la côte ouest de l’Afrique. Un groupe informel de scientifiques et ingénieurs navals à qui nous avons parlé à Nantes se voyait bien soutenir une flottille de petits navires à voile, opérant le long des côtes de l’Afrique de l’Ouest et de l’Europe de l’Ouest. Pas de grands bateaux plein de rhum, mais des plus petits, transportant de l’huile, du poisson séché, ou toute autre cargaison nécessitant transport. Bien que n’étant pas situé sur le chemin embouteillé des bateaux gonflables qui accostent à Lampedusa, de tels navires, selon eux, pourraient maintenir un flux régulier de migration coloniale inverse, des Africains vers l’Europe, et créer un échange bilatéral réellement équitable.
Mais tous les acteurs de cet écosystème ne sont pas des navires?
Il y a des lobbyistes et des organisateurs tels que Kevin Alwright de l’International Windship Association et Robbert van Hasselt de Sail qui remuent ciel et terre pour soutenir le secteur du transport éolien. Les fournisseurs d’infrastructure et de soutien logistique jouent aussi un rôle important en ce moment, tels que Towt (Transoceanic Wind Transport) à Douarnenez. Le dernier jour des fêtes maritimes internationales de Brest 2016, j’ai eu le plaisir d’embarquer sur le Grayhound pour la traditionnelle transhumance des bateaux vers Douarnenez. Sur le bateau, il y avait les deux initiateurs de Towt, Guillaume Le Grand et Diana Mesa. Ils ont profité de cette occasion pour officialiser leur déménagement de Brest, une ville qui a pourtant une vénérable tradition maritime et un immense port de commerce, vers Douarnenez, à quelques dizaines de milles au sud. Cela fait déjà plusieurs années qu’ils utilisaient un petit entrepôt à Douarnenez comme point d’ancrage pour leur réseau. Ce réseau s’est étendu au fil des années et, en plus de travailler avec un certain nombre de navires français, ils collaborent aussi avec le Tres Hombres, le Grayhound, le Lun 2 et le Nordlys. La croissance continue de leur organisation nécessitait un soutien plus systématique, que ne leur offrent apparemment pas les infrastructures de la grande ville de Brest, mais qu’ils trouvent au Port Rhu de Douarnenez avec sa tradition de vieux gréements. Ainsi, l’entreprise entière, avec bureau, magasin et entrepôt, mais aussi leur maison, déménage à Douarnenez.
Est-il facile de démarrer une entreprise de transport équitable?
Dès les premières discussions sur les avantages et les inconvénients de la navigation propre, nous nous sommes posés très vite la question du démarrage d’une compagnie maritime sur le Danube. Nous avons d’abord pensé qu’il s’agissait d’une idée absurde et l’avons rapidement mise de côté. Mais une chose menant à une autre, de nouvelles discussions se sont tenues et nous avons fini par considérer que, au moins en principe, une compagnie maritime durable sur le Danube ne devait pas être considérée comme impossible. De là, la question s’est posée de comment y parvenir. En gros, il n’y a que deux options. Option 1 : le faire quoi qu’il arrive. Trouver un bateau, l’enregistrer en bateau de sport et commencer à transporter des choses. Si les contrebandiers le font, pourquoi pas nous ? Option 2 : le faire « proprement » et avec tous les papiers requis.
Une entreprise de transport maritime propre, durable dans tous les sens du terme, devrait prendre en compte divers facteurs : les émissions polluantes, les questions sociales, les questions d’énergie. Si l’on suit le livre Small Is Beautiful de Ernst Schumacher et les idées qui y sont formulées, la plus petite (et donc la plus belle) entreprise n’implique qu’une personne ou deux. Donc notre navire de transport devait être petit, pour être manipulé par une ou deux personnes. Nous avons pris un voilier de début des années 1960, pesant 500kg, et l’avons adapté pour le fret. Nous avons renforcé le plancher et les poutres de plancher et remplacé la voile par un puissant gréement aurique. Mais plus important encore, il s’est avéré nécessaire d’équiper notre bateau d’un système de propulsion de secours pour négocier la navigation dans les coins resserrés et les courants défavorables. Le Tres Hombres et le Nordlys luttent pour rester sans moteur, le Grayhound et l’Avontuur ont des moteurs de secours à bord. Chaque option a ses avantages. Comme nous ne traversons pas les océans, nous avons opté pour une solution très simple : la propulsion électrique. Pour le fret, nous avons eu des conversations avec un éditeur local pour livrer des bandes dessinées, avec une brasserie locale pour transporter une bière au gingembre et pensons à quelques autres pistes ouvertes.
La légende dit que le rhum Tres Hombres, vieilli par le roulis du transport à voile, est meilleur que les autres… Existe-t-il d’autres initiatives pirates?
Le monde du fret à la voile est, bien sûr, aussi un monde d’aventures. Charpentiers volontaires ou marins, buveurs de rhum ou caricaturistes apprécient le romantisme et l’aventure. Nous pouvons citer l’approche du projet Quetzal Shipping and Trading du village de Palnackie en Écosse de l’Ouest qui est très différente de celle des autres groupes que nous avons rencontrés. Il n’y a rien d’international, pas de rhums fins ou de chocolat équitable, pas de traditions maritimes. Le but de Quetzal, à ce stade, est de déplacer des choses. De répondre à toutes les demandes, si possible. Les membres ont l’expérience de transporter des chevaux, de construire des navires, de conduire et de réparer des camions, de construire des maisons et d’être généralement utiles dans leurs communautés. Un cas concret concerne les fournisseurs locaux de matériel et d’aliments pour animaux qui ont besoin de livrer l’île de Man. Parce qu’il n’y a pas de liaison maritime depuis l’Écosse, tout doit passer par Liverpool, ce qui fait un long détour. Donc Quetzal se propose de transporter ces marchandises. À bon marché, et avec un peu d’aventure en prime, et dans de petites embarcations qui tirent avantage du vent et de la marée du Solway Firth. Le voyage de retour de l’île de Man est utilisé pour rapporter des productions des petites brasseries de l’île à certains pubs locaux.
Les communautés sont donc au cœur des projets?
Faisant écho aux paroles de Carlo Petrini, le fondateur du mouvement Slow Food, qui apparemment voulait être marin ou berger, certains cherchent à trouver des endroits pour s’installer. Comme Towt qui a consolidé son attache à Douarnenez, les skippers du Grayhound ont acheté un petit corps de ferme et un grand jardin à proximité. D’autres personnes de Fairtransport et New Dawn Traders réfléchissent aux possibilités de s’installer, au moins pour une partie de l’année.
Lors de la réunion de la Sailing Cargo Alliance, un groupe informel d’acteurs du fret à la voile, de marchands sauvages, de militants et d’organisateurs d’évènements, qui s’est tenue près de Douarnenez début novembre 2016, les participants ont exprimé le désir de lieux stables pour vivre et organiser l’approvisionnement. Ce qui a vite pris la forme d’idées d’éco-villages inspirés de la permaculture le long des côtes de l’Europe et des Caraïbes. On peut citer l’exemple du bateau Ceiba au Costa Rica qui prévoit de construire un navire mais a d’abord commencé par planter des arbres pour aider l’écosystème local. L’un des drapeaux que nous avons vus pendant notre résidence mobile était le multi-drapeau celtique, combinant les drapeaux de diverses nations celtiques, de l’Écosse, en passant par le Pays de Galles, la Bretagne et jusqu’à la Galice. Peut-être qu’un Etat voilier celtique, maritime, transnational et permaculturel est en train de naître.
Présentation du projet autour du bateau Ceiba au Costa-Rica:
Vous évoquez la tradition des Onion Johnnies de Roscoff dans le Finistère qui transportaient leurs oignons à la voile et à vélo jusqu’à Londres. Certaines personnes font revivre cette tradition pendant leurs vacances d’hiver.
Quelle chose merveilleuse ! J’attends avec impatience de rencontrer de véritables Johnnies. On nous répète sans cesse que l’âge de la sécurité de l’emploi est terminé, qu’il n’y a d’autre option que l’apprentissage tout au long de la vie et les emplois précaires. Alors pourquoi ne pas passer ses vacances à travailler ?
Cela vient également nourrir l’ensemble de la question des réseaux commerciaux pan-celtiques. La Bretagne est vraiment le premier et le meilleur port d’escale. Si vous êtes intéressé par les questions de transport, alors les trains et les camions au sein de l’UE sont probablement plus propres que les navires porte-conteneurs exhalant leur fumée noire chargée de soufre. Donc accoster en Bretagne et organiser la distribution à partir de là, que ce soit par route, rail ou canal, semble la meilleure option.
Avec le succès encourageant de Towt à Douarnenez, la communauté du commerce équitable à la voile semble se développer en Bretagne.
Peut-être est-ce en effet un bon endroit pour penser la pluralité des contributions dans une communauté. Les fabricants de voiles et les constructeurs de bateaux font évidemment partie de l’équipage à terre, mais il en est de même pour les agriculteurs et les autres fournisseurs, pour les courtiers de fret et les gens qui conçoivent des logiciels pour optimiser le transbordement, la logistique des cargaisons. Ensuite, il y a toute l’infrastructure des pronostics météo, et le champ émergent de la planification des navigations, ce qu’on appelle le routage météo, où il est utile de prêter attention aux modèles météo probables et comment ils aideront à faire arriver les cargaisons à bon port plus efficacement. C’est déjà utilisé par l’industrie du fret à carburant, afin de minimiser les coûts de carburant ou la navigation avec vent de face, ou par des gens comme Ellen McArthur qui font le tour du monde à la voile comme des fusées. Cela nous ramène à Sailing for Geeks, car trop de personnes de la communauté sont férocement anti-tech. Des personnes douées en open source et conscientes des problématiques de genre seraient plus que bienvenues.
Quels sont vos projets futurs?
Nous menons une série d’ateliers à Malte en ce moment, Presents of the Future, dans le cadre de la présidence maltaise du Conseil de l’Union européenne en 2017. Qui sait, peut-être ce projet impliquera-t-il des aventures maritimes entre Malte et Lampedusa, la Tunisie et la Sicile !
Le site de Time’s Up et celui de Towt
Retrouvez la première partie de cet entretien