Les espèces d’espaces d’Internet selon Louise Drulhe
Publié le 21 mai 2016 par Annick Rivoire
«L’Atlas critique d’Internet» de Louise Drulhe est à la fois un site internet, un livre aux formats in(dé)finis et une exposition à la Paillasse. Ce prototype de «design fluide» pose la question de l’architecture du contrôle à l’ère des réseaux.
« Nous construisons nos outils puis ce sont eux qui nous construisent » écrivait Marshall McLuhan. Nous avons construit l’Internet comme un outil a-centré et pourtant nous voilà dominés par les Gafa… C’est ce constat que Louise Drulhe, 25 ans, a tiré de deux ans d’immersion dans un espace qui n’en est pas un, l’Internet, envisagé sous l’angle de l’architecture du contrôle et de la représentation graphique de l’information. Fraîchement diplômée des Arts décoratifs à Paris, elle entame une résidence de trois mois avec micro-expo à la Paillasse, le biohacklab parisien, pour continuer à creuser « une topographie de l’espace d’Internet ».
Avec l’Atlas critique d’Internet, Louise Drulhe a développé une plateforme de publication aux infinies possibilités, partant du principe que sur l’Internet, la question du format est ingérable (une même page peut s’afficher sur l’écran d’un téléphone mobile comme sur celui d’un 24 pouces). Son Atlas critique d’Internet est donc un livre constamment reconfiguré et configurable à l’envi par le récepteur. Un prototype d’édition « responsive » – elle parle de « responsive print » – comme on le dit du design d’un site web qui s’adapte en fonction du support de lecture de l’internaute.
«Les sites web possèdent par défaut une infinité d’affichages écran, j’ai poussé cette idée en créant un livre ayant une multitude de formats. “L’Atlas d’internet” est une substance insaisissable, il est le code informatique unique (fait de HTML, CSS et JS), qui possède une infinité d’affichages à travers différents formats: de l’écran au papier à l’espace de l’exposition.»
Louise Drulhe
L’Atlas critique d’Internet est un objet protéiforme étrange qui s’attaque par la face Nord à la question épineuse de l’architecture du contrôle. L’Internet est un espace hybride : d’un côté, le réseau des réseaux constitué d’un maelström de câbles et serveurs, d’ordinateurs, de satellites et de petits paquets d’information, de l’autre, un espace « virtuel » au poids plus que réel dans l’économie ou la politique par exemple.
Design fluide
Louise Drulhe a d’abord cherché à en savoir plus sur le « design fluide », cette « mutation du rapport entre le design graphique et l’espace ». « Je m’attendais à trouver plein de textes sur le sujet, explique-t-elle, mais à part Boris Beaude dans Internet : changer l’espace, changer la société, on trouve très peu d’écrits qui utilisent une lecture spatiale de l’espace d’Internet comme outil d’analyse socio-politique. » Louise a donc entamé un travail (couronné d’un diplôme avec félicitations du jury) sur 15 hypothèses de spatialisation d’internet (« comme une scientifique », dit-elle), où l’Internet est un point, un relief dirigé, un cône… Soit « une série de réflexions sur la représentation et la cartographie de l’espace d’Internet » pour montrer son évolution, depuis un modèle décentralisé et démocratique (chacun est potentiellement aussi bien émetteur que récepteur) jusqu’aux Gafa.
A l’aide de dessins, schémas, modélisations 3D, Louise décrypte les enjeux du contrôle sur le réseau des réseaux. Si la « distance est non pertinente », la représentation de l’Internet est figurée par un double cône elliptique, qui « permet de comprendre la centralité d’Internet : le haut du cône représente la convergence avec l’espace terrestre, le point central est celui du moteur de recherche (potentiellement, tout est à un clic sur Internet). Mais comme 90% des requêtes sont effectuées via Google en Europe, le point central, c’est Google qui occupe une place stratégique ».
Si l’Internet est un « relief dirigé », alors le poids des puissants (les Gafa) entraîne l’ensemble des éléments et courbe l’espace. Aux débuts d’Internet, les internautes publiaient des pages perso, aujourd’hui, ils passent par Facebook et consorts. Les Gafa ont « creusé la surface du Web entraînant sur leur pente un ensemble d’activités qui auraient pu rester indépendantes et décentralisées », explique Louise.
Autre hypothèse envisagée, « l’Internet est un réseau idiot » où l’intelligence est repoussée aux bords du réseau : quand l’information transite sur les ordinateurs au cœur d’Internet, ceux-ci ne font qu’un boulot sommaire, « idiot » donc. Cette hypothèse permet d’expliquer les enjeux de la neutralité du Net. Où l’égalité des transmissions est garantie par l’idiotie du réseau.
Aujourd’hui, Louise Drulhe entame une résidence de trois mois à la Paillasse. Elle y poursuivra sa recherche de spatialisation des enjeux du numérique. L’exposition (du 18 au 22 mai) montre les différents objets (écran, livre petit format, affiche, vidéo) et l’impeccable et glaçant docu-design autour de la blockchain. Où cette infrastructure nouvelle, bien que prometteuse, pourrait potentiellement se transformer en architecture du contrôle. La chaîne de blocs publique est encore décentralisée et démocratique. Mais qu’en est-il des blockchains privées ? Cette même architecture « rétablit un contrôle du haut vers le bas », « un système classique pyramidal », qui intéresse déjà les investisseurs et les banques, affirme la jeune designeuse.
«Blockchain, une architecture du contrôle», Louise Drulhe, mai 2016:
«L’Atlas critique d’Internet», exposition du 19 au 22 mai à la Paillasse