COP21: le premier vol de montgolfière zéro carbone
Publié le 30 novembre 2015 par Ewen Chardronnet
L’artiste Tomás Saraceno a réalisé dans le désert du Nouveau Mexique le tout premier vol humain en montgolfière aérosolaire zéro carbone. L’action Aerocene dénonce la pollution atmosphérique due au transport aérien et spatial. Et sera présentée à Paris pendant la COP21.
Désert de White Sands (Nouveau Mexique), envoyé spécial
On pouvait voir l’enthousiasme et la joie sur les visages des participants mobilisés par le commissaire Rob La Frenais et le Studio Tomás Saraceno pour une première mondiale, le 8 novembre 2015, dans le spectaculaire désert des White Sands. La première montgolfière aérosolaire jamais enregistrée a volé avec un passager trois heures durant sans toucher le sol, s’élevant dans le ciel bleu sans l’habituel brûleur, sa toile noire uniquement chauffée par la chaleur du soleil et les infrarouges réfléchis par les dunes blanches de ce désert unique.
Le challenge n’était pas gagné d’avance : ce ballon aérosolaire a besoin de soleil et du moins de vent possible pour flotter dans l’air. Les conditions météo la veille au soir étaient très ventées et nuageuses. Mais à l’aube du 8 novembre, une cinquantaine de personnes, pilotes et aérostiers, photographes et cameramen, tireurs de corde et lesteurs, cyclistes et équipe de rafraichissements, arrivaient dans le désert de sable blanc par un levé de soleil radieux dans un ciel sans nuage et sans un brin de vent.
En 360°, le vol Aerocene dans les White Sands le 8/11:
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D’origine italo-argentine, l’artiste a su transmettre son enthousiasme deux jours plus tôt lors d’une soirée célébrant les 10 ans du Rubin Center for the Visual Arts de l’université d’El Paso, co-organisateur du projet. L’art de Saraceno exprime une passion pour les architectures aériennes, villes utopiques suspendues, structures ludiques de filets en suspension. Ses installations gigantesques font penser à des toiles d’araignée à échelle humaine. Tomás Saraceno a d’ailleurs une vraie passion pour les araignées, travaillant avec elles depuis plusieurs années pour réaliser des œuvres, les faire jouer de la musique et s’en inspirer pour ses utopies aériennes. Lors de la présentation du projet, il insiste d’ailleurs sur la vie insoupçonnée de l’air de haute altitude et l’importance qu’a pour lui la co-évolution multi-espèces.
Alors que le soleil perce au-dessus des montagnes Sacramento, l’équipe réunie pour la première fois est tout ce qu’il y a de plus disciplinée. Tomás sait y faire : « Rob ! Danja ! Daniel ! Tom ! » peut-on l’entendre interpeller de sa voix déterminée les membres affairés de son studio.
Un site historique et symbolique
La zone choisie pour le lancement est à la limite du parc national et de la zone militaire de White Sands Missile Range. Un choix symbolique pour une action en faveur de la conscience climatique. Au nord de la zone sécurisée de White Sands se trouve en effet le point Trinity, le lieu où explosa la première bombe atomique en 1945. C’est cette même année qu’au sud des dunes blanches, le Jet Propulsion Laboratory lançait la première fusée aux limites de la stratosphère, quelques semaines avant que l’armée ne ramène les V2 nazis qui bombardèrent Londres en 1944. Cette zone allait rapidement devenir le lieu de développement et de tests intensifs de missiles, depuis les premiers missiles intercontinentaux à têtes nucléaires jusqu’aux premières fusées à étages.
Aujourd’hui, dans le débat agité de l’état d’urgence climatique, l’explosion de la première bombe atomique est envisagée comme marqueur possible du début de l’anthropocène, l’âge géologique où l’homme a commencé à avoir une influence irréversible sur son environnement. Quel meilleur message envoyer aux dirigeants mondiaux et à la COP21, la conférence sur les changements climatiques de Paris, qu’une action aérosolaire dans cet espace naturel si beau et cependant marqué par l’escalade militaire du XXème siècle ? Exactement soixante-dix ans après la bombe et la fusée, ce premier vol aérosolaire peut-il être un marqueur du début de l’aérocène ?
Space without Rockets
Avec cette action sous-titrée « Space without Rockets », Tomás Saraceno pose une question directe : en 2015, dans un contexte d’accélération rapide du changement climatique, comment pouvons-nous encore propulser des fusées dans l’espace en brûlant de grandes quantités d’hydrocarbures dans l’air ? Les fusées seraient-elles la seule manière d’y arriver ? Pour Tomás Saraceno, nous pouvons flotter dans l’espace avec des ballons, tandis que des stations spatiales aérosolaires planeraient dans la haute atmosphère. Il lance un appel mondial pour une réécriture de la loi sur l’air et l’avènement de l’aérocène, un âge qui protège l’air de la folie des humains.
L’action Space without Rockets souhaitait également diriger un regard critique international sur le tout nouveau Spaceport America situé à quelques encâblures du désert blanc. La nouvelle course pour les vols spatiaux commerciaux et le tourisme spatial soulève en effet certaines questions. L’aéroport est une nouvelle marque dans le territoire de la Jornada del Muerto, le chemin désertique historique entre le Mexique, El Paso et Santa Fe, et a été construit à l’initiative de Virgin Galactic, l’entreprise spatiale du flamboyant et démagogue milliardaire Richard Branson, qui veut envoyer ses homologues dans l’espace à bord de son SpaceShipTwo pour des tickets à 250 000 dollars.
Branson a fait construire avec l’autorisation de l’État du Nouveau Mexique un aéroport spatial censé accueillir stars d’Hollywood et autres cosmocrates de la planète dans un futur plus ou moins proche. Cette nouvelle industrie apporterait de l’emploi dans un État qui compte parmi les plus pauvres des États-Unis. Les habitants du Sierra County, le comté où est situé l’aéroport spatial, sont en droit de douter.
Le noir de carbone du tourisme spatial
La grande menace de la montée en puissance des voyages spatiaux vient du noir de carbone (ou noir thermique, noir de fourneau), un type de matière particulaire qui, répandue dans la stratosphère, y reste en suspension pendant des années, absorbant la lumière visible du soleil. Si le noir de carbone émis par le trafic aérien retombe au bout d’une dizaine de jours, lavé par les pluies, dans la stratosphère, il reste en orbite pour dix à vingt ans.
Une étude publiée conjointement en 2011 pour la Nasa par le Center for Launch Emissions Analysis and Research et le National Center for Atmospheric Research sur les conséquences d’une moyenne hypothétique de 1 000 vols par an (contre 70 à 100 fusées aujourd’hui) d’avions spatiaux de modèle Virgin au-dessus de White Sands établit que le noir de carbone émis dans la stratosphère absorberait 100 000 fois plus d’énergie que le CO2 émis par ces mêmes fusées.
Ces émissions pourraient modifier la circulation et la distribution de l’ozone atmosphérique mondiale. Les changements induits sur les équilibres climatiques pourraient augmenter les températures des surfaces polaires de 1°C et réduire la glace des mers polaires de 5 à 15 %. L’étude conclut qu’un développement de l’industrie du tourisme spatial sur la base des propergols utilisés actuellement pourrait fonctionner comme une expérience d’ingénierie climatique.
Le cynique Richard Branson lançait récemment un appel à s’enrichir dans la lutte contre le changement climatique. Mais s’il y a bien quelque chose à ne pas faire, c’est répandre du noir de carbone dans la stratosphère.
Territoire d’imagination
La montgolfière noire matérialise plus de dix années de recherche de Tomás Saraceno et son équipe sur les propriétés des matériaux, la thermodynamique et les sciences de l’atmosphère. A mesure que le soleil réchauffe l’air dans le ballon, les molécules d’air deviennent moins denses que celles de l’air extérieur, provoquant l’élévation du ballon sans nécessiter la combustion de propane ou l’utilisation de gaz plus légers que l’air tels que l’hélium ou l’hydrogène.
Le vol de ce ballon prototype était captif, c’est-à-dire toujours relié au sol par des cordes tenues par les mains bénévoles, les valves d’évacuation d’air pour le pilotage devant d’abord être testées avant d’envisager un vol plus ambitieux. Le geste radical consistait à faire s’élever une personne du sol par la seule puissance du soleil. Suspendue au ballon par un harnais de parachutiste, la première à s’envoler fut Marija Petrić Mikloušić, montgolfiériste croate ayant plus de 1 000 heures de vol à son actif. Au fur et à mesure que montait le soleil dans le ciel, Marija s’élevait d’abord par petits sauts, puis par des suspensions de plus en plus espacées, jusqu’à ces bonds lunaires de dunes en dunes.
Premiers pas dans le désert lunaire de White Sands (déplacez le curseur dans l’image pour activer la vue 360°) :
«It is amazing», Kerry Doyle, du Rubin Art Center, teste le ballon aérosolaire (déplacez le curseur dans l’image pour activer la vue 360°):
S’envoyer en l’air
Une petite dizaine de personnes ont pris la place de Marija pour s’envoyer en l’air. Le ballon ayant vite gagné en force, certains sont montés par les cordistes jusqu’à cinquante mètres, comme Nicola Triscott, directrice de l’agence art-sciences anglaise The Arts Catalyst, pratiquante confirmée de chute libre et de vol parabolique en apesanteur.
« Suspendue au-dessus du désert sous un vaste ballon solaire noir, je pouvais sentir le soleil brûlant mon visage, la brise légère me déplaçant en douceur, la force du ballon tirant vers le haut. Je regardais le désert blanc éclatant sous un ciel violemment bleu, puis les restes de végétation luttant dans ce paysage, et je sentais l’immédiateté de la possibilité de m’envoler haut et au hasard de la direction – et vers n’importe quelle frontière – où les éléments décideraient de m’envoyer, dans l’éventualité fortuite que mes collègues au sol décident de lâcher les deux cordes légères. Ce fut une expérience sensorielle intense qui m’a fait me sentir profondément vivante. »
Nicola Triscott, directrice de The Arts Catalyst
Avec le soleil de plus en plus ardent, les experts aérostiers décidèrent que le ballon était devenu trop puissant pour le garder sous contrôle de simples cordes. Marija reprit les commandes pour quelques tests de valves, puis le ballon fut progressivement vidé de son air brûlant. Au loin, un autre modèle, plus petit, apparaissait déjà dans le ciel. L’équipe de Saraceno en profitait pour tester d’autres sculptures aérosolaires, non dédiées à embarquer des humains.
Une légère brise d’utopie
Cette première signe le lancement de l’initiative internationale Aérocène, un projet collaboratif qui favorise les interactions collectives et disruptives dans le domaine des technologies spatiales alternatives et leur réappropriation. En s’inspirant de l’Association des astronautes autonomes de la fin des années 1990.
«Aérocène implique le lancement d’un mouvement mondial d’artistes-scientifiques-activistes qui travaillent de telle manière que l’imaginaire de l’espace devient une expansion de l’imaginaire social, proposant des alternatives aux intérêts commerciaux et étatiques traditionnels.»
Tomás Saraceno
Vue 360° du désert de White Sands à partir d’un ballon aérosolaire:
A terme, Aérocène organiserait le plus long vol zéro carburant d’un aérostat propulsé uniquement par la chaleur du soleil et le rayonnement infrarouge de la surface de la terre. Pour y parvenir, Saraceno et son équipe souhaitent constituer un réseau d’initiatives locales contribuant au passage du ballon-relais, l’occasion de rassembler montgolfiéristes, scientifiques, artistes, activistes, écologistes, hackers, makers et citoyens. Le respect des contraintes météo et la lenteur induite seraient ainsi les messagers de la sagesse de l’aérocène.
«En tant que sculpture avec un potentiel de recherche traduisant la recherche scientifique en une forme artistique, l’aérostat peut contribuer à la poursuite du dialogue entre l’art et la science et permettre d’imaginer de nouvelles manières de recueillir des données et diffuser de l’information.»
Tomás Saraceno, artiste
Le Studio Tomás Saraceno porte le message à Paris pour la COP21. D’abord en exposant des Montgolfières InfraRouges (MIR) développées en partenariat avec le Centre national d’études spatiales (CNES) dans l’exposition Solutions21 au Grand Palais du 4 au 10 décembre. Puis au Palais de Tokyo, pour un atelier Museo Aero Solar, son fameux projet de construction collaborative de ballons à base de sacs plastiques, et pour finir un colloque aérocène dimanche 6 décembre où les images de White Sands seront projetées.
Le site du Studio Tomás Saraceno
Le site de l’action Aerocene (lancement le 5/12). L’équipe Aérocène dédie l’action aux victimes du 13 novembre à Paris
Making of : Ewen Chardronnet, qui publiera en février 2016 Mojave Epiphanie (éditions Inculte) sur la fondation du Jet Propulsion Laboratory et la base de White Sands Missile Range, était invité à la conférence «Space without Rockets», avec le soutien de l’Institut français, dans le désert américain.