Marché noir des idées vertes au Musée de l’Homme
Publié le 24 novembre 2015 par Nicolas Barrial
Le Blackmarket est une performance à la frontière de l’art et de l’expérience média. L’édition parisienne a réuni le 21 novembre cinquante experts sur le thème de l’anthropocène au Musée de l’Homme. Chacun d’eux avait rendez-vous en tête-à-tête avec le public.
Samedi 21 novembre, vers 18h30, une foule bravait le froid devant les portes du Musée de l’Homme au Trocadéro à Paris. Une file était réservée aux experts et l’autre, au public. Ensemble, ils avaient rendez-vous pour le Marché noir du savoir utile et du non-savoir, un concept développé par la dramaturge berlinoise Hannah Hurtzig, fondatrice de l’Académie mobile en 2004 qui fait tourner dans le monde son Blackmarket, cette méthode d’appréhension des savoirs fondée sur des conversations individuelles entre sachants et profanes.
L’auteure explique que ce format fortement théâtralisé favorise un transfert de compétences suivant un processus hallucinatoire… Une promesse alléchante qui a déjà voyagé dans de nombreuses villes. Pour Paris à l’approche de la COP21, le thème choisi, « Devenir Terriens », ajoutait, s’il était besoin, une couche ésotérique à l’événement. Il s’agissait de savoir ce que signifiait vivre dans l’anthropocène, cette nouvelle ère où l’Homme influe à plein sur la destinée de la planète et du climat.
A 19h précises, les portes du Musée de l’Homme se sont ouvertes, les officiels engageant le public et la cinquantaine de scientifiques, philosophes et écrivains « experts » à emprunter chacun les escaliers opposés de l’aile Passy du Palais de Chaillot. Ils allaient bientôt se retrouver pour trois rounds de conversations individuelles, soit 150 dialogues destinés à « rétrécir et étendre l’humain », ainsi qu’il était mentionné sur le programme.
Occupé à déclarer son identité, on admirait déjà l’agora où allaient se dérouler les dialogues. Sous un magnifique atrium, « Le balcon de la science », des rangées de tables alignées au cordeau, chacune éclairée par une ampoule diffusant une lumière très vive, l’ensemble entouré de gradins. Au centre, trône un gong. De quelle messe, de quelle société secrète allions-nous être les acteurs ?
Une voix off monocorde invite à s’inscrire pour rencontrer le spécialiste de son choix. Sous forme d’une transaction symbolique, puisqu’il s’agit d’un marché noir, les « clients » devaient apporter des présents en guise de monnaie d’échange. Bouteilles de vin, livres, chocolats, de quoi repaître les dieux païens de la connaissance. Je décidais d’attendre, car si le Blackmarket était minuté et orchestré comme une pièce de théâtre, il proposait plusieurs manières d’y participer. Notamment au moyen d’un casque audio qui livrait à distance l’intimité de la conversation à certaines tables.
Une lumière vacillante marque le début du premier round, je m’équipe du casque et commence à égrener les canaux de diffusion. Je cherche du regard d’où vient le son. La confusion fait partie de la méthode où les experts disparaissent au profit de leurs expertises et où certains profanes se muent en experts : « Le taux de CO2 n’a jamais été aussi élevé… Oui, mais de mémoire d’homme seulement. Attention à la confusion des échelles. Mais je ne dis pas que ça n’augmente pas », semblait se reprendre le géologue français Patrick De Wever pour ne pas être taxé de climatosceptique.
Un canal audio plus loin, une personne interroge : « Les insectes peuvent-ils servir de monnaie ? » « Oui, répond l’expert. Il y a des gens qui les collectionnent de manière obsessionnelle. Prenez les papillons, ils ont une valeur intrinsèque et une valeur optionnelle. »
Moi aussi, je papillonne, grâce à mes avatars attablés. J’écoute l’artiste paysagiste Ingrid Paola Amaro : « J’ai vu que l’on constituait des banques de graines pour préserver la nature dans le futur, mais qu’est-ce que la nature et qu’est-ce que le futur ? » Ou encore : « Je déplore que l’on sélectionne les plantes du jardin, c’est le même principe qui préside aux humains vis-à-vis des frontières. ». « Je fais attention à laisser le chardon s’épanouir dans mon jardin. »
Le fameux gong retentit. S’ouvre déjà une nouvelle session, je décide de passer de la navigation audio virtuelle au tête-à-tête. Une hôtesse me présente le catalogue. A la rubrique « intelligence artificielle », Marie Lechner, journaliste, chercheuse en archéologie des médias et présentée comme « botaniste au sein du projet de recherche Média Médiums ». Elle a choisi de parler bots, ces automates informatiques qui peuplent Internet. Une botaniste qui parle des bots ? Rendez-vous pris !
En face à face, Marie Lechner me dresse en 30 minutes un véritable herbier, pardon, bestiaire de bots. Tantôt espiègles, tantôt inquiétants, les bots tentent, semble-t-il, de s’emparer de nos informations, de nos emplois et même de notre identité d’humain. Je repense à un dialogue entendu juste avant, à propos de l’animisme, cette croyance qui attribue une âme aux êtres vivants mais aussi aux objets. Y-a-t-il une forme d’animisme dans les intentions que l’on prête aux bots ? La magie du Blackmarket opère : me voici cultivé, telle une plante, dans l’agora étrange d’Hannah Hurtzig.
Et l’écologie dans tout ça ? Une philosophe croisée dans le flux informationnel de mon casque audio fait écho à cette question : « L’entrée dans l’anthropocène a montré que cela n’avait plus de sens de séparer nature et social. Faisant naître un lien de responsabilité. » Me voilà prêt pour la COP21.
Hannah Hurtzig présente le concept du Blackmarket pour Arte en 2011
En savoir plus sur le Blackmarket for Useful Knowledge and Non-Knowledge No. 18 : Devenir Terriens