Cosmolégalité : repenser le droit du complexe Terre-Espace
Publié le 9 décembre 2024 par la rédaction
Dans le cadre du programme More-Than-Planet, Makery a organisé une conférence en mai 2023 sur les liens entre l’océan et l’espace et la manière dont les artistes explorent ces questions. À cette occasion, nous avions invité Elena Cirkovic, chercheuse en droit à l’université d’Helsinki et membre de la Bioart Society, à discuter du droit des océans et du droit de l’espace. Cet hiver, Elena Cirkovic publiera « The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal », dans lequel elle propose une exploration du paradigme législatif pour les interactions complexes entre le système terrestre et l’espace extra-atmosphérique à l’ère de l’Anthropocène. En exclusivité, quelques notes de lecture sur un livre qui sera publié le 4 mars 2025.
L’expansion rapide des activités humaines dans l’espace extra-atmosphérique a créé de nouveaux défis environnementaux qui transcendent les cadres réglementaires existants. Alors que les méga-constellations de satellites prolifèrent et que les débris spatiaux s’accumulent, les technologies Terre-Espace et l’intensification de leurs activités ont un impact sur les systèmes du complexe Terre-Espace. Ces activités génèrent des boucles de rétroaction complexes et des phénomènes émergents qui affectent les environnements orbitaux et terrestres.
Le dernier livre d’Elena Cirkovic, « The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal », présente le concept de “cosmolégalité” comme un cadre théorique permettant de comprendre les interactions socio-politiques, techniques et écologiques entre la Terre et l’espace. Développée dans le cadre du projet ANTARES (« Anthropocentrism and Sustainability of the Earth System and Outer Space », Anthropocentrisme et durabilité du système terrestre et de l’espace extra-atmosphérique, mené et achevé à l’Université d’Helsinki et au Max Planck Institute for Procedural Law au Luxembourg), cette approche plaide en faveur de changements fondamentaux dans la manière dont le droit, en tant que système social, conceptualise et aborde les défis environnementaux qui croisent les environnements terrestres et spatiaux.
Elena situe ses recherches à l’intersection du droit de l’environnement, de la théorie des systèmes complexes et des études juridiques critiques, tout en s’engageant dans des discussions plus larges sur les sciences humaines de l’environnement et le bio-art. En examinant des phénomènes spécifiques tels que les rejets de méthane dans l’Arctique et l’accumulation de débris orbitaux, son étude approfondie et transdisciplinaire démontre que les cadres juridiques actuels ne parviennent pas à saisir la complexité des interactions entre la Terre et l’espace.
Le système complexe Terre-Espace
Le livre examine plusieurs phénomènes clés qui démontrent les liens complexes entre les systèmes terrestres et les activités spatiales. Les cratères de méthane de l’Arctique servent de point de départ. À première vue, ces phénomènes ne semblent pas avoir de lien entre eux. Les cratères de méthane émergent de processus complexes impliquant le dégel du pergélisol et la libération de méthane piégé. Leur formation représente une dangereuse boucle de rétroaction dans le système climatique, car le méthane est un gaz à effet de serre encore plus puissant que le dioxyde de carbone.
La technologie spatiale joue un double rôle dans la compréhension et l’influence de ces changements du système terrestre. Les systèmes de surveillance par satellite, tels que MethaneSAT et MERLIN, fournissent des données importantes pour le suivi des émissions de méthane et des changements environnementaux. Toutefois, l’efficacité de ces systèmes de surveillance est de plus en plus compromise par l’encombrement orbital et les débris.
La recherche démontre comment les activités spatiales affectent les processus atmosphériques par de multiples voies : pollution directe due aux lancements et aux ré-entrées, modification de la chimie de la haute atmosphère et altération à long terme de la composition de l’atmosphère.
Les conclusions récentes de l’atelier 2024 de l’European Space Research and Technology Centre révèlent, entre autres, qu’environ 10 % des particules de la stratosphère contiennent désormais des poussières métalliques provenant d’engins spatiaux, ce qui démontre l’impact croissant de l’activité humaine sur la composition de l’atmosphère à tous niveaux. Le cycle de vie complet des technologies spatiales, de la fabrication à la ré-entrée dans l’atmosphère en passant par le lancement, a des incidences sur l’environnement qui dépassent les limites traditionnelles entre les environnements terrestres et spatiaux.
Ces interactions remettent en question les cadres juridiques traditionnels de plusieurs manières. Tout d’abord, elles démontrent que les impacts environnementaux transcendent les frontières juridictionnelles classiques. Elles révèlent ensuite les limites des approches réglementaires actuelles qui traitent les environnements terrestres et spatiaux comme des domaines distincts. Enfin, elles mettent en évidence la nécessité de mettre en place des cadres juridiques capables de gérer les interactions complexes et souvent imprévisibles entre les activités humaines et les systèmes naturels.
L’ouvrage plaide en faveur d’une extension de notre compréhension des frontières planétaires à l’espace orbital, en démontrant comment les activités spatiales affectent les neuf limites planétaires. Cette analyse montre comment des phénomènes apparemment distincts – des rejets de méthane dans l’Arctique aux opérations satellitaires – sont en fait profondément interconnectés par des mécanismes de rétroaction complexes qui relient environnements terrestres et spatiaux.
La proposition cosmolégale
Le concept de cosmolégalité propose une transformation du droit dans sa manière d’aborder les interactions Terre-Espace.
Le livre développe ce concept normatif et théorique à travers une analyse des preuves scientifiques et de la théorie juridique, en soutenant que les cadres juridiques traditionnels sont fondamentalement inadéquats pour relever les défis environnementaux contemporains. Cette approche prolonge les arguments existants selon lesquels le droit est un système adaptatif complexe. Elle s’appuie sur les développements récents de la science des systèmes complexes, en particulier les équipes de recherche et les travaux de Syukuro Manabe, Klaus Hasselmann et Giorgio Parisi, lauréats du prix Nobel en 2021. Leurs recherches démontrent que même des systèmes apparemment simples peuvent présenter un comportement extraordinairement complexe.
Ce cadre remet en question les hypothèses juridiques traditionnelles concernant la causalité, la prévisibilité ou la stabilité des systèmes juridiques. Alors que le droit de l’environnement conventionnel cherche souvent à établir des relations claires de cause à effet, la cosmolégalité intègre explicitement l’incertitude comme une caractéristique fondamentale plutôt que de la traiter comme un problème à résoudre et plaide pour la « complexification » de la procédure juridique (non pas en tant que procédure elle-même, mais en réimaginant la causalité et le lien de causalité, la stabilité et la prévisibilité).
Le livre démontre cette approche à travers plusieurs exemples concrets. L’avis consultatif du Tribunal international du droit de la mer (TIDM) de mai 2024 sur le changement climatique constitue une étude de cas sur la manière dont le droit international peut évoluer pour répondre à des défis environnementaux complexes. L’élargissement par l’avis consultatif des définitions de la pollution marine incluant les émissions de gaz à effet de serre, quelle qu’en soit la source, suggère comment les cadres juridiques peuvent s’adapter pour relever des défis environnementaux systémiques.
Porter la fabrique de l’espace public au niveau Terre-Espace
S’appuyant sur les fondements théoriques établis dans le livre, le projet de recherche artistique parallèle d’Elena à la faculté d’art et de design de l’université de Laponie développe le concept de « déplacement de la fabrique d’espaces publics » (displaced placemaking) par le biais d’un engagement individuel avec les environnements Terre-Espace. Ce travail examine comment les expériences de déplacement peuvent générer des perspectives uniques sur les relations entre les perspectives planétaire et plus qu’humaine qui transcendent les frontières géopolitiques traditionnelles et les identités locales.
Au lac Kilpisjärvi Enontekiö, en Finlande (frontalier de Kiruna, Suède) et au musée Seurasaari à Helsinki, cette recherche s’intéresse à de multiples récits de lieux et d’appartenance. Elena positionne son travail à l’intersection des cultures locales (sami, finlandaise et migrante), des expériences simultanées de multiples échelles temporelles et spatiales, et du plus qu’humain. Le musée de Seurasaari a été fondé en 1909 et se compose de 87 bâtiments provenant des différentes provinces de Finlande. Installés sur l’île de Seurasaari, ils sont censés illustrer la vie dans la campagne finlandaise du 18e au 20e siècle. Ce cadrage temporel du patrimoine culturel finlandais coexiste avec des processus géologiques plus profonds : l’émergence de l’île par rebond post-glaciaire se poursuit à un rythme d’environ 3 millimètres par an. Ce mouvement géologique continu fournit une métaphore pour comprendre le lieu comme dynamique plutôt que comme fixe, remettant en question les notions traditionnelles d’appartenance.
Dans ce contexte, le travail d’Elena documente à la fois les phénomènes observables et les concepts plus abstraits de déplacement et d’appartenance. Ici, le concept de « déplacement de la fabrique d’espaces publics » développe un art situé englobant les expériences corporelles réelles, fondées et ressenties du déplacement forcé. Les « outsiders » qui visitent les espaces locaux reliant culture et nature émettent de nouvelles observations et de nouveaux récits. Elena soutient que l’inclusion sociale et la justice sont inséparables d’une compréhension plus large des systèmes Terre-Espace ainsi que des localités spécifiques.
Cette contribution suggère que le déplacement peut engendrer des formes de connexion environnementale, en particulier lorsque la communication sociale présente des défis en raison d’une discrimination ou d’une exclusion persistante. En remettant explicitement en question les récits nationalistes de la « nature » et les approches connexes de l’environnementalisme, ce cadre ouvre de nouvelles possibilités pour comprendre les relations entre humains et plus qu’humains.
Elena Cirkovic, The Law of Complex Earth and Outer Space Systems, The Cosmolegal Proposal, Routledge, 4 mars 2025. Le livre sera disponible en pré-commande le 11 février 2025.