Makery

Politiques de la symbiose

Kunstformen der Natur (1904), plate 83: Lichenes - Ernst Haeckel (Public Domain)

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. Nous examinons ici la découverte, les différentes interprétations et leurs significations politiques du phénomène de symbiose à travers les époques.

Chez Carl von Linné et jusqu’au XIXe siècle certaines espèces animales dites inférieures étaient encore placées dans une catégorie particulière nommée « Zoophytes » (étymologiquement animaux-plantes). Dans sa classification de 1802, Gottfried Treviranus distinguait deux classes : la classe des Zoophyta incluant les coraux, méduses, anémones de mer, hydres, oursins et étoiles de mer ; et la classe des Phytozoa pour les « plantes-animaux » comprenant les champignons, lichens, mousses, fougères et plantes d’eau, algues filamenteuses et fucus, etc. Les choses évoluent progressivement au 19ème siècle avec, notamment, Christian Ehrenberg qui forge le mot bactérie en 1838 [1], examine les euglènes, diatomées, radiolaires et identifie les coraux ; Henri Lacaze-Duthiers qui étudie les coraux en Algérie et en publie une « histoire naturelle » en 1864 [2]; Addison Verrill qui créé en 1865 l’embranchement des cnidaires (corails, anémones, méduses, etc.) ; ou Ernst Haeckel qui propose le règne des protistes en 1866 pour catégoriser les espèces inclassables qui présentent des caractères à la fois animal et végétal.

La description de ces espèces laisse déjà entrevoir les relations symbiotiques animal-plante, mais c’est l’étude de la double nature champignon-algue du lichen [3] qui va ouvrir véritablement de nouvelles perspectives et poser le vocabulaire [4]. Plusieurs biologistes vont décrire le lichen, Heinrich Anton de Bary de l’Université de Halle en Allemagne, le suisse Simon Schwendener [5], les russes Andreï Famintsyn et Ósip Baranetsky qui parviennent en 1867 à cultiver l’algue en dehors du thalle, ou corps, du lichen [6]. Mais la relation est d’abord comprise dans un rapport de parasitisme, notamment pour Schwendener, pour qui le champignon est parasite de l’algue et l’association lichénique « une communauté entre un champignon maître et une colonie d’algues esclaves que le champignon retient en perpétuelle captivité, afin de lui fournir sa nourriture » [7]. La notion est cependant contestée par de Bary, Famintsyn et Baranetsky, comme par le zoologue belge Pierre-Joseph van Beneden qui va parler en 1875 de « commensalisme » et de « mutualisme » à propos d’autres relations interspécifiques. « Le commensal ne vit pas aux dépens de son hôte au sens où cette dépendance créerait une situation défavorable pour l’hôte, un amoindrissement de sa vie, mais il en dépend tout de même pour se maintenir en vie. » [8] Le commensal « est reçu à la table de son voisin » [9].

En 1877, Karl Möbius publie à Berlin son ouvrage intitulé Die Austern und die Austernwirtschaft (l’huitre et son industrie), dans lequel il introduit le terme de biocénose afin de « prendre en compte l’ensemble des espèces qui vivent dans le même milieu » [10] Et la même année, Albert-Bernhardt Frank, un autre spécialiste des lichens, de l’université de Leipzig, propose le mot « symbiotismus » pour sortir d’une analyse centrée sur le parasitisme qui juge selon un biais anthropocentré : « Là où se trouve un habitat commun interne ou externe entre deux espèces séparées, nous devons donner un terme plus étendu ; quel que soit le rôle que les deux partenaires jouent, on n’en tient pas encore compte. On se fondera de toute façon sur le seul ‘vivre ensemble’ et c’est pourquoi, on peut recommander de désigner ces cas sous le terme de symbiotismus. » [11] C’est finalement en 1878 de Bary qui propose, à la suite de Franck et dans une présentation désormais célèbre, le mot général de « symbiose » pour décrire différents organismes vivant ensemble [12]. Comme le souligne l’épistémologue Olivier Perru, en « définissant la symbiose, il ne s’agit ni de privilégier le mutualisme ni de souligner un antagonisme. De plus, l’unité vise l’économie commune, ce qui n’est pas forcément significatif de bénéfice mutuel » [13].

Consociation

Il est intéressant de noter que l’usage du terme symbiotique dans l’organisation des relations sociales est bien antérieur à son usage dans le champ de la biologie. En effet, comme le fait remarquer Frédéric Lordon en 2015 dans son Imperium, Structures et affects des corps politiques [14] on le retrouve dès le début du XVIIe siècle dans le travail du juriste et philosophe politique Johannes Althusius. Althusius est souvent mentionné comme précurseur du confédéralisme ou de l’anarchisme libertaire, comme le relève Lordon. Dans son ouvrage Politica methodice digesta et exemplis sacris et profanis illustrata publié en 1603, ce calviniste formé en droit civil et ecclésiastique à Bâle considère en effet «qu’avant d’être des sujets de quelque souverain, les individus sont des « symbiotes ». « C’est l’immanence de leur vie commune qui doit être le point de départ de toute pensée politique », souligne Lordon qui renvoie à la lecture des ouvrages écrits il y a une dizaine d’années par Gaëlle Demelemestre et qui ont permis la diffusion de la pensée de Althusius en France [15]. Dans le premier paragraphe de sa Politica, Althusius écrit : « La politique est l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir. Ce que l’on appelle la symbiotique. Le sujet de la politique est donc la consociation [16], par pacte exprès ou tacite, par laquelle les symbiotes s’obligent les uns les autres réciproquement à la communication mutuelle des choses qui sont utiles et nécessaires à l’usage et à la participation de la vie sociale. La fin de la politique symbiotique développée par les hommes est la symbiose sacrée, juste, appropriée et heureuse, et d’assurer qu’il ne manque aucune chose nécessaire ou utile à la vie. » [17]

Remarquons que la Politica methodice digesta de Althusius fut publié quarante ans avant le De Cive (Du Citoyen) du britannique Thomas Hobbes où ce dernier introduit la notion de bellum omnium contra omnes (guerre de tous contre tous), s’appuyant notamment sur la devise millénaire homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme [18]. Il semble ainsi que ce soit l’image d’un homme foncièrement violent à l’état de nature, individualiste et qui éprouve un insatiable désir de pouvoir, telle que développée par Hobbes, qui ait perduré jusqu’au XIXe siècle, nourrissant la « nature rouge de dents et de griffes » du poète Lord Tennyson [19] comme la naturalisation de la « survie du plus fort/apte » (survival of the fittest) d’Herbert Spencer [20] et Charles Darwin. Hobbes a proclamé, à plusieurs reprises, qu’il était le premier à établir – avec Le Leviathan en particulier – une doctrine authentique et scientifiquement fondée des affaires humaines, le premier à faire une science de la morale et de la politique. Nous préférerons Althusius qui décrit avant lui l’être humain comme un « animal civil qui aspire ardemment à l’association ». Pour Althusius, la symbiose (vivre ensemble) implique plus qu’une simple existence commune ; elle « indique une qualité de partage mutuel et de communication » [21] sans laquelle la société n’est pas possible.

Pochoir de Lynn Margulis. Avec sa théorie endosymiotique de l’évolution, Margulis s’est opposée aux conceptions de l’évolution axées sur la compétition, soulignant l’importance des relations symbiotiques ou coopératives entre les espèces.

De la symbiose à l’entraide

Le terme survival of the fittest avait été initialement introduit par Herbert Spencer dans son ouvrage Principles of Biology publié en 1864, cinq ans après la publication de L’Origine des espèces de Darwin. Rare auteur best-seller de son temps, Spencer contribua largement au développement d’un Darwinisme social ouvrant la voie au racisme scientifique. Cette lecture du Darwinisme était déjà vertement moquée par Karl Marx et Friedrich Engels. Mais à la fin des années 1870, au moment où les théories des symbioses émergent, on trouve du côté des auteurs anarchistes une volonté de nourrir une perspective d’entraide entre les êtres vivants pour contrer l’appropriation conservatrice des thèses de Darwin. C’est Elisée Reclus à Genève en 1880 avec son texte « Evolution et Révolution » dans le journal Le Révolté de Piotr Kropotkine, ou Emile Gautier avec son pamphlet Le Darwinisme social [22] qu’il publie à Paris au même moment. Pour Gautier, la « lutte pour la vie » permanente impliquée par la « loi de la sélection naturelle » diminue d’intensité à mesure que les institutions sociales se développent. L’assistance mutuelle et la solidarité sociale sont les moteurs du progrès de l’humanité et constituent le véritable contenu du « darwinisme social », bien plus que la lutte et la victoire du « plus apte ». Gautier fut condamné en 1883 à cinq ans de prison aux côtés de Kropotkine et d’autres dans le fameux procès des 66 anarchistes de Lyon.

A sa sortie de prison, en 1886, Kropotkine ira à la rencontre du biologiste et urbaniste Patrick Geddes à Edimbourg, proche de Reclus et spécialiste des symbioses marines animal-algue, vers de Roscoff, anémones, hydres marins, qu’il a étudié auprès de Lacaze-Duthiers. Geddes pensait que la sélection naturelle n’était pas la force première de l’évolution, le résultat de la survie du plus apte, mais plutôt un frein aux tendances évolutives, l’outil d’élagage qui permettait un meilleur développement de la plante ou de l’organisme ; il considérait la coopération comme plus importante pour l’évolution de toute forme de vie et voyait la Terre comme une planète coopérative [23]. Geddes inspirera Kropotkine dans sa rédaction de L’Entraide chez les animaux, premier texte d’une série initialement publiée dans le périodique anglais The Nineteenth Century entre 1890 et 1896 et qui explore le rôle de la coopération et de l’aide mutuelle dans le règne animal et les sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui [24]. Kropotkine y montre – sur le terrain même de Darwin – que l’entraide présente des avantages pragmatiques pour la survie des communautés humaines et animales et qu’elle a été favorisée par la sélection naturelle, au même titre que la conscience.

En Russie Famintsyn ne cessera lui de travailler à la description de l’acquisition des symbiotes par l’hôte et à la démonstration des nouveaux caractères (avantageux) que cette acquisition conférait à l’hôte du point de vue évolutif. Il se préoccupera de creuser les correspondances de la théorie symbiotique avec la théorie darwiniste, avec comme premier objectif d’identifier les causes réelles du changement d’une espèce vers une autre, en interaction avec le milieu. En effet, si Darwin est le premier à avoir fait reposer l’évolution sur le postulat de la lutte pour la vie, il est aussi le premier à rendre compte en termes scientifiques du développement de l’harmonie qui s’est établie entre les êtres vivants et la nature environnante. Pour Famintsyn, du fait du caractère efficient de la sélection naturelle (tri des individus les plus aptes) mais également de la variation des plus aptes (symbiose), il n’est pas possible d’affirmer une perspective finaliste à l’évolution. Famintsyn situe l’unification du vivant dans l’interaction et la complémentarité de formes élémentaires. Sa relecture de Darwin l’amènera ainsi à souligner le rôle moteur des interactions mutualistes et symbiotiques, comme sources d’innovations que la sélection va retenir tout au long de l’évolution [25].

Notes

(1) Christian Gottfried Ehrenberg, Die Infusionsthierchen als vollkommene Organismen (Recherches sur l’organisation des animaux infusoires), Verlag L. Loss, Leipzig, 1838, p. 75.

(2) Henri Lacaze-Duthiers, Histoire naturelle du corail, Baillère et fils, Académie impériale de médecine, 1864.

(3) Heinrich Anton de Bary, Morphologie und Physiologie der Pilze, Flechten und Myxomyceten (Morphologie et Physiologie des Fungi, Lichens, et Myxomycètes), Verlag W. Engelmann, Leipzig, 1866.

(4) Olivier Perru, « Aux origines des recherches sur la symbiose vers 1868-1883 », Revue d’histoire des sciences, 2006/1 (Tome 59), p. 5-27. Olivier Perru est l’auteur d’une riche somme en deux volumes titrée De la société à la symbiose. Une histoire des découvertes sur les associations chez les êtres vivants publiée par l’Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques (2003 et 2007).

(5) Simon Schwendener, Untersuchungen über den Flechtenthallus, Beiträge zur wissenschaftliche Botanik, VI (1868), 195-207 & IDie Algentypen der Flechten Gonidien, Programm für die Rektorsfeier der Universität Basel, IV (1869), 1-42. ; Perru, op. cit. in n.4.

(6) Dans Liya Nikholaïevna Khakhina, Concepts of symbiogenesis (Yale : Yale Univ. Press, 1992) ; Perru, op. cit. in n.4.

(7) Margalith Galun, Lichen research : An overview with some emphases, in Endocytobiology IV (Paris :inra,1990), 161-168 ; Perru, op. cit. in n.4.

(8) Perru, op. cit. in n.4.

(9) Pierre-Joseph Van Beneden, Les Commensaux et les parasites dans le règne animal, 2nde éd. (Paris : Baillière, 1878 ; 1re éd., 1875) ; Perru, op. cit. in n.4.

(10) Jean-Marc Drouin, L’Écologie et son histoire (Paris : Flammarion, 1991), 87 ; Perru, op. cit. in n.4.

(11) Albert-Bernhardt Frank, « Über die biologischen Verhältnisse des Thallus einiger Krustenflechten » (Sur les conditions biologiques du thalle de certains lichens crustacés), Beiträge zur Biologie der Pflanzen, II (1877), 123-200. Frank est également crédité de la création du terme mycorhiza en 1885.

(12) « Die Erscheinung der Symbiose », traduit peu après en français sous le titre, « De la symbiose », Revue internationale des sciences, Paris, O. Doin, (1878-1879) , pp. 301-309.

(13) Perru, op. cit. in n.4.

(14) Frédéric Lordon, Imperium, Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, 2015.

(15) Voir Gaëlle Demelemestre, Les Deux Souverainetés et leur destin. Le tournant Bodin-Althusius, Éditions du Cerf, 2011 ; et Introduction à la «Politica methodice digesta» de Johannes Althusius, Éditions du Cerf, 2012. Cité par Lordon, n.15.

(16) Le consociationalisme ou démocratie de concordance de la gouvernance est étudié depuis les années 1960 dans des pays comme la Suisse, la Belgique ou le Liban.

(17) Gaëlle Demelemestre, op. cit., p. 51, Politica 1, paragraphe 1.

(18) Sa première occurrence connue est dans La Comédie des ânes de Plaute au IIIe siècle avant JC.

(19) L’expression est tirée du « Dinosaur cantos » ou « dinosaur sections » du long poème d’Alfred, Lord Tennyson, In Memoriam A. H. H. (1850).

(20) Herbert Spencer, Principles of Biology, 1864, vol. 1, p. 444 .

(21) Althusius, Politica, 1.3, 1.6 et Althusius, Politica, 3.33. Cité par Nico Vorster, « Symbiotic Anthropology and Politics in a Postmodern Age: Rethinking the Political Philosophy of Johannes Althusius (1557–1638) », North-West University, Afrique du Sud, Renaissance and Reformation 38.2, printemps 2015, p.27.

(22) Emile Gautier, Le Darwinisme social, Derveaux, Paris, 1880.

(23) Helen Meller, Patrick Geddes, Social Evolutionist and City Planner, Routledge, 1990, p.27.

(24) Piotr Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution, Londres, 1902.

(25) Perru, op. cit. in n.4., p.24 De manière générale, ce texte doit beaucoup aux travaux de Olivier Perru.