Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. Dans ce texte, Leila Chakroun relate pour nous son expérience dans un satoyama, un village de montagne japonais, communautaire et agroforestier, dont la conception ainsi que l’organisation spatiale et humaine sont intimement liées à son environnement naturel.
Il est 6h30. Une voix grésillante en japonais sort d’un haut-parleur. Elle s’entremêle aux chants des dernières cigales, des bouscarles chanteuses et aux bruits métalliques des casseroles dans la cuisine. Les rayons du soleil commencent à chauffer les murs de la maison, qui était restée fraîche jusque-là, grâce à un choix avisé de matériaux : terre crue, balle de paille et bois carbonisé. Une dense forêt de cyprès du Japon (hinoki) envahie par du bambou encercle les habitations et laisse une partie des pièces dans l’ombre.
Une odeur de curry annonce le début du repas. La petite communauté – sorte de famille choisie – s’attable et scande une petite prière à destination de la Terre et des créatures terrestres, humaines et autres qu’humaines qui, ensemble, ont permis aux mélanges de saveurs et de textures de se retrouver là ce matin et de permettre à nos corps de rester en mouvement. Presque tout est produit sur place : les légumes, le riz et les épices (coriandre, gingembre, curcuma). L’huile de colza et le fromage ont été échangés avec une ferme voisine, située plus bas dans la vallée, non loin d’une ancienne métropole, désormais dépeuplée.
Chacun prend la parole tour à tour et le programme de la journée se clarifie petit à petit. Pas de leader fixe ici, on s’expérimente à la gouvernance horizontale et la gestion fluide du travail par des leaders temporaires. Aujourd’hui, c’est jour de récolte du riz : il faut non seulement prévoir les étapes, le matériel et les lieux de stockage, mais aussi s’organiser pour accueillir les personnes des hameaux voisins qui viennent prêter main forte. Cette répétition saisonnière de gestes faits en commun est vécue comme une célébration de la vie encore possible, malgré tout. Malgré l’évidement démographique, et que certaines maisons, le soir venu, ne s’allument plus malgré l’obscurité naissante. Malgré les corps fatigués par la topographie escarpée et par la fréquence des journées caniculaires, même en début d’automne. Malgré l’abondance des singes, des sangliers et des cerfs, avec qui il faut partager les récoltes, bon gré mal gré. Malgré les sols, qui bien que cultivés depuis plusieurs décennies selon les pratiques de l’agriculture naturelle, gardent les traces de nuages toxiques et d’épandages abusifs d’engrais chimiques.
Mais chaque matin, le paysage sonore rappelle qu’il est possible de résister et survivre à la cacophonie qu’ont longtemps imposée les rythmes effrénés des métropoles. Si la ruralité est amenée à perdurer, c’est sûrement à travers la perpétuation et la réinvention de « partitions » de gestes [1].
Partitions de gestes en commun et paysages multiespèces
Ces partitions multisensorielles et multiespèces sont au cœur de la philosophie japonaise des satoyama. Le terme « satoyama » s’il évoque aujourd’hui la problématique écologique, désigne à l’origine des paysages mixtes, composés et constitués de petites communautés villageoises de montagne et des forêts adjacentes qu’elles cultivaient pour leur subsistance. Le concept japonais 里山 se compose des kanjis 山, yama : montagne, et 里, sato : village. C’est une sorte de jeu de mots dont la première utilisation remonte au 18ème siècle (époque d’Edo), en inversant les idéogrammes du concept de 山里, yamazato, désignant simplement un village de montagne. Satoyama signifie littéralement la montagne du village, voire peut-être, plus poétiquement, « la montagne villageoise », et renverse ainsi la logique de propriété en subsumant l’habitation humaine à l’écosystème qui l’accueille. C’est une montagne enforestée qui vit par et avec « ses » humains. Par glissement sémantique progressif, satoyama s’est mis à désigner les paysages agroforestiers entourant les hameaux de montagne ou de campagne. Le concept n’est entré dans le vocabulaire courant japonais qu’au début des années 1960, sur proposition de Shidei Tsunahide, un écologiste forestier qui souhaitait donner une existence à ces paysages dont il observait la disparition « silencieuse ». En effet, les paysages de satoyamas ont été profondément bouleversés par les dynamiques sociales, territoriales et économiques qui ont fait suite à la modernisation du Japon, d’abord dès l’ouverture du pays au 19ème siècle, et de manière plus marquée à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Le territoire s’est fortement urbanisé et structuré autour de grands pôles urbains, au point qu’aujourd’hui ces derniers regroupent 92% des 126 millions d’habitants (2024). Cette déruralisation est allée de pair avec une dépaysannisation : il n’y a plus qu’une infime partie (2%) de la population active impliquée dans la production agricole. Cette perte nette de la force de travail et des liens communautaires qui étaient indispensables au maintien des satoyama est encore exacerbée par l’absence de renouvellement et le vieillissement subséquent de la population dans les régions rurales.
Ce délitement des satoyama met en lumière une compréhension particulière des paysages agraires et agroforestiers, qui diverge de la vision patrimoniale et passéiste qui a longtemps traversé les discours sur la protection de la nature. C’est bien l’effondrement des dynamiques communautaires et de la présence humaine dans ces territoires qui est à l’origine de la disparition de ces paysages et d’une partie de créatures non-humaines qui les peuplaient. Les satoyama sont ainsi devenus le symbole d’une coexistence possible entre humains et non-humains, d’abord au Japon puis à l’international [2], et la preuve encore vivante d’un futur terrestre qui n’exclut pas l’humanité, mais l’embarque dans un ethos et une praxis du soin (care). En effet, plusieurs études ont recensé la biocénose constitutive des satoyama, c’est-à-dire, de la communauté agroforestière multiespèces, dont 350 espèces d’arbres et de plantes – forestières, ripisylves et agricoles – des champignons dont le très (trop) apprécié matsutake, des poissons, des grenouilles, des canards et des hérons, ainsi que des petits rongeurs, et leurs prédateurs (faucons, éperviers) [3].
Les satoyama gagneraient aujourd’hui à être portés non pas seulement pour leur esthétique paysagère traditionnel – une dense forêt, un hameau, des terrasses pour la culture du riz – mais comme des manifestations incarnées et territorialisées de ce que certains ont appelé « l’hypothèse biorégionale » [4]. La biorégion se réfère étymologiquement à un « territoire de vie », c’est-à-dire non seulement au lieu que l’on occupe pendant sa vie, mais à un lieu qui est source d’une multiplicité de formes de vie et d’interactions entre elles.
Aujourd’hui ces manifestations se logent dans les interstices territoriaux, dont la liminalité permet de dégager une marge d’expérimentation et de divergences. Les satoyama peuvent être considérés comme ces interstices à différents égards : ils sont situés en lisière, loin de grands centres urbains, entremêlent des essences végétales et animales, forestières et agricoles, et floutaient ainsi les frontières entre espaces sauvages, espaces cultivés et espaces habités. L’abandon de ces paysages et le manque d’intervention humaine n’a fait que renforcer la labilité de ces frontières. Aujourd’hui embarqués dans un processus de dé-domestication et de ré-ensauvagement, ils sont devenus des exemples vivants de féralité, qu’il nous faut urgemment apprendre à habiter [5]. Ils nous enseignent que face à l’extractivisme et à la désertification, la féralité est la meilleure chose qui peut nous arriver, voire qu’elle est, en fait, la seule condition possible de notre humanité. C’est en ce que les dynamiques socio-agro-écosystémiques sont partiellement « libérées » du contrôle des pratiques agricoles industrielles, et des normes esthétiques culturellement dominantes, qu’elles contiennent, en germe, de précieux espaces liminaux pour imaginer, collectivement et corporellement, des modes de vie inédits et des connexions renouvelées avec soi-même, avec les autres, humains et non-humains.
La féralité ouvre, voire force, de nouveaux possibles : au fur et à mesure de gestes quotidiens performés dans une communalité multiespèces [6], de nouveaux paysages émergent et avec eux, des nourritures, existentielles et politiques, pour subsister et résister dans les entremêlements et sympoïeses du Cthulucène [7]. C’est dans le clair-obscur des campagnes dépeuplées que s’invente la luminance d’autres cosmologies.
Satoyama comme ouverture poétique à un futur néopaysan, agroécologique biorégional et multiespèces
Au Japon, les satoyamas sont devenus le fer de lance d’une durabilité qui ne fait pas l’économie de l’existence humaine et des paysages qui l’accompagnent et lui donnent sens. Dans le foisonnement d’acteurs qui s’en emparent, les mouvements de la permaculture et de l’agriculture naturelle sont parmi les seuls qui se risquent à quitter le discours de la coexistence pour véritablement expérimenter les modalités d’habitation possibles de ces paysages, en se permettant dès lors, de les transformer, et peut-être d’entacher certains clichés qui leur sont accrochés par romantisation.
En plus de les réhabiter, ces acteurs les réhabilitent, au moyen d’événements grand public. Des rencontres, sous le slogan Satoyama Repair, ont été organisées en 2019 par les collectifs du Permaculture Center Pamimomi et du Satoken Association pour discuter des potentiels de réparation et de soin des satoyama que recèlent le design de la permaculture et les techniques agricoles de l’agriculture naturelle. Parmi les innovations sociales et écologiques qui y étaient discutées, le collectif de Pamimomi proposait un atelier autour de leurs rizières qui sont entièrement cultivées – ou justement « non cultivées » (耕さない田んぼ; tagayasanai tanbo) – selon les principes de l’agriculture du non-agir de Fukuoka Masanobu : la terre n’est pas retournée ni chaumée à sec, aucun engrais ni produits chimiques n’est répandu, les grains de riz sont issus des récoltes de l’année précédente, le repiquage est manuel, la submersion des rizières est limitée temporellement pour favoriser le tallage, la récolte se fait collectivement et à la faucille, les bottes sont ficelées avec de la paille et séchées sur des structures faites avec du bois de bambou local, puis, les grains sont séparés des épis de riz grâce à une batteuse à pédale (Senbokoki/千把扱き), actionnée par un mouvement de pied continu. C’est par ces gestes qui entrent en résonance tant avec les traditions qu’avec les nouvelles exigences écologiques que devient possible une « réparation » du satoyama, qui soit moins un retour à un état antérieur qu’une expérimentation inédite d’une subsistance néopaysanne, multiespèces et agroécologique.
La philosophie paysagère et nourricière des satoyama gagnerait à imprégner les imaginaires et récits qui traversent et mettent en mouvement les élans pour un futur néopaysan. Il ne s’agit pas de patrimonialiser et répliquer les paysages agraires traditionnels japonais, mais d’irriguer les gestes et paysages agroécologiques contemporains des convivialités passées, infra-, intra-, inter- et transespèces qui ont permis aux créatures terrestres, dont les humains, de subsister jusqu’à présent.
Les satoyama nous enseignent ce que peut signifier « coexister » dans des contextes d’effondrements imminents et de ressources limitées, qui enjoignent simultanément à l’humilité et la créativité, aux stratagèmes et à la poésie. Le haiku d’une femme du collectif Pamimomi nous donne le ton :
パミモミは (pamimomi wa)
世界を変える (sekai o kaeru)
秘密其地 (himitsu kichi)
Pamimomi est
Une planque [8]
Qui change le monde
Notes
(1) L’idée de “partition” pour qualifier une succession de gestes maraîchers est empruntée à Joanne Clavel et Lucile Wittersheim (2023), Gestes sonores: enquête au cœur de la récolte maraîchère, Galaad Edizioni, pp.121-134.
(2) Comme le montre la création de l’International Partnership for Satoyama Initiative en 2010, qui vise à revaloriser les “paysages socio-écologiques productifs” (socio-ecological production landscapes).
(3) Kuramoto N, Sonoda Y. 2003. Biological diversity in satoyama landscapes. In: Takeuchi K, Brown RD, Washitani I, Tsunekawa A, Yokohari M, editors. Satoyama: the traditional rural landscape of Japan. Tokyo: Springer-Verlag ; p. 81–109
(4) Mathias Rollot, (2018), Les territoires du vivant : un manifeste biorégionaliste.
(5) Anna L. Tsing, Jennifer Deger, Alder Keleman Saxena et Feifei Zhou, (2021), Feral Atlas, The More-Than-Human Anthropocene, Stanford University.
(6) Centemeri, L. (2018). Commons and the new environmentalism of everyday life. Alternative value practices and multispecies commoning in the permaculture movement. Rassegna italiana di Sociologia, 64(2), 289-313.
(7) Donna Haraway, (2016), Le Manifeste Chthulucène de Santa Cruz, La Planète Laboratoire N°5, 2015.
(8) L’expression himitsu kichi peut évoquer de manière ambivalente tant le champ sémantique militaire et se traduire par “base secrète”, que celui du jeu et se traduire par “cachette secrète”. J’ai ainsi fait le choix de le traduire par “planque”.