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Conte de fées ou possibilité réelle : voyager à longue distance par terre et mer plutôt qu’en avion

Lorsque Johanna Sulalampi, artiste sonore et multimédia, a dû se rendre de Finlande en Allemagne pour une collaboration avec Trio Abstrakt, elle a décidé de voyager sans quitter la surface terrestre. Avec le soutien de Projekt Atol et de la bourse Rewilding Cultures Mobility Conversation, elle s’est embarquée dans un voyage de huit nuits. Une alternative réaliste à l’avion ? Dans ce texte, elle explore les possibilités offertes par les voyages durables.

Texte de Johanna Sulalampi

Moi, Johanna Sulalampi (she/they), ai commencé cette histoire en étant optimiste. L’idée de voyager par voie terrestre, autrement appelée surface travel, ne m’était pas inconnue. Même si, par le passé, j’ai voyagé à l’étranger en avion, j’ai aussi fait des voyages depuis le sud de la Finlande vers d’autres parties de l’Europe en train, en ferry, en voiture, en bus et en auto-stop. Mon expérience la plus audacieuse a été un trajet à vélo d’Helsinki à la Biennale d’art de Venise en passant par la Quadriennale de scénographie de Prague à l’été 2019. Ces voyages étaient liés aux vacances et aux études, et ma motivation était de réduire mon impact sur l’environnement.

Pour ce projet, mon objectif était de tester les déplacements sur de longues distances dans le cadre de mon travail d’artiste. Mon objectif était de travailler sur le ferry et dans le train à destination et en provenance d’Allemagne, aller-retour donc à deux reprises, à l’occasion de ma collaboration avec l’ensemble Trio Abstrakt basé à Cologne. L’intention était de participer aux répétitions et à la première de ma nouvelle œuvre, et de livrer en personne les instruments de percussion en céramique que j’ai fabriqué. Mon domaine d’expertise est celui des pratiques sonores, mais il s’agissait de ma deuxième composition (et la première qui impliquait une notation musicale). C’est pourquoi il était essentiel pour moi de participer aux répétitions sur place.

Répétition de la nouvelle pièce de Sulalampi dans l’espace de travail de l’ensemble Trio Abstrakt. © Rachel C. Walker

Dans le domaine des arts, nous avons certainement besoin d’échanger des idées, des valeurs et d’établir des liens par-delà les frontières. Mais les réunions à distance et autres plateformes Internet ne sont tout simplement pas comparables aux rencontres en personne. Partager des idées, apprendre à se connaître, voir et entendre les résultats des coopérations est nettement plus gratifiant en présence réelle qu’à distance. La nécessité de voyager à l’étranger avec ses conséquences écologiques placent les artistes dans des situations où des choix et des justifications difficiles doivent être faits. Ces situations sont souvent influencées par des facteurs incontrôlables. En octobre 2024, la frontière entre la Finlande et la Russie est restée fermée pendant 10 mois. Même si, pour moi, le passage entre le reste de l’Europe et la Finlande ne s’est jamais fait par la Russie, la fermeture de la frontière a créé un sentiment d’enfermement. Le sud de la Finlande ressemblait plus que jamais à une île.

Image de la partition de Solastalgia. © Johanna Sulalampi
Répétition à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rachel C. Walker
Installation de la scène à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Johanna Sulalampi

Cette situation m’a fait réfléchir à la question des déplacements en surface sous un autre angle. Des réseaux de bus et de chemin de fer clairs, faciles et accessibles donneraient à un Finlandais un sentiment d’appartenance au reste de l’Europe. Mais que signifie l’accessibilité dans ce contexte ? Il ne s’agit pas seulement du prix, du temps nécessaire ou des facteurs de handicap physique, mais aussi de l’accessibilité psychologique.

Mon voyage d’Helsinki à Cologne a duré deux nuits. J’ai d’abord pris un bus local et un tramway jusqu’au terminal des ferries, puis le ferry de nuit jusqu’à Stockholm. De Stockholm, j’ai pris le train de nuit SJ Euro jusqu’à Hambourg. De Hambourg à Cologne, le train Intercity et le métro m’ont conduite à la destination finale. La quantité de résolution de problèmes, de planification, d’attente et de situations de communication qu’exige ce type de voyage peut potentiellement user n’importe qui. Faire ce voyage quatre fois, en plus d’une lourde charge de travail, m’a conduit au bord de l’épuisement. J’ai remarqué que la qualité du travail effectué dans un train ou un ferry s’en ressent, car l’environnement affecte les performances cognitives. Voyager est en soi une sorte de travail. Les bailleurs de fonds qui offrent des subventions pour les déplacements écologiques devraient inclure des indemnités journalières. Cela compenserait en partie le temps perdu et le repos nécessaire après ce type de voyage.

Dans les discussions que j’ai eues sur les alternatives au transport aérien, il est apparu clairement que la grande majorité des Occidentaux savent que voyager en surface est l’une des choses évidentes que les individus peuvent faire pour réduire leur impact sur l’environnement. Malheureusement, voyager est devenu un sujet aussi sensible que de parler de ses habitudes alimentaires. Choisir le train est facile lorsque le voyage ne comporte pas de nuitée, mais il est plus difficile de choisir entre un vol de trois heures et deux jours de voyage sur la terre ferme. En général, la réservation du vol et l’organisation du trajet jusqu’à l’aéroport prennent quelques heures. Les itinéraires de surface bien prévus sont plus rares, et la planification et les réservations prennent facilement plusieurs jours. La responsabilité des changements de voyages successifs incombe au voyageur lorsque le trajet ne se déroule pas comme prévu initialement.

Johanna Sulalampi derrière la console de mixage avant le concert à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rebecca ter Braak

Si l’on ajoute que les voyages de nuit en surface sont encore plusieurs fois plus chers que l’avion, et que le voyage lui-même ne favorise pas le bien-être physiologique et psychologique des personnes, toute discussion sur les voyages en surface comme alternative à l’avion est une sorte de conte de fées. Il semble que, plus que toute autre chose, ce récit serve de bouclier dissociatif protecteur entre les « générations habituées à voyager » et l’incarnation des causes de l’invention de l’aviation. Malheureusement, la poursuite de la vie d’un individu dans ce système nécessite de tels récits. Après les différents voyages et conversations que j’ai eus, je pense que l’accent ne devrait pas être mis sur la manière de pousser les individus à faire des choix plus durables en matière de voyage, mais sur la manière de changer le voyage lui-même.

L’installation Don’t Worry de Martin Creed sur la tour de l’église Saint-Pierre de Cologne. © Johanna Sulalampi

Le capitalisme pointe du doigt le consommateur et minimise la démocratie dans les choix de consommation, en affirmant que la consommation doit changer avant que les services puissent changer. Ce texte propose l’inverse. Les services doivent changer pour que les consommateurs puissent s’y adapter de manière réaliste. La pression en faveur des voyages à faibles émissions et de l’accessibilité des voyages en surface devrait s’exercer sur les compagnies aériennes, les entreprises et les États qui les soutiennent, plutôt que sur les individus. Lors de l’élaboration de solutions de remplacement à l’avion, outre les prix et les valeurs écologiques, il conviendrat également d’améliorer et de développer la nature expérientielle du voyage. Un long voyage par voie terrestre doit maintenir l’endurance mentale et physique de l’individu afin que l’expérience soit comparable à celle d’un voyage en avion pour le même trajet. Il conviendrait de noter que les raisons sont multiples et que les possibilités et les besoins d’un voyage par voie terrestre sont différents de ceux d’un voyage par avion. Tant que ceux qui détiennent le véritable pouvoir de changer le système capitaliste ne prendront pas la responsabilité d’apporter ce changement, les voyages de surface sur de longues distances en remplacement de l’avion resteront un conte de fées.

Trio Abstrakt joue la première de la pièce Solastalgia de Johanna Sulalampi. © Rebecca ter Braak

Malgré les difficultés et la fatigue des voyages, le résultat final de la collaboration avec le Trio Abstrakt a été une nouvelle pièce de musique contemporaine pour saxophone, piano, percussion, électronique et instruments en céramique. Elle a été créée à l’église Saint-Pierre de Cologne dans le cadre du concert Confluences du Trio Abstrakt. J’ai nommé ma nouvelle pièce Solastalgia, dont le sens direct est l’anxiété climatique. Pour moi, ce nom fait plus largement référence à la période d’instabilité émotionnelle de la crise climatique, où l’espoir et la perte se confondent de manière inséparable.

En illustration de ce texte, j’ai ajouté des photos des moments forts de ce conte de fées, au lieu de  photos des différentes gares, des pigeons sur les quais à la recherche des miettes du déjeuner des voyageurs, de mes tasses de café et de mes sandwichs à emporter sur les tables pliantes des trains, de mes doigts gelés le premier jour d’automne en attendant un train en retard à la gare d’Hambourg, d’une porte de cabine de train cassée fermée avec un lacet de chaussure, des cernes sous les yeux lors d’un changement de train pour cause de panne la nuit au Danemark, de la vue magnifique depuis la fenêtre du train, des sols moquettés dans les couloirs du ferry, de la mer depuis le pont du navire, de l’emballage, du déballage et du ré-emballage des bagages, encore et encore. À l’avenir, j’opterai à nouveau pour les voyages en surface lorsqu’ils seront accessibles, et je réfléchirai soigneusement au moment où je prendrai l’avion.

La pianiste Marlies Debacker jouant la pièce Solastalgia. © Rebecca ter Braak
Concert Confluences 2024 du Trio Abstrakt à l’église Saint-Pierre de Cologne. © Rebecca ter Braak
De gauche à droite : la pianiste Marlies Debacker, le saxophoniste Salim(a) Javaid et la percussioniste Tamara Kurkiewicz. © Rebecca ter Braak

Johanna Sulalampi est bénéficiaire d’une bourse de mobilité octroyée dans le cadre du programme Rewilding Cultures co-financé par l’Union Européeenne.