Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. La section centrale est consacrée à la récente initiative Soil Assembly, et développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes recueillies au sein de ce réseau émergent. Pedro Soler nous présente ici la communauté qui accueillera la prochaine assemblée des sols en mai 2025. Il sera également de la journée Paysans Planétaires à l’Antre Peaux à Bourges le 23 novembre 2024.
Il est 10 heures du matin, dans un champ, et nous nous tenons autour d’une femme assise devant un autel étalé sur une toile. L’autel est coloré, plein de bonbons, de fruits et de pierres. Un trou a été creusé dans le sol juste à côté. Violeta demande la permission, parle à la terre, chante en agitant un hochet. Elle nous dit que la terre aime les choses sucrées. L’une après l’autre, toutes les personnes prennent quelque chose sur l’autel et le jettent dans le trou, remerciant et nourrissant la terre. Certaines femmes se croisent en jetant leur orange. Puis le trou est rebouché de terre.
Nous sommes à l’époque de Pawkar Raymi, l’équinoxe de mars, dans un workshop organisé par La Divina Papaya dans sa ferme du territoire de Kayambi. C’est le temps des céréales tendres : épis de maïs et frijoles, lentilles et pois, chochos et fèves, et de la soupe appelée fanesca faite avec cette récolte et d’autres, 12 ingrédients au total, provenant du chakra ou jardin andin. C’est l’occasion pour tous les membres de la communauté de manger en abondance. Traditionnellement, personne n’est exclu, tout comme dans le chakra aucune plante n’est semée seule, les plantes sont aussi des familles et des communautés, elles deviennent tristes si elles sont isolées. La recette de la fanesca est une résistance et un guide, des instructions sur ce qu’il faut planter et quand, une mémoire et un avenir de diversité, d’abondance et de collectivité.
Toutes les compañeras ne sont pas venues aujourd’hui parce qu’elles étaient occupées à vendre leurs grains pour que les gens fassent de la fanesca, mais un certain nombre d’entre elles sont là. Maintenant, nous allons faire une fanesca différente. C’est ce que dit Julio, membre de la fondation Ekorural et chercheur agricole, en présentant l’atelier : « Il s’agit d’une fanesca pour le sol. » Il commence par demander à chacun de participer à l’organisation des nombreuses graines que nous avons apportées sur une grille disposée sur le sol, avec la vitesse de croissance en abscisse et l’ensoleillement nécessaire (qui correspond souvent à la hauteur, mais pas toujours) en ordonnée. Les plantes nourrissent la vie du sol avec leurs exsudats, sur lesquels les champignons et les bactéries se développent, alimentant à leur tour tous les autres cycles vertigineux du sol. Ensuite, nous préparons de la nourriture pour tous : de la poudre de roche pour les bactéries, de la moisissure de feuilles du sol de la forêt, différents composts, de la farine de pois pour les champignons, un peu de sable. Tout le monde participe en jetant tout ensemble, en ajoutant les graines puis en mélangeant le tout.
Connaissance et pratique de l’Uku-Pacha
La plupart de ces paysans indigènes sont des femmes d’une cinquantaine d’années qui ont passé toute leur vie à pratiquer une agriculture de subsistance dans leurs chakras. D’autres sont des paysans plus jeunes qui sont restés à la maison (ou, plus rarement, qui ont fait des études et sont revenus), ainsi que des post-urbains éduqués. Leur rencontre constitue un espace de transfert de connaissances, de construction de la souveraineté alimentaire et, espérons-le, de survie dans ces prochaines décennies d’effondrement annoncé. Alors que les plus sérieux organismes scientifiques appellent depuis longtemps à la transformation agro-écologique de l’agriculture, ceux qui pratiquent ces arts, qui les pratiquent depuis des millénaires, constituent en réalité le secteur le plus pauvre et le plus abandonné de la société. Nous vivons dans un monde à l’envers.
Dans la cosmogonie andine, le mot Pacha désigne à la fois le temps et l’espace. Ainsi, les trois pachas qui composent le cosmos, au-dessus, entre et au-dessous, sont des lieux réels qui accumulent le temps en couches ou en spirales. Le pacha du sol, ainsi que de l’intérieur du corps, est Uku Pacha. Uku signifie intérieur. Il convient d’être très prudent avec ce royaume, résidence de l’énorme serpent Amaru, des morts et de ceux qui ne sont pas encore nés. Toutes les eaux souterraines y sont incluses, les sources, le fond de la mer, nos organes internes. Chacun de nous est aussi un petit monde, et il n’y a pas d’enfer en dessous de nous. L’interaction complexe du temps et de l’espace qui forme les corps et les mondes tend toujours vers l’équilibre et la complémentarité. Lorsque les choses se déséquilibrent, il se produit une correction ou un renversement radical, un bouleversement et un changement de cycle, appelé Pachakutik.
En regardant vers le sud et l’ouest depuis le champ, on aperçoit à l’horizon des serres massives remplies de roses, des générateurs, des pompes, des machines qui broient les tiges de roses pour en faire du compost, diffusant des fréquences ultra basses. Le monde rural est aujourd’hui un champ de bataille. L’agro-industrie s’empare des terres des migrants, des paysans fatigués d’être pauvres ou des héritiers déconnectés, et les transforme en serres hautement technicisées et productives. C’est une industrie qui génère beaucoup d’argent, la cinquième plus importante exportation de l’Équateur, mais qui crie sa fragilité, car elle dépend entièrement des avions à carburant fossile pour livrer un bien non essentiel au Nord, à un coût environnemental énorme. La combinaison de l’économie et des émissions signifie qu’il n’y a pas d’avenir viable, et pourtant tout va de plus en plus vite, de plus en plus grand, de plus en plus large. Aujourd’hui, la majorité des jeunes d’ici travaillent dans les serres de fleurs. Ils ne cultivent plus et se nourrissent d’aliments transformés achetés dans les magasins du coin. Un salaire au lieu d’un jardin, et ainsi il n’y a plus de jardins.
La bonne vie : se réunir avec d’autres
Lorsque Maria Mies a étudié l’agriculture de subsistance chez les femmes du Bangladesh dans les années 1980, elle a découvert qu’elle était la clé de l’autonomie et de la qualité de vie. La « perspective de subsistance » qu’elle a développée à partir de ces études et d’autres, est une résistance explicite au capitalisme patriarcal mondial et à ses effets dévastateurs. Il s’agit d’une production de vie au lieu d’une production de marchandises. Dans les Andes, on l’appelle Sumak Kawsay, la bonne vie : « La subsistance n’est pas un défaut et une misère, comme on nous le fait constamment croire. Si elle est comprise correctement, c’est-à-dire non pas comme une subsistance individuelle – ce qui n’est pas possible -, il faut toujours se réunir avec d’autres pour faire quelque chose, non seulement pour survivre, mais aussi pour vivre bien. C’est alors qu’il est possible de créer une vie agréable. Vous faites l’expérience que vous êtes votre propre autorité, qu’avec les autres, vous êtes souverain. »[1]
Maintenant, Julio a cessé ses explications et tout le monde travaille. Les compañeras plantent des arbres et des roses, remplissant le sol avec le mélange magique, la nourriture du sol, la nourriture de l’âme. Elles travaillent vite, avec économie et puissance dans leurs mouvements, ouvrant des trous pour les plantes, des corps confiants à la frontière entre les mondes. Les jeunes hommes et femmes sont là, parmi elles, l’un manie la brouette, l’autre mesure les distances entre les rosiers, d’autres plantent. Les héritiers directs de la lignée paysanne vieillissant, il y a de moins en moins de jeunes pour prendre la relève, et les migrations ont un impact énorme sur les zones rurales.
Mais tout cela peut changer en une seconde, ou du moins en quelques semaines, sans diesel. Pendant la pandémie, de nombreux jeunes sont retournés travailler aux côtés de leurs parents ou grands-parents. La grève nationale de 2021 a duré 18 jours, toutes les routes ont été fermées et la production alimentaire locale est soudain devenue d’une importance capitale. Tous les prix ont augmenté, puis les choses sont revenues à la normale. Mais bientôt, il n’y aura plus de retour à la normale. Le Pachakutik est là et l’avenir des petites fermes et des paysans est maintenant – comme le souligne Chris Smaje[2], « notre meilleure chance de créer des sociétés futures qui soient soutenables en terme écologique et satisfaisantes en termes nutritionnels et psychosociaux. »
Inévitablement, lorsque les températures et le niveau de la mer augmenteront dans les zones tropicales, tout le monde affluera vers les montagnes où il y a encore de l’eau et de l’agriculture. Ils viendront aussi d’autres parties des Andes, lorsque les glaciers auront finalement disparu. Si une transition agro-écologique paysanne était en cours, nécessitant beaucoup de mains, beaucoup d’organismes et avec un accès équitable à la terre, il y aurait du travail pour eux à leur arrivée : jardiner, guider l’eau, construire des sols, entretenir la vie. Travail de subsistance, travail collectif, avec beaucoup de temps pour l’art.
Mais pour que cela se produise, il faut une sorte d’effondrement ou de révolution, un profond changement culturel et existentiel. Des jeunes gens émigrent déjà ici à la recherche d’un travail de subsistance sous le regard vigilant de gardes armés dans les serres qui couvrent la vallée. Peut-être que des réfugiés affamés travailleront bientôt dans les serres en échange d’une mauvaise nourriture et d’une couchette dans un dortoir. Comme dans les domaines du mauvais vieux temps, mais avec des caméras, des machines et des produits chimiques, comme dans les fermes fortifiées du film Soylent Green.
Le maïs demande peu de travail rapporté à son rendement[3]. Les pommes de terre attendent sous la surface jusqu’à ce que vous en ayez besoin, invisibles aux yeux du conquérant. Une alimentation végétale diversifiée, un peu de porc sauvage de temps en temps, du poulet et de la chicha pour les fêtes. On a déjà vu cela : une bonne vie d’imagination infinie dans les limites de la subsistance, comme l’a écrit le poète Tao Yuanming il y a 1600 ans en Chine :
« D’un seul coup d’œil, j’embrasse tout l’univers.
Quels plaisirs peuvent être comparés à ceux-là ? »
Du 8 au 10 mai 2025, une assemblée des sols (Tinku Uku Pacha) se tiendra dans la communauté de La Chimba, près de Cayambe en Équateur, réunissant des paysans, des pédologues et des artistes. Le laboratoire publiera également une version espagnole de La Planète Laboratoire, qui porte sur les initiatives et les pratiques en faveur de la santé et de la régénération des sols en Amérique latine. Renseignements et participation : lab at makery.info
En savoir plus sur le programme de l’Assemblée des Sols en Ecuador.
La Planète Laboratoire et le réseau Assemblée des Sols seront également prochainement présentés lors d’une journée dédiée à l’Antre Peaux à Bourges le 23 novembre 2024.
Notes
(1) Transcription d’une interview vidéo de Maria Mies par O. Ressler, enregistrée à Cologne, Allemagne, (2005). https://transversal.at/transversal/0805/mies/en
(2) Chris Smaje, A Small Farm Future – Making the Case for a Society Built Around Local Economies, Self-Provisioning, Agricultural Diversity, and a Shared Earth. Chelsea Green Publishing (2020)
(3) 30 jours-personnes par hectare et par an pour semer et entretenir et 10 jours-personnes par hectare et par an pour récolter environ 1200 kg, ce qui est suffisant pour nourrir une famille de 4 personnes pendant 1 an. Gregory Knapp, Andean Ecology – Adaptive Dynamics in Ecuador. Routledge (1991)