«Il faut toute la région pour faire la ville» : territoires, écosystèmes et populations selon Patrick Geddes
Publié le 4 octobre 2024 par Ewen Chardronnet
Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. La section centrale est consacrée à la récente initiative Soil Assembly, et développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes recueillies au sein de ce réseau émergent. Ce texte explore la pensée et les travaux de Patrick Geddes (1854-1932), biologiste, sociologue et urbaniste, précurseur dans de nombreux domaines, qui a pensé l’articulation villes-campagnes au tournant du XXe siècle, et révolutionné la planification urbaine moderne.
Avec les convergences de luttes autour de la question de l’eau (Soulèvements de la Terre, luttes indigènes contre l’appropriation de l’eau pour l’extraction de lithium dans la région des salars sud-américains), l’attribution de statut de « personnalité juridique » à des rivières (Whanganui en Nouvelle-Zélande et Rio Atrato en Colombie en 2017, Magpie au Québec en 2021) et les développements récents d’instances associées aux bassins versants (Parlement de Loire, Conseil Diplomatique des Bassins Versants à Genève), des appels à constituer de nouveaux lieux de savoir biorégional se sont multipliés. A cet égard le travail développé par le biologiste et urbaniste Patrick Geddes a suscité récemment un nouvel intérêt, apparaissant comme un des précurseurs des questions pédagogiques en matière de relations entre territoires, écosystèmes et sociétés humaines. Il permet d’aborder ces questions selon une perspective historique différente en regard de l’école américaine plus récente du biorégionalisme souvent critiquée pour sa misanthropie essentialiste[1].
Geddes est notamment référencé dans le Dictionnaire de la pensée écologique de Dominique Bourg et Alain Papaux qui le décrivent comme l’un des pionniers de la planification régionale et, avec Elisée Reclus et Piotr Kroptokine, comme ayant continuellement promu la réintroduction de la campagne au coeur des villes (jardins et potagers)[2]. La contribution la plus connue de Patrick Geddes à la résolution du conflit ville-campagne est le simple diagramme de la Valley Section, « section de vallée », présenté pour la première fois en 1905 à une réunion de la Sociological Society de Londres[3]. Le diagramme unit ville et campagne dans l’idée d’une « vallée régionale ». La Valley Section est une section longitudinale qui suit un fleuve depuis sa source dans les montagnes jusqu’à son entrée dans la mer. Pour Bourg & Paillot c’est un « outil intellectuel pour les études régionales, censées prendre en compte le concept de bassin fluvial, du point de vue de la relation entre histoire environnementale et histoire humaine, ainsi que des relations entre la ville et sa région environnante »[4]. Dans sa première étude Geddes écrit : « En descendant de la source à la mer, nous suivons le développement de la civilisation depuis ses origines simples jusqu’à ses résultats complexes ; aucun élément ne peut être omis. (…) En résumé, il faut donc toute la région pour faire la ville. De même que le fleuve charrie les apports de tout son cours, de même chaque communauté complexe, au fur et à mesure que nous descendons, est modifiée par ses prédécesseurs. »[5] La version publiée en 1909 de la Valley Section combine des conditions physiques – représentées dans le dessin par des plantes – avec des occupations dites naturelles ou basiques – représentées par des outils, et les organisations sociales que figurent les silhouettes de villes, de villages et de maisons individuelles. Par ailleurs, la « vallée régionale » englobe en réalité plusieurs vallées et une plaine agricole qui s’étend du bas des montagnes à la côte. La Valley Section raconte que les conditions physiques du milieu influencent la vie végétale et déterminent l’occupation humaine et son organisation sociétale. Elle nous aide à comprendre « dans quelle mesure la nature a déterminé l’homme » et « dans quelle mesure le type d’homme donné a réagi, ou peut encore réagir, à son environnement »[6].
Machines à penser
Le diagramme de Geddes était conçu dans sa série de « thinking machines », une méthode visuelle de présentation et de mise en relation de faits et d’idées pour faciliter la réflexion et la transmission pédagogique. Pour concevoir et déployer la Valley Section il s’inspira des grands chercheurs de la biogéographie, tels Alexander von Humboldt et Aimé Bonpland, mais s’inspira peut-être plus précisément, à la fois de la méthodologie qu’il avait apprise de Thomas Huxley – sous l’enseignement duquel il avait étudié la biologie à la fin des années 1870 – et des recherches en phytogéographie sur les relations entre espèces végétales de son ami Charles Flahault – rencontré également lors de ses années d’étude et d’un séjour à la Station Biologique de Roscoff.
Surnommé le bouledogue de Darwin, Huxley n’appréciait guère le darwinisme appliqué aux sociétés humaines tel que promu par Herbert Spencer qui servaient selon lui à justifier l’exploitation sociale et l’oppression des classes défavorisées. Il soulignait l’importance de la science pour éclairer les questions sociales, mais il s’opposait à l’utilisation de la biologie pour justifier des politiques sociales inéquitables. Il enseignait donc la lucidité contre les simplifications excessives pour décrire la relation entre les organismes et leur environnement, entre la biologie et la physiographie, et révéler les facteurs complexes conduisant à l’évolution naturelle. Deux de ses manuels les plus célèbres, Elementary Instruction in Practical Biology (1875) et Physiography : an Introduction to the Study of Nature (1877) furent publiés au moment où Geddes suivait son enseignement. Dans sa Physiographie il introduit le livre par l’étude d’une région particulière, le bassin versant de la Tamise. Et dans les rééditions de la fin de sa vie il élargit au-delà de la Tamise le thème du bassin versant à n’importe quel fleuve.
Depuis les années d’étude de Geddes et Flahault à Roscoff, ce dernier avait fondé l’Institut de botanique de Montpellier[7] et étudiait la phytosociologie ou l’étude des associations végétales coopératives et mutuellement bénéfiques, les prémisses de la permaculture[8] pourrait-on dire. En croisant la phytogéographie et la phytosociologie de Flahault à la stricte méthode de Huxley, la Valley Section de Geddes rejoint par ailleurs le modèle de bassin hydrographique tel qu’Elisée Reclus l’avait élaboré dans son Histoire d’un ruisseau[9]. Reclus utilisait assez systématiquement le bassin hydrographique comme critère de découpage régional, notamment dans sa Nouvelle Géographie Universelle. Il a été l’un des premiers à reconnaître le lien intrinsèque entre les caractéristiques géographiques d’une région et les modes de vie de ses habitants.
Les rencontres estivales d’art et science
Geddes avait beaucoup lu puis développé une amitié avec Elisée Reclus, de vingt cinq ans son aîné. Il l’avait accueilli a deux reprises à Edimbourg lors de ses Summer Meetings of Art and Science qu’il organisa avec son épouse Anna de 1883 à 1899. L’école d’été, inspirée notamment du mouvement Arts & Crafts et de John Ruskin, combinait des enseignements de sciences naturelles, de jardinage botanique ou potager, d’observation de biodiversité, d’art et d’artisanat, de biologie, de géographie, d’économie et de politique, se basant sur les « machines à penser » de Geddes lui-même : « Partant de l’idée familière de travailler du concret à l’abstrait, des sens vers l’intellect, on s’efforce dans chaque sujet d’étude (1) de rafraîchir l’esprit de l’élève par une abondance d’impressions ; (2) de l’initier à la littérature croissante du sujet ; (3) de lui fournir les moyens de résumer, d’arranger et de penser plus clairement à ces accumulations d’observations et de lectures. D’où (1) l’insistance sur les démonstrations, les expériences et les excursions sur le terrain ; (2) l’introduction dans plusieurs matières du séminaire qui, avec son orientation vers le monde des livres et son activité dans l’utilisation de ceux-ci, est une force si marquée de l’université allemande ; (3) l’utilisation étendue des méthodes graphiques. »[10] Geddes voulait mobiliser « la main, le cœur et la tête ». On lui attribue aussi les slogans « learning by doing », apprendre en faisant, et « think global, act local », penser global, agir local. De nombreux étudiants, artistes, penseurs et chercheurs célèbres de nombreux pays participèrent aux Summer Meetings, du biologiste Ernst Haeckel à Piotr Kropotkine.
Reclus était venu aux Summer Meetings en 1893 puis en 1895. C’est dans ce contexte qu’il publia en anglais dans The Contemporary Review l’article « The Evolution of Cities »[11], qui appelait à réconcilier villes en expansion constante qui peuvent « engloutir chaque année de nouvelles colonies d’immigrants et, comme des pieuvres géantes, étirer leurs tentacules dans la campagne environnante » avec les campagnes qui peuvent y venir s’y réjouir et s’éduquer. Il conclut le texte ainsi : « Le modèle de l’ancienne ville, nettement délimitée par des murs et des fossés, tend de plus en plus à disparaître. Alors que l’homme de la campagne devient de jour en jour un citadin dans son mode de vie et de penser, le citadin, lui, se tourne vers la campagne et aspire à être un campagnard. C’est sa croissance même qui permet à la ville moderne d’abandonner son existence solitaire et de tendre à se fondre avec d’autres villes, retrouvant ainsi la relation originelle qui unissait le marché naissant à la campagne dont il était issu. L’homme doit avoir le double avantage d’accéder aux plaisirs de la ville, avec ses solidarités de pensées et d’intérêts, les possibilités qu’elle offre d’étudier, de pratiquer les arts et, en même temps, il doit jouir de la liberté qui existe dans la liberté de la nature et se déploie dans le champ de son vaste horizon. »
Pour Geddes toute « ville naît et se renouvelle à partir de la campagne, et cela non seulement dans le sang et le tempérament, mais aussi dans les tendances, les aptitudes, les activités, les qualités et les défauts, bref dans le caractère, individuel et social. »[12] Il définit ainsi l’idée que la conurbation et la ville en expansion constante émergent toutes deux de la campagne et y reviennent comme l’expression la plus élevée des possibilités inhérentes à la campagne. Il accorde ainsi une importance aux métiers artisanaux, inspiré en particulier par la notion d’aide mutuelle développée par Kropotkine, qui voyait dans l’Europe médiévale le meilleur exemple de société humaine coopérative, dont la ville médiévale structurée autour de guildes de métiers en serait l’expression la plus aboutie. Geddes avait en effet accueilli Kropotkine à Edimbourg en 1886, au moment où il sortait de trois années de prison à Lyon. Dans Fields, Factories and Workshops, publié à Londres en 1898, Kropotkine imagine la relation future ville-campagne faite d’unités décentralisées – soit dans « l’usine au milieu des champs », soit dans des villages industriels. Il projette que de nouvelles et petites centrales électriques pourraient rendre son mode de production décentralisé et autodéterminé possible, même dans les grandes villes industrielles existantes[13].
Vers des centres d’études biorégionales
Pour conclure, rappelons que pour étudier la « ville région » il était nécessaire pour Geddes de commencer par une Regional Survey, une étude régionale associée, et que pour cela la pérennisation de centres éducatifs était primordiale. C’est ce qu’il tenta avec son musée-école de la Outlook Tower à Édimbourg, comme avec son Collège des Ecossais à Montpellier : « Par conséquent, l’Éducation, si elle est réelle, commence par une Étude Régionale, comme action ayant une utilité régionale. C’est pourquoi un tel musée régional et une telle école de référence doivent être non seulement géographiques, mais aussi géotechniques. Dans la difficulté même de faire face à la vaste et complexe division du travail, tant dans la science que dans la vie pratique, il trouve sa nécessité et sa justification en tant qu’au moins tentative de centre d’échange d’informations sur l’éducation, dans lequel toutes les spécialités peuvent à nouveau se rencontrer. »[14]
On retrouve ces idées dans le principe des Bioregional Learning Centers proposés en 1982 par Donella Meadows, autrice principale de The Limits to Growth pour le Club de Rome en 1972, et qui se sont développés par la suite : « Ces centres devraient être nombreux, répartis dans le monde entier, chacun étant responsable d’une biorégion distincte. Ils regrouperaient des personnes dotées d’un esprit et d’outils excellents, mais ne seraient pas isolés, comme le sont souvent les centres scientifiques, de la vie des gens ordinaires ou des réalités des processus politiques. Les personnes travaillant dans ces centres seraient à l’aise avec les agriculteurs, les mineurs, les planificateurs et les chefs d’État, et elles seraient en mesure de les écouter et de leur parler. Le travail de ces centres consiste essentiellement à renforcer cette capacité… à résoudre les problèmes de manière cohérente avec la culture et l’environnement. Les centres collectent, interprètent et diffusent des informations sur les ressources de leurs biorégions, ainsi que sur le bien-être des populations et des écosystèmes. Ils sont en partie des dépositaires de données, en partie des centres d’édition, de diffusion et d’enseignement, en partie des stations d’expérimentation et des agents de vulgarisation. Ils connaissent les technologies les plus récentes et les plus traditionnelles, et savent lesquelles fonctionnent le mieux dans quelles conditions. Ils sont capables, dans la mesure où l’état des connaissances le permet, de voir les choses dans leur ensemble, d’envisager les conséquences à long terme et de dire la vérité. Ils sont également capables de percevoir et d’admettre librement où se situent les limites de l’état des connaissances et ce qui n’est pas connu. »[15]
Notes
(1) Antoine Dubiau, « Faire l’histoire intellectuelle du biorégionalisme », 28 février 2022, métropolitiques.eu. Antoine Dubiau est l’auteur de Écofascismes aux éditions Grevis (2023).
(2) A cet égard Lewis Mumford a repris et prolongé les recherches engagées par Patrick Geddes. Lire à ce sujet La Cité à travers l’Histoire (1961).
(3) P.Geddes (1905), « Civics : as applied sociology », Part I, Sociological papers, (ed.) V.V.Branford London: Macmillan, pp. 105-6.
(4) Dominique Bourg et Alain Papaux, entrée « Patrick Geddes (1854-1932) » dans Dictionnaire de la pensée écologique, PUF, 2015, pp. 462-464.
(5) Ibid. note 3.
(6) Patrick Geddes, « The Influence of Geographical Conditions on Social Development », Geographical Journal 12 (1898), p. 581. Cité dans Volker M. Welter, Biopolis, MIT Press, 2002, p.62
(7) C’est d’ailleurs à Montpellier que Geddes s’installera en 1924, il y fondera le Collège des Écossais et y finira sa vie.
(8) L’idée de « permanent agriculture » apparaît dans les mêmes années, en 1910, dans l’ouvrage de Cyril G. Hopkins, Soil Fertility and Permanent Agriculture.
(9) Elisée Reclus, Histoire d’une montagne. Histoire d’un ruisseau, Libertalia, 2023.
(10) Cité dans Helen Meller, Patrick Geddes, Social Evolutionist and City Planner, Routledge, 1990, p.67.
(11) Elisée Reclus, « The Evolution of Cities », The Contemporary Review, v. 67, January-June 1895, Isbister and Company Ltd
(12) Patrick Geddes, City Surveys for Town Planning (Edinburgh and Chelsea: Geddes and Colleagues, 1911). Cité dans Biopolis, p. 75.
(13) Piotr Kropotkine, Fields, Factories and Workshops, or Industry Combined with Agriculture and Brain Work with Manual Work, 1898.
(14) Ibid. note 6.
(15) Bioregional Essays: Bioregional Centres – Donella Meadows’ Vision for Deep Local Change. Statement to the Belaton Group, 1982