Makery

Humuspunk : Comment les sols prototypent ?

Workshop Feral Circuits de synthétiseurs à faible consommation d'énergie régénérative au festival Nonagon à Svävö, en Suède. Photo: Regenerative Energy Communities, 2023, CC4R.

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. La section centrale est consacrée à la récente initiative Soil Assembly, et développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes recueillies au sein de ce réseau émergent. Dans ce texte, Regenerative Energy Communities imaginent des infrastructures et des pratiques de conception susceptibles de renverser les paradigmes et de fermenter la révolte.

Notes sur le projet de recherche artistique Regenerative Energy Communities à Växjö, Suède

« La terre n’est pas créée par la main de l’homme, mais la main de l’homme s’est imposée à la terre. Et pourtant, la terre ne se laisse pas posséder » (Elin Wägner et Elisabeth Tamm 2021 [1940], traduction des auteurs).

Quelles sont les implications de l’intérêt pour la santé des sols ? Quel ancrage (pratique, critique, écologique) cela peut-il signifier pour des communautés et expérimentations créatives engagées, quelles qu’elles soient ? Et particulièrement pour des propositions qui visent non seulement à soutenir, mais aussi à revitaliser activement et à améliorer la santé et la résilience des écosystèmes locaux reliés aux sols et à leurs communautés interdépendantes de matériaux, d’êtres et de relations ? Quels engagements et quelles restrictions cela impliquerait-il ? Quelles sont les contraintes et les possibles d’une pensée et d’une pratique centrées sur les sols ?

Éolienne faite de mycelium et moteur de déchets électroniques. Photographie de Regenerative Energy Communities, 2024, CC4R

Nous partageons ici les premières réponses à ces questions telles qu’elles nous sont apparues au cours de notre projet de recherche Regenerative Energies Communities[1]. Tirant notre inspiration des pratiques des communautés agricoles expérimentales locales de Växjö, en Suède, nous avons prototypé des petites formes de création d’énergie durable. L’un des principaux objectifs du projet était d’explorer les possibilités offertes par des pratiques qui se veulent régénératrices. Inspiré par des traditions récentes et plus anciennes autour de l’agriculture régénérative et de l’agroécologie en général, le projet situe ses recherches à l’intersection des domaines de l’énergie et de l’agriculture, en vue de repenser les imaginaires de la crise climatique, des énergies renouvelables et de la soi-disant transition verte.

S’engager en tant qu’artistes, designers, cultivateurs et experts en technologie sur les questions d’énergie et d’agriculture a demandé de relever des défis implicites. L’un d’entre eux était la question non résolue de savoir comment construire collectivement des imaginaires de régénération qui impliquent à la fois des liens avec les sols tout en écornant les récits narrant une continuité sans heurts des systèmes énergétiques. A ce jour, nous avons développé et expérimenté collectivement une série de prototypes régénératifs et alternatifs. En repensant à différents moments des ateliers, des expositions et des expériences qui ont pris forme au cours des trois années du projet, nous trouvons utile de réfléchir à la question suivante : « Comment les sols prototypent… ? » Pour nous, cette question a une qualité en cascade dans la mesure où elle suscite des questions complémentaires stimulantes : Comment les sols peuvent prototyper des communautés ? Comment les sols peuvent-ils prototyper des imaginaires (régénératifs) ? Des perspectives critiques ou des utilisations créatives et durables des technologies ? Raconter des histoires de dégradations, d’ignorance ou de refus de réalités (paraissant insurmontables) ? Cette capacité de la question à s’échapper et à se reformuler différemment résonne pour nous avec le travail de l’anthropologue Kristina M. Lyons, qui écrivait en 2020 sur les relations entre les humains et les sols dans les communautés agricoles rurales de Colombie : Lyons décrit la capacité qu’ont les couches de compostage en décomposition (hojarasca) de nous « forcer à réfléchir » aux nombreux « processus de création de vie » qui y convergent ou en émergent.

Prototyper avec des engagements régénératifs

Le projet Regenerative Energies Communities est né de la volonté de soutenir un site agricole adjacent à l’université locale en le dotant d’une infrastructure énergétique durable à une époque où l’utilisation des combustibles fossiles augmente, où l’extraction des minerais est critique et où les imaginaires autour de la « crise énergétique » actuelle restent très limités. Le projet s’articule autour d’une ferme communale expérimentale à petite échelle. Sur ce site, des collectifs agricoles tels que les Feminist Farmers et The Dirt (eux-mêmes artistes et designers), ainsi que des particuliers et des familles de la région, expérimentent des méthodes de culture inspirées de l’agriculture régénérative, de la permaculture et d’autres formes de pratiques créatives en connexion avec les sols, selon des approches durables et communautaires et par le biais d’un contact pratique des mains et des pieds avec la terre.

Notre proposition de travailler selon des méthodes nourrissant les écosystèmes dépendant des sols s’inspire de l’engagement central de l’agriculture régénératrice consistant à améliorer activement la santé des sols. Cette proposition ne donne pas seulement une direction concrète et pratique pour des méthodes de travail, mais elle porte aussi en elle une critique implicite des approches visant simplement à maintenir une forme de statu quo. Cela semble particulièrement nécessaire à une époque de croisements de multiples pratiques énergétiques et agricoles destructrices, qu’il s’agisse des modes d’extraction, d’expansion capitaliste sur les territoires ou des politiques d’épuisement continu de la santé écologique de ces derniers. En gardant bien ces questions interdépendantes à l’esprit, notre projet explore la manière dont les métabolismes et paradigmes énergétiques actuels peuvent être remis en question par l’agriculture régénérative et les pratiques plus anciennes de l’agroécologie. L’objectif central est non seulement de maintenir, mais aussi de raviver et d’améliorer la santé, la résilience et l’adaptabilité des écosystèmes locaux et de leurs communautés interdépendantes d’êtres et de matériaux.

Tout au long du projet, nous avons continuellement réfléchi à ce que signifie d’adopter comme boussole les principes et les engagements en faveur de la santé des sols et des écosystèmes pour explorer des formes alternatives de recherche et de prototypage en matière d’énergie. Nous avons trouvé que la régénération était un concept à la fois riche et compliqué à travailler – un concept qui, bien que riche de mérites, a besoin d’une attention critique constante pour parer à des appropriations qui le délesteraient de ses engagements communautaires et politiques[2].

Un moment important de notre collaboration avec le site agricole de Brände Udde a été la réception du contrat de location de la part des intendants de la parcelle du VXO Farm Lab. Le texte s’ouvrait sur « Welcome Future Urban Farmer ! » et une description de la façon dont la ferme était conçue comme un espace pour « explorer, appliquer et partager des idées de régénération, de durabilité et des méthodes de développement de communautés résilientes ». Le document était un contrat, mais postulait également une vision. Un point particulier de la section « Quelques éléments supplémentaires à prendre en compte » a ainsi attiré notre attention : « Uniquement des produits biodégradables : Nous visons à abolir toute utilisation de produits pétrochimiques sur nos sites. Cela signifie : pas d’utilisation de plastiques ou de matériaux synthétiques (si cela est raisonnablement possible). S’il ne peut pas devenir de la nourriture pour vos plantes, il ne devrait pas se trouver sur le site ! »

Le respect des engagements de la communauté agricole nous a conduits à exclure les systèmes énergétiques standards tels que le solaire et l’éolien, compte tenu des pratiques préjudiciables liées à l’extraction de minerais pour la fabrication des panneaux et des problèmes d’impact environnemental de la fin de vie de ces technologies. Nos engagements centrés sur les sols nous ont orientés vers des directions nouvelles et inattendues dans notre travail de prototypage et d’infrastructure. Ils nous ont orientés vers la culture de matériaux régénératifs et de relations biodiverses avec lesquels nous serions susceptibles de pouvoir créer des prototypes. Ils ont éclairé des méthodes de travail s’ouvrant à l’intermittence, à la saisonnalité et à l’ingénierie lente. Ils ont fondé, par exemple, notre travail de prototypage sur une éolienne à base de mycélium. Ce prototype explore des processus tels que la mycoremédiation des métaux lourds et d’autres contaminants des sols provenant de l’autoroute adjacente à la ferme. Il a orienté notre travail vers la stimulation des réseaux mycorhiziens pour la santé des plantes par le biais d’autoroutes de nutriments de la couche arable (excluant ainsi le besoin d’engrais synthétiques), de diverses communautés de micro-organismes et de vie biotique, et d’expérimentations de micro-énergie dans les limites techno-écologiques. Ces engagements nous ont également amenés à fabriquer des contrôleurs de charge à partir de déchets électroniques récupérés qui peuvent régénérer les batteries au lithium épuisées, dans le but d’interrompre les flux de déchets locaux dont la contamination est externalisée vers les sols du Monde Majoritaire (autre expression pour qualifier le Sud global, ndt).

Humuspunk

Les modes de prototypage mettant l’accent sur la santé des sols pourraient être caractéristiques de ce que nous avons appelé l’humuspunk[3]. L’humuspunk reconnaît son enracinement dans les sols et s’oppose aux futurs écomodernistes transparents et systématisés (« smart »), embrassant plutôt des modes fermentés et sales de créativité et de fabrication, tels qu’ils peuvent émerger dans une pluralité de formes et d’espaces. Comme le note l’artiste et chercheuse Filipa César lorsqu’il écrit en 2016 sur l’agronome révolutionnaire Amílcar Cabral, « le sol raconte à la fois la misère et le pouvoir libérateur de son humus ». Et les prototypes régénératifs ancrent tous les futurs imaginés dans la matière vivante, respirant, buvant, mangeant, pétant et compostant que nous appelons sol (humus : terre, sol, en latin).

Le fait de rester proche des propositions régénératives et de leurs liens a eu un effet important sur notre travail, en particulier dans le contexte des communautés énergétiques, qui se sont le plus souvent concentrées sur les énergies renouvelables, les modes de propriété individuelle et collective et les formes de mesure et d’efficacité. Le fait de partir d’une position de santé des sols et des écosystèmes a mis en évidence différentes solidarités et différents ensembles de relations réciproques et régénératrices comme autant d’ouvertures à la discussion et à l’expérimentation. Les sols ont créé des prototypes qui nous permettent de modifier la façon dont nous imaginons les communautés énergétiques (mais aussi artistiques et de design) en nous basant sur la santé des sols et des écosystèmes plutôt que sur des modes de contrôle et de surveillance de l’utilisation de l’énergie. Les principes et les propositions de ces communautés agricoles locales centrées sur les sols nous aident à ressentir et à explorer différents paradigmes autour de l’énergie, en rompant avec les approches technoscientifiques standard ou normatives de l’énergie et des énergies renouvelables. Elles laissent la place à d’autres types de transition, par le biais de ce qui s’est avéré être des actes générateurs de contraintes (par exemple, pas de plastique, rien que les plantes ne puissent manger) et d’engagements qui maintiennent en vie d’autres prises de conscience et guident ces explorations collectives dans des directions inattendues et régénératrices.

Avec Regenerative Energies Communities, nous avons constaté que les principes et les engagements visant à soutenir les communautés des sols peuvent servir de points d’ancrage[4] pour une action et une prise de décision collectives responsables. Dans leur capacité à encadrer et à traiter les questions urgentes et à long terme de la solidarité et des pratiques écologiques transformationnelles, ils peuvent servir de lignes directrices pratiques, de déclarations de vision et/ou d’invocations ouvertes pour d’autres façons d’être et de faire ensemble. Les prototypes de sols sont des pratiques visant à promouvoir la santé des sols, la biodiversité et les pluralités technologiques. Nos prototypes et nos ateliers mêlent la santé des sols et des écosystèmes à la technologie, à l’art, au design et à la science citoyenne – en salissant chacun de ces domaines en cours de route, tout en examinant attentivement le type de relations que nous voulons maintenir et soutenir dans un tel prototypage.

De la même manière que la réponse et le paradigme « plus qu’humain » ont stimulé de nombreux domaines de pratique au cours de la dernière décennie, nous encouragerions d’autres explorations sur la manière dont des questions cruciales telles que l’agriculture, la santé des sols et des communautés écosystémiques pourraient inspirer des modes de fonctionnement régénératifs au sein d’une gamme de pratiques, incluant les technologies et la création d’énergie durable, mais également au-delà. Il s’agit de croiser les connaissances et les expériences pour se concentrer collectivement sur les sols, le carbone, la biodiversité et vivre ensemble dans ces ruines du capitalisme fossile que nous laissent les grandes entreprises technologiques. Comment régénérer les sols contaminés par les combustibles fossiles polluants du capitalisme ? Comment penser la régénération pour des vies riches et épanouies ? Quelles sont les fondations communautaires et de gouvernance nécessaires pour ces espaces ? Régénérer grâce à des micro écosystèmes de bactéries qui nous viennent des temps profonds ? Grâce à l’amour des nématodes ? Et grâce aux tendances collectives nous conduisant vers les sols et des modes génératifs de prototypage ?

Notes

(1) https://regenerative-energy-communities.org
(2) Par exemple, voir le récent rapport IPES-Food « Smoke & Mirrors » pour un aperçu de certains de ces risques (http://www.ipes-food.org/pages/smokeandmirrors), ainsi que l’article de Tittonell et al. de 2022 « Regenerative agriculture-agroecology without politics ? » (agriculture régénératrice – une agroécologie sans politique ?)
(3) https://regenerative-energy-communities.org/lingo/humuspunk
(4) Voir l’appel rédigé conjointement (avec Cassandra Troyan et Fred Carter) pour la conférence Groundings pour en savoir plus sur la manière dont nous comprenons les actes d’ancrage collectif : https://regenerative-energy-communities.org/groundings

Références

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