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Manger le soleil : le collectif Disnovation explore la Part Solaire au festival Ars Electronica en Autriche

Vue de l'installation The Solar Share à Ars Electronica 2024. Credit : Disnovation.org

Le collectif Disnovation.org présente son nouveau projet La Part Solaire du 4 au 8 septembre au festival Ars Electronica à Linz, en Autriche. Il sera exposé dans la section S+T+ARTS du festival. Nous publions ici le texte écrit par le collectif pour le journal La Laboratoire Planète #6, sorti en juin dernier dans le cadre du programme More-Than-Planet et qui sera distribué au festival Ars Electronica dans la section Platform Europe.

Avec une approche économique, ce texte explore la façon dont l’énergie solaire circule dans la biosphère sous forme de valeur primaire essentielle à la vie[1]. Les organismes photosynthétiques convertissent l’énergie solaire en matière organique, générant les composés carbonés qui constituent la base de la vie sur Terre. L’énergie photosynthétique est à la base de toute la chaîne alimentaire, et à l’origine de bon nombre d’activités humaines telles que la cueillette, la chasse, la pêche, l’agriculture, la cuisson, le chauffage et la construction[2]. Cette étude envisage la métabolisation terrestre de l’énergie solaire comme point de départ pour repenser le concept de soutenabilité. Elle explore la manière dont des représentations économiques hétérodoxes pourraient orienter la politique afin d’habiter avec plus de légèreté les écosystèmes dont nous dépendons.

À la recherche de la soutenabilité

Qu’entend-on par soutenabilité ? Nous nous proposons d’aborder la soutenabilité en tant que configuration de la société humaine lui permettant de coexister sur Terre sur le long terme[3]. Sachant que la soutenabilité des conditions matérielles nécessaires à la satisfaction des besoins humains est un thème central de l’économie, nous interrogerons comment une compréhension élargie de l’économie, de la valeur et de la comptabilité permet d’adresser concrètement ces questions écologiques. Nous commencerons notre observation des enjeux de « soutenabilité humaine » sur la base du postulat suivant : la matérialité géologique de la Terre est limitée, l’exploitation minière est irréversible et la matière géologique est insuffisamment recyclable[4]. Par conséquent, seul le réseau de matière-énergie alimenté directement et indirectement par le soleil peut être considéré comme véritablement soutenable.

Le système économique de l’humanité considéré comme un sous-système de l’environnement global – Illustration ‘Energy Flow’ par Disnovation.org

Ce qu’on ne compte pas, ne compte pas

En pratique, la comptabilité repose sur une réduction de la complexité, ce qui engendre des biais. Il est donc essentiel de s’interroger sur ce qui est mesuré ou quantifié. La quantification est la base de toute rationalité économique moderne, mais elle est incomplète par définition. Sachant que tous les éléments d’un environnement sont en symbiose et ne peuvent exister indépendamment les uns des autres[5], la description de phénomènes isolés tout comme la tentative d’énumérer l’ensemble des interrelations se révèlent insuffisantes. Tout modèle comptable doit être considéré davantage comme un instrument d’observation, et plus particulièrement de contrôle, que comme un instrument révélant la réalité d’une circonstance. En outre, la quantification est essentielle aux opérations cybernétiques à l’ère du numérique conçues pour contraindre les êtres vivants à des modèles de productivité et d’activité souhaités[6]. En ce sens, la comptabilité ne peut être comprise que comme faisant partie d’un régime de gouvernance. Ce qui est mesuré, et comment on le mesure, dépend des effets escomptés.

Le flux d’énergie entre les niveaux trophiques à travers l’écosystème – Illustration ‘Energy Pyramid’ par Disnovation.org

Différencier la valeur de l’argent

« Le coût d’une chose est le montant de ce que j’appellerai la vie requise en échange » (H. D. Thoreau). Bien que des systèmes de comptabilité monétaire soient fréquemment utilisés pour évaluer la soutenabilité, ils se révèlent inaptes à garantir l’intégration des besoins humains au sein des limites planétaires. Quantifier la valeur de biens ou d’actifs environnementaux en termes monétaires – d’un écosystème viable, par exemple – est voué à générer des postulats insuffisants et caduques en raison de facteurs méthodologiques, régionaux et idéologiques. En comparaison avec la comptabilité monétaire, des modèles alternatifs utilisant des unités végétales ayant une valeur métabolique inhérente se révèlent intéressants pour approcher concrètement les enjeux de soutenabilité. Des exemples historiques tels que les fèves de cacao, le chanvre, la bière ou les briques de thé sont le résultat matériel de l’accumulation de la photosynthèse biosphérique, le produit de stocks et de flux d’énergie de l’écosystème, et de travail humain. Leur « valeur intrinsèque » est liée à la biomasse photosynthétique qu’ils contiennent, au travail requis pour leur culture et leur conservation, et à la biodiversité essentielle à la survie des écosystèmes dont ils font partie. En rappelant l’interconnexion des biens et des services à leur origine dans les processus biophysiques planétaires, les unités basées sur les plantes peuvent contribuer à concevoir des modèles économiques écologiquement viables.

Exemples de monnaies fondées sur l’alimentation – Illustration ‘Edible currencies’ par Disnovation.org

L’énergie comme monnaie universelle[7]

L’étude des flux d’énergie comme base permettant d’appréhender les interactions économiques commence par la reconnaissance du rôle du Soleil en tant que source primaire d’énergie sur Terre. Cette idée est ancrée dans diverses traditions culturelles, scientifiques et philosophiques, comme le souligne V. Vernadsky[8]: « La biosphère est tout autant, sinon davantage, la création du Soleil que la manifestation de processus terrestres. Les anciennes traditions religieuses qui considéraient les créatures terrestres, en particulier les humains, comme des “enfants du soleil” étaient bien plus proches de la vérité que celles qui les voyaient comme des créations éphémères. » Des visions similaires ont exploré la manière dont les flux et les stocks d’énergie solaire alimentent les systèmes terrestres, et comment les chaînes trophiques conditionnent les processus vitaux pour constituer la base de notre existence économique et écologique. « La Terre est une batterie chimique où, au cours de l’évolution, des milliards de tonnes de biomasse vivante ont été stockées dans les forêts, les écosystèmes et les combustibles fossiles. Au cours des dernières centaines d’années, l’humanité a extrait l’énergie exploitable de ces combustibles vivants et fossiles pour construire l’économie moderne. »[9]. En prenant en compte la matière-énergie d’origine solaire qui circule dans le système terrestre, par la photosynthèse sur terre et dans les océans, nous pouvons développer de nouveaux instruments économiques qui aident à mieux évaluer, modéliser et satisfaire les besoins anthropiques dans les limites des possibilités de la planète.

Cascade énergétique du flux solaire à la productivité primaire nette disponible pour les hétérotrophes – Illustration ‘Solar flux’ par Disnovation.org

Comptabiliser l’énergie solaire historique

Pour approfondir notre enquête sur la valeur solaire, nous nous tournons à présent vers Émergie (avec un M), une méthode comptable mise au point par l’écologiste américain H. T. Odum depuis les années 70 afin d’analyser les flux d’énergie dans les écosystèmes. Dans le modèle Émergie, le système terrestre, la biosphère et toutes les activités humaines sur la planète, des plus rudimentaires aux plus industrielles, sont analysés comme des transformations de flux d’énergie solaire. Émergie fournit une unité, le « joule équivalent-solaire », qui permet de modéliser une économie énergétique de la Terre basée sur le flux solaire (par exemple, 1 joule de matière végétale est le produit de 40 000 joules équivalent-solaire). Cette approche systémique peut être appliquée à des exemples concrets, tels que la chaîne alimentaire ou les flux économiques d’un pays. Elle modélise l’interconnexion des cycles écologiques et économiques, sous la forme d’un schéma électronique. Émergie propose une modélisation complexe et englobante des biens et services sous forme d’arborescences, où l’intégralité de l’énergie solaire antérieurement consommée est prise en compte. Un modèle intriguant qui permet toutefois d’aborder des questions fondamentales de l’économie, telles que l’évaluation adéquate d’un bien ou d’un service[10]. Bien que la méthode Émergie ne soit pas destinée à une analyse quantitative exacte, elle offre un aperçu unique de l’ampleur de l’énergie solaire intégrée dans des processus économiques vitaux.

Comptabilité écologique Emergie (un langage de circuit énergétique pour les systèmes écologiques et sociaux) – Illustration ‘Emergy’ par disnovation.org

Gare à la soutenabilité zombie !

Les énergies renouvelables ont leurs limites, comme l’a souligné le mathématicien-économiste Nicholas Georgescu-Roegen : « Les générations futures pourront toujours accéder à leur part inaliénable d’énergie solaire. Cependant, l’accès aux matériaux de faible entropie est de loin l’élément le plus critique du point de vue bioéconomique, […] Un morceau de charbon brûlé par nos ancêtres disparaît à jamais, tout comme une partie de l’argent ou du fer qu’ils ont extrait. »[11]. Aujourd’hui, toute circulation d’énergie dans une société humaine industrialisée dépend plus ou moins directement de l’utilisation de minéraux non renouvelables. Même les infrastructures dites d’énergies renouvelables reposent de manière intensive sur des ressources minérales non renouvelables, ce qui soulève des questions de justice intergénérationnelle quant à l’allocation des ressources finies. Pour le physicien José Halloy, les technologies caractérisées par des ressources non renouvelables, une obsolescence planifiée et l’utilisation de combustibles fossiles sont des « technologies zombies » qui, en tant que déchets, continueront d’affecter la biosphère bien après leur « mort », destinées à hanter l’humanité pendant des siècles.

La photosynthèse planétaire comme indicateur des flux renouvelables

Depuis 2000, les données terrestres et l’imagerie satellitaire des processus photosynthétiques suivis à l’échelle planétaire confirment progressivement des théories antérieures sur les flux de valeur solaire. Les instruments récents développés pour l’observation planétaire[12] fournissent des données qui éclairent notre compréhension des liens entre l’énergie solaire, la biomasse autotrophe – microalgues, algues, plantes – et les besoins humains globaux. Ces données permettent d’estimer la quantité d’énergie stockée, générée par la photosynthèse, qui est essentielle au maintien de l’activité humaine sur la planète. Les chiffres annuels de la Production Primaire Nette (PPN) de la NASA estiment et représentent le travail primaire de l’écosystème terrestre, qui capte continuellement l’énergie solaire par photosynthèse et la stocke physiquement dans la matière vivante, alimentant ainsi les flux qui irriguent le reste des organismes vivants. Les chiffres de la PPN peuvent désormais être utilisés pour tester et éprouver les hypothèses du siècle dernier liant la soutenabilité à l’énergie de la biomasse. La PPN annuelle est estimée à 104,9 pétagrammes de carbone par an[13]. Nous proposons de considérer provisoirement ce chiffre comme le « revenu solaire », une allusion au budget matière-énergie primaire renouvelé chaque année par la photosynthèse dans le système terrestre. Cette hypothèse nous permet de construire des scénarios de « soutenabilité forte » qui prennent en compte l’énergie maximale de la biomasse disponible pour tous les êtres vivants.

Productivité primaire potentielle affectée aux besoins humains : cultures, pâturages, produits de la mer, bois, incendies, utilisation des sols ~16 GtC par an vers 2000. En outre, les combustibles fossiles représentent ~9 GtC par an (lumière solaire ancienne). – Illustration ‘human appropriation’ by Disnovation.org

Les limites à l’exploitation de la biomasse

La PPN, une mesure de la biomasse autotrophe renouvelée mentionnée ci-dessus, est estimée sur la base d’observations satellitaires de la fluorescence produite lors de la photosynthèse. Mais quel est le lien entre les activités humaines et ce processus ? Une part importante de la production photosynthètique (PPN) est consommée par l’humain, soit directement pour l’alimentation, les fibres, le bétail et le bois, soit indirectement par le biais de l’utilisation des terres. L’Appropriation Humaine de la production primaire nette (AHPPN), est un indicateur qui représente les vecteurs d’appropriation, d’extraction (mise au travail de la nature[14]), et de transfert de richesse (exploitation) de la biosphère et de sa biodiversité vers les sociétés humaines, des zones rurales vers les villes, des régions périphériques vers les mégapoles, du sud global au nord global, des océans vers les terres. La AHPPN est actuellement estimée entre 25 % et 40 % de la production photosynthétique mondiale (PPN)[15]. En tant qu’indicateur du déclin de la biodiversité, un seuil critique de AHPPN bien inférieur à 50 % de la PPN a été identifié comme susceptible de déclencher des perturbations systémiques irréversibles[16]. Comment pouvons-nous utiliser ces indicateurs complémentaires aux niveaux tant mondial qu’ultra-local afin d’élaborer des projets humains soutenables ? Ces indicateurs peuvent-ils contribuer à réorienter la politique économique en l’éloignant des impératifs étriqués de la croissance du PIB et des opportunismes « verts » ?

Illustration ‘Eating the sun’ par Disnovation.org

La Part Solaire, une portion du travail de la biosphère

Les autotrophes donnent vie à la Terre. Les organismes photosynthétiques ont le potentiel unique de ralentir la vitesse de la lumière en stockant durablement l’énergie solaire sous la forme de matière organique. En se basant sur l’estimation de la production de biomasse photosynthétique, il devient possible d’élaborer une unité énergétique fondamentale, la Part Solaire, permettant une comptabilité des besoins matériels humains au sein des limites planétaires. Cette unité préfigure de nouveaux modes d’orientation vers une gouvernance plus soutenable des interactions humains-écosystèmes, en soulignant le rôle central des organismes photosynthétiques et des écosystèmes qu’ils régénèrent. La Part Solaire propose un pont entre nos dépendances d’origine cosmique et notre cause commune vers une viabilité planétaire au long cours.

Cette enquête préfigure The Solar Share (la Part Solaire), une recherche artistique menée par disnovation.org, collectif de recherche dont les membres principaux sont Maria Roszkowska (Pl/Fr), Nicolas Maigret (Fr), Baruch Gottlieb (Ca/De) et Jérôme Saint-Clair (Fr).

Les sites web du projet The Solar Share (live) et de Disnovation.org

Retrouvez La Planère Laboratoire #6 à la Platform Europe du festival ou téléchargez-le sur le site du journal.

The Solar Share a été commissionnée par ART2M / Makery avec le soutien du programme de coopération More-Than-Planet cofinancé par l’Union européenne. L’installation a été soutenue par le programme S+T+ARTS de l’Union européenne et co-commissionné par HacTe Barcelona. Elle a également été coproduite par l’IFT Paris et prototypée au Xcenter Nova Gorica en mai 2024.

The Solar Share est présenté au festival Ars Electronica 2024 dans l’exposition du programme S+T+ARTS.

Notes

1. Ici, la notion de valeur se réfère à une quantité d’énergie solaire métabolisée par la photosynthèse.
2. Extrait du livre Énergies légères. Usages, architectures, paysages, chapitre “énergies du vivant”, Raphaël Ménard, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, novembre 2023.
3. Voir la définition donnée par Wikipedia pour durabilité et soutenabilité, https://fr.wikipedia.org/wiki/Durabilité consultée en avril 2024
4. Voir les définitions de José Halloy sur les machines vivantes et les technologies zombies, dans Sustainability of living machines, janvier 2018.
5. Voir Margulis, Lynn. 1998. Symbiotic planet : a new look at evolution. Basic Books.
6. Par exemple, voir Mejias, U. A. & Couldry, N. (2019). Datafication. Internet Policy Review, 8(4).
7. « L’énergie est la seule monnaie universelle : l’une de ses nombreuses formes doit être transformée en une autre pour que les étoiles brillent, que les planètes tournent, que les plantes poussent et que les civilisations évoluent. » — Vaclav Smil
8. Vladimir Vernadsky a remarquablement démontré les relations énergétiques entre le cosmos, les organismes photosynthétiques et les besoins humains dans son essai L’Autotrophie de l’humanité, 1925. La citation ci-dessus est tirée de son livre La Biosphère, Paris : Seuil, p. 5, publié pour la première fois en russe en 1926.
9. Voir le concept de la Earth-Space Battery dans l’article « Human domination of the biosphere : Rapid discharge of the earth-space battery foretells the future of humankind » par John R. Schramski et al. (2015)
10. Karl Marx explore la question de l’évaluation d’une marchandise dans la première partie du Capital, critique de l’économie politique, 1859
11. Les énergies non renouvelables et l’allocation équitable des ressources sont au cœur des travaux de Nicholas Georgescu-Roegen. Voir : « Energy and Economic Myths », Southern Economic Journal, Vol. 41, No. 3 (Jan., 1975), p 370.
12. Voir NASA Earth Observing System, Moderate Resolution Imaging Spectroradiometer (MODIS picture), Terra and Aqua satellites.
13. La production primaire nette mondiale par an est une estimation de la nouvelle biomasse autotrophe produite. Field, CB et al. « Primary production of the biosphere » Science vol. 281,5374 (1998) : 237-40.
14. Le concept de « La mise au travail de la nature par le capital » est exposé dans la conférence de Paul Guillibert « Vivants de tous les pays » à l’École des Impatiences, 2023.
15.  L’appropriation humaine de la photosynthèse planétaire (PPN) est notamment étudiée par Vaclav Smil dans cet article. Smil, V. (2011), Harvesting the Biosphere : The Human Impact. Population and Development Review, 37 : 613-636.
16. ibid.