Makery

Cosmologie fongique en Patagonie : « la recherche art-science est une invention de la modernité »

Après la première collecte du groupe Fungi Cosmology dans le parc national de Magellan, en Patagonie.

Fungi Cosmology est un programme qui met l’accent sur de nouvelles formes de dialogues, de traductions et de collaborations entre l’art et la science autour du règne fongique. Le programme a été créé par CAB Patagonia, LabVerde Amazonia et les partenaires suisses Artists-in-Labs et foodculture days, avec le soutien de Pro Helvetia et d’un plus grand nombre d’organismes de financement du Brésil, du Chili et de la Suisse. Pendant trois ans, le programme a réuni des artistes et des scientifiques pour étudier le règne des champignons en tant que métaphore sociétale dans les trois pays. Makery avait déjà publié le récit de Maya Minder sur l’Amazonie et au moment où le troisième et dernier chapitre s’ouvre en Suisse, l’artiste prend le temps de retracer ses impressions sur leur deuxième chapitre en Patagonie l’hiver dernier. L’étape suisse a démarré ce jeudi 29 août par une discussion ouverte au festival Theater Spektakel de Zurich, et se poursuivra par un voyage dans les montagnes du Valais en Suisse romande.

Selon le philosophe Bruno Latour, l’ère de l’Anthropocène n’est pas principalement liée à l’inquiétude suscitée par le déclin de la biodiversité, la dévastation des sols, l’augmentation rapide des températures mondiales ou la fin imminente des combustibles fossiles, mais à la compréhension écrasante du fait que nous sommes tous assis sur la même planète. Nous ne comprenons peut-être pas l’immensité de cette interaction complexe entre géographie, géophysique et géopolitique, mais comme une goutte d’huile qui tache notre sol, nous pourrions commencer à comprendre le terme « Spaceship Earth » – nous naviguons ensemble sur notre planète à travers l’univers.

Latour utilise le mot « parsing » comme un mot-clé à utiliser comme antidote au sentiment écrasant et démotivant de l’Anthropocène naissant. « Parsing » est un terme utilisé pour disséquer et décomposer (les traducteurs de Latour suggèrent démêler, décrypter, analyser, ndlr) notre imagination en unités d’intérêt plus petites : un morceau de terre, une unité de jardin, la zone littorale, un mètre carré de sol, un acre de forêt. Leurs conclusions offrent une image beaucoup plus réaliste d’un processus politique en place que la grande idée de « terraformation planétaire » liée à la tâche impossible de prendre en charge une planète entière.

Dans ce texte, j’aimerais également aborder la question des agentivités hétérogènes, en parlant non seulement de l’agentivité humaine, mais aussi des nombreux acteurs qui influencent les différents facteurs de changement sur notre planète. Par exemple, Latour utilise le terme de « zone critique », la couche de sol dont la profondeur ne dépasse pas 20 cm, qui est composée d’un grand nombre d’acteurs différents, comme l’agentivité humaine de l’agriculture, l’agentivité pétrochimique, les précipitations, les nématodes, les microbes, les plantes et leurs systèmes racinaires, et bien d’autres encore. Le terme « critique » évoque les notions de stress, de crise, de conflit et d’histoire, le terme « zone » les concepts de territoire, de terre, d’hétérotrophie et de transformation.

Si Bruno Latour m’aide à poser les bases de mes recherches en cosmologie fongique, je les complète en prenant également en compte la sphère domestique et la théorie des pratiques quotidiennes proposée par Michel de Certeau, Lucie Giard et Pierre Mayol dans leur ouvrage La pratique de la vie quotidienne. Selon cet ouvrage, la vie domestique est un lieu de création de savoirs, de rituels partagés et d’incarnation de la construction communautaire. Enfin, les travaux de Silvia Federici complètent ce propos en utilisant le terme d’espace domestique comme lieu de soumission et de résistance.

La complexité du projet Fungi Cosmology, en tant que programme de recherche international, réside dans les multiples aspects d’un projet transdisciplinaire et dans l’hétérogénéité des identités culturelles et des disciplines artistiques et scientifiques qui ont créé le contexte. La visite de trois zones différentes en termes de géographie, de paysage et d’écosystème a permis de faire des comparaisons extrêmes. Les participants sont des artistes, des scientifiques et des curateurs, originaires du Brésil, du Chili et de Suisse. Comme la méthodologie peut varier considérablement d’une discipline à l’autre et d’un territoire à l’autre, nous avons convenu de partir d’un terrain commun avec une approche spécifique au site, une approche processuelle et une approche Do-it-with-others (DIWO), en partageant nos méthodologies lors de réunions et de discussions de groupe. Nous avons également partagé la même zone critique et le même habitat, des espaces communs pour manger et dormir, les mêmes repas et le même rythme quotidien de repos des pieds et de l’esprit, en mangeant la même récolte et en partageant ces expériences communes.

⁠La cordillère Darwin en Patagonie vue depuis un téléscope. © Maya Minder
Le champignon Cortinarius magellanicus à travers une loupe. © Maya Minder

La Patagonie, une fantasmagorie au bout du monde

Le documentaire de Werner Herzog, Rencontres au bout du monde, raconte l’histoire de personnes qui choisissent de vivre dans l’environnement le plus hostile de notre planète. C’est l’histoire de scientifiques, de travailleurs logistiques et d’autres déserteurs qui vivent dans l’endroit le plus inaccessible pour se consacrer à la solitude et à la pure passion de leur domaine de recherche.

Avec ce film en tête, je me suis rendu en Patagonie, point de départ des expéditions scientifiques et touristiques vers l’Antarctique, ville marquée par la colonisation et l’immigration, et même lieu de refuge isolé pour les hors-la-loi et les fugitifs.

La capitale de la région la plus méridionale du Chili, la région de Magallanes et de l’Antarctique chilien, est un lieu hybride par son mélange sauvage de menuiseries architecturales urbaines, avec des traces des mouvements de peuplement du siècle dernier et de l’avènement de l’exploitation touristique. Quelques cabinets de curiosité nous rappellent l’époque de la « conquête de l’Ouest sauvage » ou du « Nouveau Monde ». Quelques usines de briques rappelant les anciennes industries baleinières côtoient des centres commerciaux, voire une chaîne hôtelière qui se distingue par sa différence et sa mauvaise relation avec l’environnement, dans un contexte de la petite ville à l’extrémité du continent américain. La beauté écrasante du paysage, l’impression de l’immensité du ciel et les changements rapides de temps ont eu raison du goût fané de ce lieu surréaliste de non-architecture et du fait que tous les biens consommables, toute la vie, sont apportés à plus de 800 km de distance, que ce soit par transport terrestre, par bateau ou par avion. On peut se demander ce que les gens recherchent en Patagonie et quel type de foule se retrouve dans cette région reculée de la planète. – Qu’est-ce qu’on fait ici et pourquoi on est là ?

Vue de la Terre de Feu depuis le ferry. © Benjamin Dauphin

Rencontres transdisciplinaires entre l’art et la science

« Les extrémités des hyphes, des mycéliums sont comme un seul cerveau, ce n’est que collaboration. » Peter McCoy lors de sa présentation à l’événement Spora, Paris, 2024

La richesse de cette zone hétérotrophe a été imaginée dès notre arrivée. Maria Luisa Murillo, curatrice chilienne et organisatrice de l’édition patagonienne de Fungi Cosmology, a organisé une conférence de trois jours intitulée « Encuentros en Arte y Ciencia » (Rencontres en art et science). Il s’agissait d’une conférence, d’un point de rencontre, d’un point de départ pour la mise en réseau de nombreux acteurs locaux et organisations dans le domaine de l’art et science. La conférence visait à réfléchir à l’importance de lier les sciences et les arts dans les domaines qui réfléchissent au patrimoine culturel et à la connaissance au Chili. Elle visait également à promouvoir la construction de réseaux de collaboration inter- et transdisciplinaires, à penser la crise écologique et le traumatisme post-colonial sous l’angle de l’art et science, et à encourager l’échange entre les professionnels intéressés par le partage d’expériences où l’art et la science coexistent et évoluent. Parmi les intervenants figuraient des curateurs, des artistes, des scientifiques, des hôtes de résidence et des chercheurs : l’Institut antarctique du Chili, l’Université Magellan, l’Université catholique de Maule, Prisma, Museo del Hongo, le musée des sciences Museo Interactivo Mirador, LABVA et bien d’autres encore. Enrichis de nombreuses impressions et de nouvelles connaissances pour partager des réseaux, nous, les participants de Fungi Cosmology, sommes allés plus loin en nous rendant à la résidence CAB en Terre de Feu les jours suivants pour commencer une semaine de summer camp dans l’arrière-pays des terres sauvages.

⁠Lilian Fraji présentant Labverde durant les Rencontres art et science à Punta Arenas, Chili © Maya Minder
⁠Le centre culturel de Punta Arenas qui a accueilli la conférence. © Benjamin Dauphin

Les summer camps en tant que méthodologie font l’objet de nombreux mouvements communautaires contemporains qui créent des espaces et des temps partagés au sein d’un groupe de personnes afin de partager des connaissances et des compétences. Le contenu est principalement généré par la constitution du camp, son environnement et les personnes qui y participent ; l’objectif commun est de créer une expérience transdisciplinaire pour tous les membres. Ce format n’est pas nouveau mais a été pratiqué par les premiers écologistes Patrick Geddes dans ses « Summer Meetings » en Angleterre au 19ème siècle. Organisée pour la première fois en 1887 à Édimbourg, la réunion avait pour devise « Vivendo Discimus » – « En vivant, nous apprenons ». Geddes, qui était un scientifique transdisciplinaire en tant que biologiste, socialiste et urbaniste, a également marqué les termes « de la main, à la tête, au cœur » ou « penser globalement, agir localement ». Ses idées d’échange transdisciplinaire en réunissant des personnes de disciplines différentes ont été pionnières en amenant des personnes de disciplines différentes à étudier le même sujet en partageant leur temps et leur lieu de vie.

Ma maison est ta maison, mais aussi lieu d’altérité

Comme nous l’a expliqué Maria Luisa Murillo, chaque résidence qu’elle a accueillie au CAB était différente. L’espace est constellé par les invités présents sur place. Ancien bâtiment principal d’une ancienne usine de bois de Puerto Yartou, c’était aussi la maison de son arrière-grand-père. Un colon, fils aîné d’immigrants suisses arrivés en 1877 au début de « Sandy Point », aujourd’hui Punta Arenas. Alberto Baeriswyl s’est soustrait à l’héritage familial parce qu’il ne voulait pas aller terminer ses études dans le pays de ses parents et qu’il décida de rester dans le sud sauvage à chasser les heures sauvages, puis de fonder sa propre colonie dans l’arrière-pays de la Terre de Feu. La maison était très vaste, avec de nombreuses pièces aux fonctions différentes. On peut voir que l’architecture est issue d’un héritage colonial et qu’elle est basée sur des idées de fonctionnalité et d’utilisation de l’espace selon une hiérarchie et une représentation : la salle d’entrée ouverte vous accueille avec un mobilier opulent et une tapisserie au mur, la bibliothèque est la pièce suivante, puis la cuisine, qui est le noyau central mais qui est cachée à l’arrière de la maison avec sa propre entrée depuis l’arrière-cour. D’un côté se trouve la salle à manger, suivie du salon de lecture et de contemplation, reliés par une longue allée cachée qui mène à la cuisine et à une chambre de bonne. De l’autre côté se trouvent les pièces privées, les chambres et les salles de bains, ainsi qu’une passerelle opulente avec de grandes fenêtres donnant sur le jardin.

Casa Museo Alberto Baeriswil : un ancien colon suisse y a construit son rêve d’une nouvelle colonie il y a 100 ans. Aujourd’hui, elle accueille la résidence d’artistes CAB en Terre de Feu, au Chili. © Maya Minder.
Maria Luisa Murillo racontant l’histoire de sa famille devant un portrait de famille à la résidence CAB. © Maya Minder

Ce fut un long séjour à la résidence CAB. Le paysage, son aspect rude et l’absence de végétation ont ouvert un terrain de jeu pour appliquer les méthodes d’analyse des micro-zones, afin d’obtenir une compréhension plus profonde de la « zone critique ». Les membres de Fungi Cosmology ont instantanément transformé l’espace en un laboratoire scientifique temporaire, une salle de lecture et une bibliothèque, un laboratoire-cuisine et un espace de retraite intime pour tous.

Lorsque nous sommes arrivés dans cet endroit reculé, nous avons été stupéfaits par le paysage, qui nous donnait l’impression d’être dans un rêve. Dépourvu d’activité humaine, il est impressionnant par sa nature. L’océan, les montagnes, les rivages et les forêts touchent l’horizon et se reflètent les uns dans les autres.

Afin d’approcher le mycélium et les champignons en tant que lien entre deux écosystèmes, notre groupe s’est lentement transformé en champignon dans cet endroit isolé de la Terre de Feu. Ce lieu, un non-lieu, a été habité par des peuples indigènes pendant des siècles avant d’être anéanti par les colons blancs. La Terre de Feu est de feu, non pas à cause d’un volcan ou d’une autre caractéristique géographique, mais, comme le dit le récit historique, à cause des nombreux feux allumés par les indigènes la nuit, lorsque Magellan a découvert qu’il s’agissait d’une île lorsqu’il emprunta ce qui fut ensuite nommé le détroit de Magellan. Loin sur la terre, les nombreux feux sont devenus visibles comme de petits points dans un réseau intrinsèquement connecté de preuves de la vie existant dans cet endroit isolé.

La forêt de Nothofagus, un genre d’espèces clé du Sud des Andes. Les arbres poussent dans le sens du vent. © Benjamin Dauphin
Des scientifiques prélèvent des échantillons de spores locales d’une nouvelle espèce sur des boîtes de Petri afin de les ramener chez eux et de les analyser en laboratoire. © Maya Minder

Quelle est l’histoire du comestible aujourd’hui ?

« Grâce à mon expérience à la maison – à travers mes relations avec mes parents – j’ai également découvert ce que j’appelle aujourd’hui le « double caractère » du travail reproductif en tant que travail qui nous reproduit et nous « valorise » non seulement en vue de notre intégration sur le marché du travail, mais aussi contre celui-ci. »
Silvia Federici, Revolution at Point Zero : Housework, Reproduction, and Feminist Struggle, Oakland Press 2012

« Historiquement, le foyer est un lieu où la vie est reproduite et où les personnes impliquées dans la reproduction de la vie sont liées par des relations intimes, par la parenté, la confiance, l’affection ; c’est un lieu de rencontres sociales. Ce que nous avons soutenu dans la campagne internationale « Un salaire pour le travail domestique », c’est que dans l’histoire du capitalisme, le foyer a fait l’objet de toutes sortes d’interventions et de législations de l’État qui l’ont transformé en centre de production de force de travail. La campagne considère le foyer comme un lieu de travail, un lieu de travail pour les femmes, sujet désigné du travail reproductif. Cela signifie que le foyer, comme le travail reproductif lui-même, a eu deux composantes contradictoires qui ont produit une tension constante. D’une part, le foyer et le travail reproductif ont dû produire des travailleurs exploitables pour le marché du travail et, d’autre part, ils ont (re)produit nos vies et nos luttes. Ainsi, le foyer a été à la fois un lieu d’assujettissement et un lieu de résistance. »
Silvia Federici, dans (Home Works) A Cooking Book : Recipes for Organizing with Art and Domestic Work, édité par Jenny Richards et Jens Strandberg, Onomatopee, 2020.

Ce que je retiens ici, c’est que dans les deux éditions de Fungi Cosmology, il y a eu une rencontre et une approche critique de la manière dont les champignons, en tant que source de nourriture, ont soulevé de nombreuses questions dans l’histoire de l’acquisition des cultures alimentaires humaines, des enchevêtrements non-humains et des connaissances indigènes. En tant qu’artiste, je travaille avec le monde non-humain et je m’intéresse principalement à l’interaction humaine, à l’enchevêtrement et à l’histoire de l’agentivité non-humaine avec le monde humain.

Ayant grandi dans les années 90, je suis un enfant de l’aube du capitalisme hyper-mondialisé et du processus de marchandisation pure et simple du monde. J’ai été témoin de la manière dont le gouvernement suisse a participé à la cofondation de l’Union européenne par consentement bilatéral, avant d’être rejeté par le mouvement de masse du populisme de droite au début des années 90, autorisant le libre-échange des marchandises alors que les personnes se reposaient à l’intérieur de leurs frontières. Sentant très tôt l’hybridité de mes origines, je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir ou d’être attribué à un système, mais j’ai compris que la non-appartenance pouvait également fonctionner comme un outil de dérégulation parallèle à la liberté néolibérale des politiques de marché dérégulées. Le capitalisme était un jeu de rôle ambigu de dérégulation et d’autorégulation individuelle dans les cages intrusives de la société capitaliste tardive.

Je n’ai commencé à poser des questions qu’à travers les lentilles que j’ai reçues des yeux de ma mère, lorsqu’elle était à la recherche de sa culture d’origine dans un pays occidental étranger, qu’elle appartenait à l’altérité et qu’elle était constamment réduite à son exotisme, en tant que femme asiatique, dans le rôle de mère et de femme au foyer, restant à la maison dans une culture étrangère, enveloppée dans le travail domestique pour élever ses enfants en Suisse dans les années 80 et 90.

Sa cuisine est une enquête sur sa propre culture. Elle est arrivée en Suisse en tant que jeune femme sans aucune connaissance des pratiques culinaires. Elle a fait preuve d’une grande créativité en adaptant ses compétences et en remplaçant les ingrédients manquants qui n’étaient pas disponibles. La cuisine coréenne est riche en savoirs indigènes. La fermentation est activement pratiquée dans une grande variété de plats et de boissons qui sont produits dans les sphères domestiques et n’ont pas encore été confiés à l’industrie alimentaire. De nombreux aliments sauvages sont intégrés dans les recettes et les pratiques culinaires, et la production d’aliments tels que le tofu ou le miso fait partie intégrante de nombreuses recettes. J’ai progressivement pris conscience des raisons pour lesquelles ces anciennes pratiques culinaires sont devenues si importantes et sont encore activement pratiquées et vécues au XXIe siècle.

L’une des raisons pour lesquelles la cuisine et les recettes ont été préservées dans la culture coréenne est que la nourriture est fortement liée à son identité culturelle. Les pratiques culinaires sont l’expression d’une appartenance culturelle. Les recettes sont intrinsèques et sont transmises d’une génération à l’autre dans la sphère domestique privée. Depuis l’histoire coloniale asiatique du début du XXe siècle, l’identité coréenne a été fortement opprimée pendant l’occupation japonaise de 1910 à 1945, au point qu’il était interdit aux Coréens de parler leur langue dans les espaces publics et à l’école. L’oppression de l’occupant est devenue si rigide que l’espace domestique silencieux et privé était le seul espace où l’identité culturelle pouvait être proclamée. À titre de comparaison, la capoeira était une forme de résistance, pratiquée secrètement comme une danse par les esclaves africains au Brésil. La musique et la danse cachaient la pratique secrète d’arts martiaux et de techniques de défense. Une manière subvertie de pratiquer la culture, à l’instar de la nécessité de pratiquer la culture alimentaire au sein de la population coréenne de l’époque. La cuisine coréenne était une pratique domestique privée qui exprimait fortement une appartenance. Nos cultures alimentaires sont des savoirs corporels sensuels, qui fonctionnent sur une sphère neurologique de mémoire et d’inscription culturelle – la nourriture nourrit l’âme. La nourriture est intériorisée et devient une culture de l’intérieur, et comme le dit Silvia Frederici, la maison est un lieu de résistance. L’incorporation d’aliments sauvages et issus de la cueillette témoigne également de la pénurie à laquelle la population coréenne a été confrontée pendant cette période d’occupation, où la plupart des ressources matérielles produites en Corée étaient utilisées pour soutenir les soldats japonais dans les guerres et les batailles qui se déroulaient sur le continent occidental.

Il est remarquable que, dans une société postindustrielle, la plupart des recettes locales, anciennes ou indigènes de la culture alimentaire, telles que la conservation, le marinage, la fermentation ou la transformation des aliments, se soient perdues avec l’avènement de la société postmoderne. Avec l’invention des réfrigérateurs et des supermarchés, il est devenu évident que ces pratiques pénibles n’étaient plus nécessaires et furent confiées aux producteurs locaux. La cueillette et la fermentation étaient connotées comme rétro et comme moyens de survie des pauvres du monde d’après-guerre. La culture, l’éducation et le progrès technologique restent les principaux piliers de la société moderne. Ce qui est remarquable, c’est que ces compétences et ces connaissances se sont perdues en l’espace de quelques générations seulement, alors qu’elles étaient auparavant transmises de génération en génération pendant des siècles. En si peu de temps, c’est tout un ensemble de connaissances qui s’est perdu.

Le travail domestique est dévalorisé dans la société capitaliste, il est sous-évalué parce qu’il ne génère pas de salaires. Il n’a pas été validé pour être stocké dans des bibliothèques ou d’autres dômes de protection des connaissances, car il n’est pas considéré comme de la haute culture. Ce n’est qu’avec la perte des pratiques anciennes de ces recettes, similaires à la connaissance du sol incarnée par les agriculteurs, et seulement avec l’avènement de la conscience écologique et de la crise climatique, que nous commençons à comprendre leur capacité inestimable à aller au-delà du transfert de connaissances dans le temps profond. Elle a permis à l’humanité de survivre pendant des siècles, voire des millénaires. Peut-on dire que les sociétés préindustrielles vivaient en plus grande harmonie avec l’écologie ? La division substantielle de la sagesse duelle et non duelle a subi des changements de paradigme avec l’avènement de la forme moderne du capitalisme, qui a divisé le corps du capital, le matériel de la nature, la nature de la culture. Des pratiques telles que la fermentation, la conservation, la mise en saumure, le travail de la terre, la culture du sol et la recherche d’aliments sauvages sont des pratiques hyperlocales et fluides. En s’adaptant de génération en génération, ces recettes ont permis de faire face aux changements climatiques ou géographiques et aux interruptions telles que les guerres, les inondations, les sécheresses ou d’autres catastrophes naturelles ou causées par l’homme.

Margaux Schwab de foodculture days tient une « lingua de vaca » (Fistulina antarcticus) ramassée dans la forêt de nothofagus. © Maya Minder

Apprendre des champignons

La perte de la connaissance des champignons comestibles est un signe clair de la perte de cette profonde connectivité temporelle dont notre société contemporaine est témoin. Les sociétés modernes n’ont pas la capacité de survivre dans un contexte plus sauvage. J’émets ici la théorie que ce n’est pas le résultat d’une rupture et d’une division qui se sont produites à l’entrée dans l’Holocène, lorsque les humains sont devenus sédentaires alors qu’ils étaient auparavant des chasseurs et des cueilleurs. Je pense que c’est plutôt à un stade ultérieur que la plupart des connaissances ont été perdues, à cause des déplacements, des guerres et surtout de l’avènement du capitalisme et de la désincarnation du corps et de l’esprit, de la marchandisation de tous les liens matériels que nous, les humains, entretenons, pour ainsi dire, avec le monde non-humain.

Silvia Federici, à l’intérieur de son livre fondateur Caliban et la sorcière, a mené des recherches approfondies sur l’histoire du corps en relation avec l’expansion du capitalisme, soutenant que la division perçue était une condition essentielle pour le développement de la force de travail et la catégorisation sexuée du travail. Les chasses aux sorcières dans l’Europe du XVIe siècle s’exprimaient comme la lutte pour le monopole de la connaissance curative des plantes et des champignons par le règne des monastères (religion) et des monarques (gouvernement). De la même manière, nous avons découvert des points de vue intéressants sur les connaissances du peuple indigène Yanomami dans la forêt amazonienne, sur la façon dont ces connaissances sont encore vivantes et sur la façon dont les champignons peuvent être utilisés pour l’alimentation, la médecine et l’artisanat.

Les difficultés de notre société contemporaine à distinguer les champignons des plantes, la peur qu’ils suscitent, la peur de l’empoisonnement et la peur de l’inconnu sont pour moi révélatrices de ce savoir opprimé qui a été perdu, et la lutte pour le retrouver en tant que savoir populaire n’est pas seulement à l’aube d’aujourd’hui, mais est impériale à la lutte contre la société capitaliste. Apprendre ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas dans une situation de survie a dû être une lutte séculaire pour les humains d’autrefois. Nous avons renoncé à ce savoir pour le capitaliser et être régulés par l’État ou le libre marché. Les sciences et les arts semblent être des disciplines libres, mais à mesure que les scientifiques comprennent le fossé qui les sépare de la société, des gorges infranchissables se creusent. C’est avec l’aide des arts et de mouvements plus communautaires que ce type de connaissances sera ouvert pour que les gens puissent l’utiliser dans une approche ascendante.

Apprendre et connaître son propre territoire local est le pouvoir qui a été donné aux peuples indigènes. C’est sans doute ce sentiment d’étrangeté et de gêne qu’ont ressenti Magellan et les conquérants du « Nouveau Monde », qui les a conduits au génocide de millions de personnes. Le monde capitaliste, axé sur l’extraction pour générer des profits exponentiels, a été et est toujours l’un des virus les plus mortels que possède notre planète.

Photo de groupe de l’équipe Fungi Cosmology ; d’en haut à gauche jusqu’en bas à droite : Jul Simon, Irène Hediger, Jorgge Menna Barretto, Martina Peter, Patricia Silva-Flores, Benjamin Dauphin, Maya Minder, Maria Luisa Murillo, Valentina Serrati, Lilian Fraiji. ©️ Pedro Orueta

Lisez le compte rendu de Maya Minder sur le premier chapitre de Fungi Cosmology en Amazonie.

Le site internet du programme Fungi Cosmology.