Makery

Kerminy, lieu d’agriculture en arts : l’esthétique de la météorologie

Introduction à la transplantation en session de maraîchage somatique, mai 2023

Makery a co-produit ce printemps le numéro 6 du journal occasionnel La Planète Laboratoire. Ce numéro imagine un futur paysan et néo-paysan, inventé par des paysans planétaires, organisés en territoires divers, cultivant des biotopes plus hétérogènes, plus démocratiques, et donc plus habitables. La section centrale est consacrée à la récente initiative Soil Assembly, et développe quelques-unes des expériences, réflexions et enquêtes recueillies au sein de ce réseau émergent. Dans les lignes qui suivent Marina Pirot et Dominique Leroy présentent Kerminy, lieu d’agriculture en arts à Rosporden dans le Finistère.

Notre duo artistique (n) (1) – Marina Pirot et Dominique Leroy – a initié un « lieu d’agriculture en arts » qui a pris corps en 2020, à Kerminy, en Cornouaille, Bretagne. Après des expérimentations artistiques sonores et somatiques (2), depuis notre atelier nomade implanté sur un site de maraîchage biologique en zone périurbaine de Nantes pendant deux ans (2018-2020), notre plongée en sol fertile nous a incité à fonder une ferme artistique en maraîchage expérimental, pour poursuivre nos investigations esthétiques. Kerminy est une ancienne seigneurie du 14è siècle avec chapelle, lavoir, dépendances, bois, dans un domaine de 12,5 ha en bordure d’une grande forêt. Les terres attenantes au château sont de ce fait dénuées de toute confiscation d’usage, même agricole, et nous avons ainsi pu y ancrer Cyclo-farm (3), une micro ferme maraîchère et fruitière en agro-pâturage mobile, créée pour travailler un système d’autonomie nourricière par l’hybridation de techniques douces agricoles et artistiques.

Capris, compagnon de travail au jardin clos, en repérage des rangs avec Dominique, février 2024

À Kerminy, nous devenons artistes-paysan.nes, cultivateur.rices de résiliences, d’autonomie régénératrices, en route vers le désasservissement techno-économique, la décolonisation des imaginaires, et l’autonomisation des moyens de productions autant artistiques qu’agricoles. Comme la recherche en art, l’agriculture en arts définit sa méthode en pratiquant l’éco-création (4) et des processus d’agentivité situés. C’est donc un terrain expérientiel agraire, adossé à une résidence d’artistes autogérée (autre projet de (n) : Open (5)) qui constituent Kerminy, où se déploient nos postures d’artistes sonomatiques (6) et les rencontres artistiques régulières (7) de (n).

Soin des arbres au Verger Social Club avec Olivier Heinry, juillet 2023

Les art sonores et somatiques de (n) deviennent sonomatiques

Dans une des serres de culture, un dispositif d’écoute installé de façon permanente sonifie (8) les données météo du paysage alentour par transduction (9) live. La serre-laboratoire-scène (slabs) devient une scène d’écoute et crée une ambiance de travail pour la pratique du maraîchage. Les légumes autant que les artistes et stagiaires œuvrent dans la slabs aux sons générés par les variables météo du jour. L’installation sonore devient un instrument-outil agricole. En effet, la pratique maraîchère dans la serre permet de développer une acuité d’écoute qui nous fait percevoir les variations d’un jour à l’autre. On peut « écouter » un fort taux d’humidité, ou une température excessive, et en déduire la nécessité d’ouverture de la serre par exemple. L’œuvre-instrument nous renseigne précisément et nous baigne dans un milieu que l’on partage avec les végétaux. Étrangement, recevant les mêmes fréquences avec nos systèmes perceptifs si différents, on ressent une certaine continuité avec les altérités végétales !

Session d’écoute collective, petite serre sonomatique, juillet 2022

Les arts somatiques (10) déclinés à Kerminy en maraîchage somatique souvent pratiqués dans la slabs proposent d’exercer les facultés perceptives de nos corps au travail dans le paysage nourricier. Notre corps-météo (11), telle une antenne à la fois émettrice et réceptrice, développe des potentialités de relations interspécifiques avec les végétaux et les animaux, partenaires des pratiques quotidiennes par des focus attentionnels sur la respiration, la peau, les systèmes et liquides du corps qui laissent apparaître des parentés autant que des asymétries. Des sessions guidées de maraîchage somatique de semis, transplantation, désherbage ou cueillettes (12) sont adressées à des groupes de participant.es à chaque saison sous forme d’ateliers ou de performances contributives. Les gestes et postures de maraîchage deviennent des mouvements d’attentions conjointes entre participant.es et avec les légumes, qui mènent parfois à des chorégraphies collectives comme lors du festival Cap Danse en 2023. Et on repart souvent avec un panier de légumes ! Un « Show patates », récolte de pommes de terres en agriculture-sculpture sociale (13) se prépare pour septembre prochain au rythme des sons du moment.

Notre art du quotidien devient sonomatique, tant nos pratiques d’écoute internes et externes cultivent des passerelles d’échange interspécifiques par ces dispositifs artistiques au sein des espaces agricoles.

Maraîchage somatique dansé, cueillette des tomates, pastèques, aubergines, melons, août 2023

Les outils-instruments artistiques

Les outils agricoles sont une recherche (n) nommée : Cyclo-tools (14). Nos démarches d’artistes, modes d’enquête et soins portés à l’ancien outillage glané, sont pensés comme le prolongement des corps-paysans, et permettent de réveiller des mémoires gestuelles ou techniques. Les outils émergés des temps agricoles pré-pétrole sont refaçonnés ou augmentés (par des pièces fabriquées en atelier ou imprimées en 3D, des tubes PVC recyclés, etc), ou simplement réactivés par des gestes et matériaux actuels, dans une esthétique évoquant le solarpunk. La méthode de détournement pratiquée est le hacking ou réappropriation des techniques et savoir-faire manuels libérés des énergies fossiles pour un futur technique décarboné. Une pompe bélier hydraulique (fabriquée avec tubes PVC et extincteur) permet par exemple de remonter de l’eau depuis « le bois des fontaines » jusqu’aux serres de culture en utilisant l’énergie de la chute des sources. Une centrifugeuse bricolée à l’aide d’anciens globes de lampadaires vise à expérimenter l’enrobage à l’argile de graines pré-germées pour des semis directs sur un sol paillé de compost afin d’éviter un travail mécanique du sol.

Enrobeuse à graines fabriquée en atelier Cyclo tools, mars 2024

Deux ânes, nouveaux partenaires de Cyclo-farm accompagnent la préparation de l’humus et la fertilisation des planches de culture en tractant des traîneaux de feuilles de forêt jusqu’aux planches de cultures. Réinvestir l’outillage et des techniques fines, jusqu’à la collaboration animale nous mène à revivre l’expérience d’une période pré-motomécanisée et laisse entrevoir de nouveaux embranchements technologiques possibles, à l’aune des créativités écologiques actuelles (15). Un nouveau rapport esthétique né de la réappropriation technique semble nous engager dans de nouvelles relations végétales et animales, conditions que nous découvrons incontournables pour des sols nourris et nourriciers.

Notre duo (n) puise dans les couches temporelles passées de Kerminy tout en se nourrissant de perspectives solarpunk futuristes inspirantes pour activer des créativités qui hybrident les scènes artistiques et agricoles.

L’utopie concrète de Kerminy permet aussi l’articulation de « communs-singularités » (16) précisément car le lieu est devenu un terreau d’émancipations plurielles, espace-test d’autonomies collectives au long cours. Il paraît possible d’y réveiller le pouvoir métamorphique d’un art qui deviendrait moins féral (17) que ré-enraciné, un art qui retrouverait un sol. Et qui nous promet des pratiques de relations, régénératrices autant de nos corps que du sol vivant.

notes :

(1) n comme nomade entre parenthèses au sens de « la pensée nomade » (Deleuzienne) naît en 2015. La (n)omenclature est sur n.kerminy.org
(2) Les somatiques sont des pratiques de perception corporelle qui affinent nos relations aux milieux qui nous traversent, parmi les plus renommées, citons la technique Alexander, la méthode Feldenkrais, le Body-Mind Centering.
(3) Cyclo-farm est le projet agriculturel de (n) : cyclo-farm.kerminy.org
(4) (n) développe des méthodes d’éco-création depuis ses vies antérieures comme les pratiques d’Ecos, structure d’arts et écologie urbaine co-fondée par Dominique Leroy en 2006. L’éco-création est définie par Sophie Gosselin dans Revue & corrigée #75, 2008, p.35.
(5) Le projet Ope(n) (open.kerminy.org) est inspiré de l’association Performing Arts Forum à Saint-Erme-Outre-et-Ramecourt dans l’Aisne (pa-f.net).
(6) Au croisement de l’art sonore pratiqué par Dominique (dominiqueleroy.info) et de l’art somatique développé par Marina (marinapirot.info), nos pratiques deviennent sonomatiques.
(7) Comme les rencontres artistiques Polusol ou Agrilab chez les maraîchers des Couëts puis Pandorhack, Fluxon et Ecosoma à Kerminy (park.kerminy.org).
(8) La sonification est la représentation et l’émission de données physiques sous forme de signaux acoustiques. Dans la serre, les données comme l’humidité de l’air, la température, les rayonnements ultraviolets sont captées puis sonifiées en temps réel.
(9) La transduction est la conversion d’une énergie électrique en vibration sonore. Les tubes ou la membrane en polyéthylène de la serre, mis en vibration, font office de haut-parleur.
(10) “Matières-art somatiques” est la formation d’Anne Expert, qui reprend les principes du Body-Mind Centering®, suivie par Marina depuis 2020.
(11) Pour reprendre une notion du Body Weather Laboratory, pratique corporelle que Marina a explorée notamment lors d’une recherche collective (2018-2020).
(12) Sessions travaillées en « partitions corporelles » de maraîchage somatique.
(13) L’artiste Joseph Beuys (1921-1986) forgea dans les années 1970 le concept de “soziale plastik”, sculpture sociale, selon lequel la société dans son ensemble doit être considérée comme une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) à laquelle chacun peut contribuer de manière créative. Cette idée est résumée dans la phrase empruntée à Novalis : « Chaque personne [est] un artiste ». Nous parlons d’agriculture-sculpture sociale pour élargir le concept de Beuys à notre contexte.
(14) L’atelier de fabrication d’outils Cyclo-tools est notamment inspiré des slow tools américains (slowtools.org).
(15) Nous renvoyons le lecteur à la lecture de l’enquête de François Jarrige, La ronde des bêtes, le moteur animal et la fabrique de la modernité, La découverte, 2023.
(16) Antoine Freychet, Démarches artistiques et préoccupations écologiques, l’écoute dans l’écologie sonore, l’Harmattan, 2022, p.283.
(17) Féral au sens de Charlotte Cosson, d’un art qui « retrouverait la vie sauvage, (…) du labour au fourmillement de la vie, de l’agriculture conventionnelle à l’agro-foresterie, de l’industrie à la liberté artistique » dans Férale, Réensauvager l’art pour mieux cultiver la terre, Actes sud, 2023, p.67.

La Planète Laboratoire N°6 et le cahier Soil Assembly sont rendus possibles par le soutien des programmes Europe Créative More-Than-Planet et Rewilding Cultures.