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Au village de l’eau, culture du soin et communauté de lutte pour une révolte durable

Au Village de l'eau, humains et non-humains cohabitent dans le respect.

Du 16 au 21 juillet, Les Soulèvements de la Terre, le collectif Bassines Non Merci et plus de 120 organisations se sont retrouvés au Village de l’eau, un campement temporaire à Melle dans les Deux-Sèvres. Plus qu’une base arrière en vue des « manif-actions » anti-bassines, le Village s’est transformé en lieu de conversations, d’apprentissages, de collaboration et de soin. Reportage.

Texte par Elsa Ferreira, images par Roger Pibernat.

« L’heure est grave. Le temps est venu de construire un réseau de résistance, de tisser un maillage de contre-pouvoirs populaires (…) en allant à la rencontre de nombreux collectifs, syndicats et organisations. » Dans son appel « Pour un soulèvement antifasciste », le collectif des Soulèvements de la Terre annonce la couleur. Dans un contexte politique particulièrement alarmant, alors que la répression policière et la criminalisation des militants écologistes se fait de plus en plus lourde, il est temps pour les militants de tous bords d’unir leurs forces. Au terme de six jours de rassemblement, le défi est relevé.

7000 personnes se sont réunies sur un terrain prêté par le maire de Melle, dans les Deux-Sèvres. Au programme : des débats, des formations militantes, des projections, des concerts. Une façon de faire passer « la dynamique de base arrière en base de socle », selon l’expression de Zuli, 25 ans, membre de l’équipe qui a chroniqué toute la semaine la vie du camp dans une gazette et un podcast quotidiens. « On a souhaité que la Gazette soit un lieu pour rendre visible l’invisible : le travail de subsistance qui fait tenir à la fois le quotidien du village mais aussi des luttes », présente-iel.

Le village, sa construction et sa maintenance deviennent un moyen pour les militants de faire entendre leur voix. « S’investir dans une lutte n’est pas toujours facile. La nôtre est assez jargonneuse, reconnaît Anne-Morween Pastier, en charge de la coordination du camp. Construire des toilettes sèches, maintenir et entretenir le lieu de vie est une forme d’engagement. » Docteure en géo-science, elle est l’autrice d’une contre-expertise sur les méga-bassines. En avril dernier, elle a créé le Larouste, laboratoire oblique et radical des urgences en science de la terre.

Venir au village est aussi une forme de soutien pour celles et ceux qui ne sont pas prêt·es à revenir sur le terrain face aux forces de l’ordre. Gérald Darmanin avait annoncé en grande pompe la venue de 3000 policiers et gendarmes. L’entrée au village était soumise à un contrôle policier systématique et quotidien. En permanence, un hélicoptère survolait le champ. Occasionnellement, des policiers en motocross se sont rendus à la lisière du campement.

Plusieurs fois par jour, un hélicoptère survole le camp.

Du soin dans les barnums

Face à l’oppression, le soin. « Même dans la logistique, il y a du soin. Ce ne sont pas que des câbles et des barnums », fait savoir Anne-Morween. Et pour cause. L’organisation du village est impressionnante d’efficacité et de fluidité. Les 120 toilettes installées pour l’occasion sont toujours propres grâce à une armada de bénévoles. L’enjeu était de taille : le camp est placé sur une ère de captage d’eau potable – pas une goutte ne doit déborder de ces sanitaires temporaires. Grâce à un impressionnant réseau de tuyauterie installé par un plombier bénévole, les urines et les eaux grises sont acheminées vers un tout-à-l’égout temporaire. Les selles, elles, sont versées au compost, décoré à l’effigie de Darmanin. De quoi s’acquitter de la tâche avec entrain.

Le compost destiné aux selles, surmonté d’un portrait du ministre de l’intérieur.

De l’autre côté de l’intestin, l’espace restauration. Là encore, une organisation si efficace qu’elle en paraît facile. En réalité, plus de 20 cantines associatives travaillent ensemble depuis six mois pour établir les menus (vegan et équilibrés), faire l’inventaire des casseroles et des gamelles et calculer l’espace nécessaire. Près de 200 bénévoles se pressent chaque jour pour préparer les repas, servis à prix libres, et faire la vaisselle sur de la musique techno. « On ne peut pas défendre nos droits si on a le vendre vide, remarque Cutter*, 41 ans, bénévole cuisine. Lorsqu’on prépare la nourriture, qu’on partage un repas, on s’unit. Il n’y a plus de classe sociale, d’étiquettes ou de genres. »

De la signalétique, au soin (veille, réduction des risques), en passant par la documentation de l’action et la diffusion de l’information, mais aussi par l’important dispositif de traduction déployé et l’équipe juridique, chaque pôle est mené sans accroc visible. « Sans cet énorme réseau qui s’est développé au fil des années et des manifestations, ça n’aurait pas été possible », souligne Anne-Morween.

En creux, le village sert à créer une communauté de lutte, solidaire et internationale. « Faire les choses ensemble permet de trouver des compromis. On peut parfois rester bloqué dans nos intentions orales ; quand on est dans le concret, on trouve des solutions », pose Anne-Morween.  « Il y a beaucoup de joie, malgré un contexte répressif de contrôle, de confiscation, de criminalisation, rapporte Dalidou, formateur au Village. On se dit qu’on peut avancer ensemble : antifa, queer, des groupes comme Attac et des syndicats paysans. On peut avoir des idées politiques et des rêves en commun mais nous n’avons pas les mêmes pratiques ni la même culture. Ça peut créer des frictions. Se préparer ensemble – trois jours pour mettre en place deux jours d’actions – permet de créer une culture commune. » En une semaine, pas d’embrouille. Pas mal pour un village de 7000 habitants.

Dominique Mollet et Jean-Luc Rambert, parmi les nombreux représentants de la Confédération Paysanne présents sur place. « Nous paysans, on apporte une vue très terrienne. On insiste sur l’importance de se mettre autour d’une table pour discuter. Certains militants réagissent avec leurs tripes, et c’est bien. Mais certains peuvent avoir des modes d’actions qui nous causent des soucis dans nos relations avec les paysans », dit Dominique.

« Que faudrait-il pour qu’une manifestation soit autorisée ? »

Si le soin est le maître mot de cette année, c’est que les stigmates de Sainte Soline sont toujours là. « C’était très traumatisant, horrible », se rappelle Chou rouge*. Les violences de la manifestation ont laissé le militant de 27 ans « déprimé et choqué », dit-il. Ici, « c’est un lieu d’espoir. On peut dire au gouvernement ‘vous avez cherché à nous intimider, on revient plus organisés et plus nombreux’ ». Il a croisé des gens avec qui il partage le souvenir douloureux de l’année dernière. « C’est fort. »

Marguerite, militante chevronnée dans la soixantaine et adhérente des Amis de la confédération paysanne, était présente l’année dernière. Cette année, elle est restée au village. « C’était d’une violence dingue », se remémore-t-elle. Elle se rappelle avoir marché le long du chemin où étaient rapatriés les blessés graves derrière un cordon d’élus qui tentaient de les protéger, et voir des « fourgons d’où descendaient des dark vador ». « Je ne voulais pas ça », se désole-t-elle. 

« Cette répression, on l’a tous en tête », confirme Sarah, 36 ans, venue seule de Paris au village pour avoir « une autre image que la violence ». Même à Paris, elle ne se rend pas en manifestation. « Je n’ai pas envie d’impliquer mes proches, qu’ils doivent venir me chercher au commissariat, ou de finir avec un œil ou une main en moins ». Elle trouve d’autres moyens de faire entendre sa voix. « Dans un monde capitaliste, j’estime qu’on peut militer avec son argent. Je donne beaucoup et j’investis dans des projets comme Terre de liens et Télécoop. » Au village, elle est bénévole au pôle toilettes.  

« Peut-on exprimer son point de vue calmement sans mettre sa vie en danger ?, interroge Françoise, jeune retraitée de 62 ans, venue avec son amie Brigitte. Je suis effrayée des dispositifs policiers. Quand on entend ce qu’implique de se préparer à une manif, c’est un peu comme se préparer à la guerre. » Elle regrette l’exception française dans la politique de maintien de l’ordre, où la police a davantage recours à la brutalité que ses homologues européens. Elle cite le documentaire « Sainte-Soline, autopsie d’un carnage » et s’interroge : « Que faudrait-il pour qu’une manifestation anti-bassine soit autorisée ? ».

Groupes d’affinité et formation militante

Face à la violence de la répression, les citoyens s’engagent davantage. La Ligue des Droits de l’homme a augmenté le nombre d’observateurs sur le terrain en passant de 18 individus l’année dernière à 50 cette année. Les Amis de la Confédération Paysanne a quant à elle accueilli dans ses rangs 1500 adhérents de plus. Les Soulèvements de la Terre et les quelques 120 organisations du village redoublent également d’efforts pour protéger leurs militants tout en conservant leur capacité d’action. 

D’abord en les formant. Parmi les dizaines d’ateliers et conférences organisés chaque jour, une grande partie est consacrée à préparer les participants à l’action. Comment se déplacer en groupe, prendre des décisions en situation d’urgence, connaître ses droits, comprendre les armes de la police, limiter les risques, etc.

Mise en situation épique au bord de la rivière. Une vingtaine de participants incarnent les policiers, frites en mousses et balles de tennis en lieu et place de leurs matraques ou bombes lacrymogènes, tandis que les autres pratiquent les déplacements de groupes.

 

L’un des principes de base est le groupe d’affinité, soit « des groupes avec des objectifs communs – par exemple, un groupe clown, cantine ou en première ligne pendant les manifestations », présente Dalidou, 40 ans, originaire de Paris et formateur sur le Village de l’eau. Il vient du collectif Diffraction, créé en 2015 à l’occasion de la Cop21 pour former les activistes à « lutter sans se cramer et adresser les enjeux de pouvoir et de privilèges dans nos espaces militants », présente-t-il.

Au sein de ces groupes d’affinité, chacun prend soin des autres. « On se pose la question de comment on se sent émotionnellement, physiquement, ce qu’on est prêt à faire, quelle prise de risque, est-ce qu’on souhaite ou peut courir, quel temps on veut rester, est-ce qu’on veut aller attendre les camarades devant le commissariat en cas d’arrestation », détaille-t-il. Une technique inspirée de Ende Gelände, collectif allemand de lutte anti-charbon et dont la formation à la fois multiple et protéiforme rappelle celle des Soulèvements de la Terre. 

Une véritable culture du soin se développe. En plus des formations aux actions, les ateliers de préventions et de sensibilisation au psycho-trauma font tente comble. « On prend soin des gens parce qu’on est dans un contexte très hostile, décrypte Dalidou. Mais aussi parce que c’est très important politiquement. On ne veut pas que seulement les plus dominants, les plus forts, ceux qui ont des privilèges, puissent continuer dans la lutte ». Un droit à manifester pour tous et toutes, qui fait écho à la remarque d’Emmanuel Macron après qu’une militante septuagénaire a été blessée lors d’une manifestation des gilets jaunes en 2019. « Quand on est fragile (…) on ne se met pas dans des situations comme celle-ci », avait-il dit.

« Be Water my friend »

Deuxième levier pour protéger les militants de la répression policière : mettre en place une stratégie d’action fluide – « Be water my friend », disait Bruce Lee. Dans les actions, le pari est « d’éviter le choc frontal » sans tomber dans l’impuissance collective, présente un membre des Soulèvements de la Terre. Ils tablent sur l’inattendu, les « débordements de cadre ». L’action prévue sur le chantier de la méga-bassine dans la forêt de Saint Sauvan laisse présager de violences ? Les organisateurs organisent un pique-nique festif au bord de la rivière à Migné-Auxances. La ville de La Rochelle est quadrillée par les barrages de polices ? 200 manifestants débarquent à pied du pont de l’île de Ré. Une organisation agile et créative.

Le vendredi, la manifestation prend la forme d’un pique-nique au bord de la rivière de Migné-Auxances. L’ambiance est festive et bon enfant.

 

Après une baignade rafraîchissante, le cortège prend la route direction Cérience, sémencier de Terrena. En lançant des bombes lacrymogènes dans un champ fraichement moissonné et par plus de 30 degrés, la police met le feu à la parcelle d’un agriculteur. Face au danger, les manifestants doivent faire demi-tour sans atteindre leur but.

Les objectifs sont précis : désarmer et rendre visible. Durant les deux jours d’actions, chaque cible est choisie pour souligner son rôle dans l’agro-industrie. Au premier jour, les militants visent Cérience, semancier membre du groupe agro-industriel Terrena, et Pampr’œuf, élevage industriel de poules pondeuses, pouvant accueillir 305 000 animaux, également lié à Terrena. Épinglée en 2021 par l’association de défense des droits des animaux L214, l’entreprise avicole a euthanasié en 2023 plus de 285 000 poules, pour stopper la propagation du virus de la grippe aviaire. Face à la protection policière de la méga-bassine dédiée aux fermes-usines, les manifestants envoient via cerf-volant un panier de lentilles d’eau, pour que celles-ci se développent dans les tuyaux de l’infrastructure. Un sabotage low tech et poétique.

Le samedi, le port de la Pallice est visé. Premier port français importateur de produits forestiers et deuxième pour l’exportation céréalière, il doit être agrandi en 2025. « La prolifération des méga-bassines en amont et l’agrandissement du port en aval sont les deux faces d’une même pièce d’un business juteux », présente le collectif sur son site. La manifestation, qui se déroulait en plusieurs cortèges, dont un familial et maritime, a réuni entre 5000 et 10 000 manifestants et a donné lieu à des affrontements violents. Là encore, les manifestants décident d’arrêter et de revenir au Village de l’eau.

Ces actions, précises et situées, s’inscrivent dans l’ADN des Soulèvements de la Terre qui s’engagent à « repartir d’une manifestation avec le sentiment que quelque chose a été changé », écrivent-ils dans leur ouvrage Première Secousse (La Fabrique éditions, 2024). Ici, gageons que le rassemblement à la fois massif et multiple du Village de l’eau permettra de rétablir une vérité : loin de l’image d’éco-terroristes que s’attache à coller le ministère de l’intérieur aux militants écologistes, la cause de l’eau et des pratiques agricoles est l’affaire de tous et toutes. Et mérite de pouvoir s’exprimer.