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Terres et délivrances, le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC)

Les membres du CATPC Olele Mulela Mabamba, Huguette Kilembi, Mbuku Kimpala, Jeremie Mabiala, Jean Kawata, Irene Kanga, Ced'art Tamasala et Mathieu Kasiama avec en arrière-plan le White Cube.

Une lutte a lieu dans le bassin du Kwilu, une lutte du CATPC pour réactiver de l’en-commun et se délivrer des violences systémiques qui fourvoient le tout-vivant. Cela se passe près du village de Kingangu, un ancien camp de travailleurs de plantation des « Lever Brothers », vestige du plantationocène colonial ayant touché la localité de Lusanga — ex-Leverville — en République Démocratique du Congo.

Le CATPC s’est affirmé par un engagement intellectuel et artistique remettant en cause les anciens paradigmes mécanistes de la révolution industrielle. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les conquêtes coloniales ont joué un rôle clé en Afrique et ailleurs dans l’accélération du développement industriel. Les ressources et les forces vives des populations autochtones sont exploitées au nom d’une mission civilisatrice œuvrant pour une vision eurocentrique du progrès. Dans la réalité, les populations étaient soumises à des procédures de recrutement coercitives menant au travail forcé, leurs terres étaient accaparées et l’agriculture villageoise bloquée, plongeant des villages entiers dans un système de contrôle autoritaire féroce qui a permis aux entreprises coloniales de maximiser leurs profits.

Les membres du CATPC sont composés des descendants directs des travailleurs des premières plantations coloniales de la société britannique Lever Brothers, fondée en 1885. En 1911, Lever Brothers a obtenu d’importantes concessions dans la région centrale du Congo, incluant les palmeraies naturelles de Lusanga pour une exploitation massive de production d’huile de palme. Pendant l’occupation de ses terres, la localité de Lusanga fut rebaptisée Leverville. La main d’œuvre fut garante de grande rentabilité jusqu’à ce que les usines ferment en raison de la baisse des rendements des palmiers, d’une concurrence croissante en provenance d’autres territoires étrangers, et de la confiscation des entreprises étrangères sous le règne du Président Mobutu. La société Lever Brothers, spécialisée dans la fabrication de savons, s’est enrichie pour devenir la multinationale Unilever, géante dans le secteur agroalimentaire et cosmétique. Les géantes continuent à bénéficier du marché africain à qui elles vendent leurs produits manufacturés jusqu’à aujourd’hui.

Un défi à l’art global

Aujourd’hui, le CATPC compte 24 artistes, femmes et hommes de tous les âges. Chaque année, de nouveaux membres sont accueillis parmi eux, enrichissant le rayonnement local et international de cette communauté paysanne. Les membres fondateurs du CATPC regroupent son président René Ngongo, un éminent militant écologiste congolais, ardent défenseur des droits des communautés locales et de la préservation de l’environnement, une dizaine d’artistes aspirant à changer de paradigme dans ce contexte postcolonial, et trois artistes-enseignants basés à Kinshasa, partisans d’une école libre où tout le monde est à la fois apprenant et enseignant. Ces derniers ont accompagné les artistes-planteurs du CATPC (c’est ainsi que se surnomment les membres) à la mise en place d’un atelier autonome de recherche et de création, alliant pratique artistique, écologie et réparation des injustices coloniales, dans le but de construire un avenir équitable et inclusif. Aujourd’hui, l’atelier est un lieu de création permanente. Le débat qui s’y déroule questionne sans relâche « l’art global » (1), ce phénomène d’intrications complexes entre les cultures, les économies et les institutions dans le cadre de la mondialisation. On y interroge la manière dont le marché de l’art, les biennales et les expositions internationales façonnent la production et la distribution de l’art.

Plongeant dans les réalités géopolitiques de cet art global, le CATPC se devait de défier Unilever qui a contribué financièrement à populariser le concept de « white cube », modèle dominant de la galerie d’art occidentale. En investissant dans des galeries d’art qui suivent ce modèle, l’ancienne société coloniale a impacté la manière dont l’art est présenté et perçu. Le « white cube », caractérisé par ses murs blancs uniformes, son éclairage contrôlé et son espace dédié à une expérience contemplative de l’art, est bien souvent en déconnexion totale avec les réalités de sa production artistique ou des enjeux socio-économiques qui y sont liés. Le réalisateur hollandais Renzo Martens, célèbre pour son documentaire percutant, Enjoy Poverty, et sa fondation Human Activities, dirigée par des personnalités de divers pays, y compris du continent africain, soutiennent le CATPC. Renzo Martens œuvre à mettre en lumière, avec la complicité du CATPC, les dynamiques économiques du monde de l’art au regard des inégalités.

Repatriation of the White Cube, 2017 – CATPC & Human Activities © Thomas Nolf

Une sculpture qui parle pour que la forêt reprenne vie

En 2017, Renzo Martens a proposé au studio d’architecture de Rem Koolhaas, OMA, de concevoir un « white cube » afin de le rapatrier sur les terres de Lusanga pour en faire un musée. Grâce aux profits retirés d’une main d’œuvre si peu coûteuse, les plantations coloniales de Lever Brothers, grands collectionneurs d’art, ont contribué à la quintessence de l’idéologie « white cube ». Ce retour à la source de son financement pour une réappropriation des énergies inverse les forces en jeu et ouvre de nouvelles perspectives pour le CATPC. Actuellement, le « white cube » de Lusanga expose le retour de Balot, la sculpture d’un agent colonial créé par un artiste Pende du Kwilu. Cette sculpture cristallise tous les abus des autorités du colonisateur belge qui ont déclenché la révolte Pende de 1931. Elle avait quitté le Congo en 1972 pour être vendue un peu plus tard au Virginia Museum of Fine Arts, aux États-Unis, lequel a accepté de le prêter aux habitants de Lusanga. La communauté de Lusanga a enfin accès à un patrimoine important de son histoire. Une reproduction digitale exacte de la sculpture de Balot fait aussi l’objet d’une vente en utilisant la technologie des tokens non fongibles (NFT) qui permet au CATPC le rachat de ses terres, de replanter la forêt pour assurer à terme une autonomie et une sûreté alimentaires.

Les artistes planteurs ont créé depuis 2014 un grand nombre de sculptures en argile locale qui sont ensuite scannées en 3D et reproduites avec du cacao en provenance de l’Afrique, la plupart du temps exporté en Europe par des compagnies étrangères. Le cacao, tant prisé en Occident, confère aux œuvres la familiarité du plaisir qu’il procure, mais ce sont les pensées critiques et visionnaires des artistes planteurs qui leur donnent une prégnance et une puissance singulière. Cette valeur ajoutée critique les mécanismes aliénants du plantationocène. Grâce aux revenus générés par ses sculptures et autres activités artistiques, le CATPC parvient à autofinancer en partie une post-plantation communautaire qui pratique la polyculture composée d’arbres fruitiers et de plantes arbustives pour restaurer les terres appauvries par la monoculture coloniale pratiquée pendant des décennies. Selon eux : « La force qui émane du cœur vers le cerveau, c’est la même force qui pousse la sève des racines jusqu’aux feuilles des arbres, c’est la force invisible qui anime le vivant. Notre collectif puise son inspiration et sa détermination dans le pouvoir de la vie de nos forêts sacrés. Ce pouvoir, nous l’appelons Luyalu. »

Capture d’écran de « Balot NFT ». La sculpture de Balot tourne sur elle même au-dessus de chaque NFT constitué d’un dessin cartographique de Cedart Tamasala sur les flux mondiaux de capitaux, de marchandises et d’exploitation culturelle.

Les récits et expériences transgénérationnels parfois traumatiques qu’évoquent les sculptures sont intimement liés aux violations des droits humains pendant cette période obscure de l’histoire et en même temps sont « l’échologie » (2) d’une persistance de la fonction des sculptures traditionnelles, en tant qu’objets rituels qui assurent la continuité de la vie communautaire dans toute sa dimension sociale, culturelle et spirituelle. Les figures allégoriques, ancestrales et/ou futuristes des œuvres du CATPC incarnent cette aptitude de reliance entre la nature et la culture, voies et voix essentielles à la compréhension d’un monde multiple. Elles nous informent depuis le deuxième poumon de la planète, les forêts tropicales de la RDC d’une dimension holistique où chaque aspect de la vie est interconnecté, respectant les cycles naturels, préservant la biodiversité par une réactivation volontaire des mémoires collectives afin de pouvoir se projeter dans un avenir plus florissant.

Le CATPC poursuit une multitude d’activités distinctes qui vont de l’art à l’agroforesterie. Tous pratiquent une forme de théâtre rural d’histoire vivante dont le plus significatif est leur création « le jugement du White Cube ». En tant que porte-parole de la communauté, Cedart Tamasala (vice-président du CATPC), Matthieu Kilapi, Mbuku Kimpala et Jean Kawata participent régulièrement à des conférences et des tables rondes dans le monde entier. Ils expliquent que : « En tant que collectif ayant l’opportunité d’exposer notre art dans des musées à travers le monde, nous sommes conscients que d’autres communautés, vivant dans des situations similaires aux nôtres, n’ont pas accès à ce même privilège. Elles ne peuvent pas, comme nous, exprimer leurs idées, les partager et honorer leurs ancêtres, ou récupérer leurs terres grâce à la force que nous procure la vente de notre art. Ce privilège restera abject tant qu’il ne pourra pas toucher et inspirer d’autres communautés à se reconnecter à leur environnement comme nous le faisons à nos terres. »

Initiation à l’art, workshop CATPC pour les femmes de Lusanga 2024, E.Hellio

Les artistes-planteurs ont inauguré il y a trois ans un centre d’activité pour les enfants destiné au partage des connaissances en langues locales. Des ateliers pour les femmes d’initiation à l’art et à la polyculture sur la post-plantation ont été initiés cette année avec 42 participantes.

Les membres du CATPC viennent d’obtenir le grand prix du S+T+ARTS Africa 2024. Et de façon remarquable, le CATPC occupe cette année le Pavillon hollandais de la 60ème Biennale de Venise inaugurant dix ans d’un processus de résilience écologique active et de résistance aux paradigmes extractivistes et destructeurs, guidées par la préservation des savoirs ancestraux, l’autodétermination et le respect des équilibres naturels.

notes :
(1) Cette expression est en mouvement ; d’autres préfèrent, dans ce contexte, la notion d’art mondial.
(2) Ce concept est utilisé par Séverine Kodjo-Grandvaux, Devenir vivants, Éditions Philippe Rey, Paris, 2021.

Cet article a été publié pour la première fois dans le cahier spécial « Soil Assembly » du journal La Planète Laboratoire N°6 – soutenu par le programme Rewilding cultures co-financé par l’Union Européenne

Les sites internet du CATPC et de Human Activities