Le Transmutatiographe est une exposition en forme d’expérience collaborative au sein d’univers multiples, conçue par David Legrand. Elle a lieu jusqu’au 30 juin 2024 à La Chaufferie, galerie d’exposition de la Haute Ecole des Arts du Rhin, à Strasbourg. Revue de détail.
David Legrand développe un travail artistique et numérique en collectif depuis plus de trente ans. La première fois que j’ai rencontré son travail, il donnait un workshop de recréation complexe entre Hi et Low Tech, avec des étudiant·es en école d’art. Pour l’événement, il avait loué un contenaire et ils·elles y opéraient une magie de transmutation de textes en images et de filmages sur fond vert en une poétique vidéo doucement dingue. Ce temps d’échange et de monstration m’avait frappé car il donnait corps à une vision transdisciplinaire et transmédia de l’art en la transformant en une poétique des espaces projetés. Elles et ils donnaient une forme partagée collectivement à ces mondes liminaux entre nos imaginaires et la dureté de leur actualisation en images.
On pourrait penser à la vision de l’intermédia chez Dick Higgins (1), c’est-à-dire une liberté nouvelle entre les médiums purs qui permettait de retrouver des champs libres. Cependant, certains artistes de Fluxus, dans les années 1960, reprenant en partie l’héritage de Duchamp ou de Cage, ont commencé à esquisser une voie de sortie plus franche encore de l’art, pour aller vers la vie quotidienne et toutes les connaissances qui lui sont liées. Ainsi l’art, chez des artistes comme George Brecht, s’est déplacé vers une forme de recherche transdisciplinaire concrétisée en art. Les penseurs transdisciplinaires des années 1990, dans la lignée de Basarab Nicolescu (2), souhaitaient créer des ateliers et des lieux de société qui permettent de faire se recouper les disciplines des sciences exactes et les sciences humaines. Pour ces penseurs de tous horizons, les réalités découvertes par les disciplines logiques et scientifiques devaient trouver une union avec les perceptions que les êtres humains en ont, dans le but d’éviter les risques humains et écologiques dont nous commençons à prendre conscience aujourd’hui. La représentation et le travail artistique permettaient en grande part d’esquisser cette prise de conscience. L’art numérique, notamment en tant que recoupement entre un modèle mathématiques et un travail des images et du son, peut être l’outil idéal à porter une vision transdisciplinaire. Pour René Berger, c’est cet art qui donne accès à « de nouveaux types d’espace, de temps, d’identité, de durée, de disponibilité (3) ». S’il est possible de douter de l’intérêt de ces machines à côté de la puissance de nos imaginaires et de nos mondes intérieurs, les cosmos loufoques, hybrides, indéterminés voire délirants de David Legrand concrétisent et donnent donc accès à « visiter » des mondes issus d’un imaginaire, le sien, mais aussi celui toutes et tous les artistes autour desquel·les il gravite. Ses travaux ont de nombreuses dimensions pleinement transdisciplinaires.
Quelques points biographiques sur David Legrand
David Legrand commence par faire de la musique, à l’école expérimentale de Châteauroux, en 1990, du rock/indus/électronique, mélange expérimental de musique, dans le groupe Pulse, avec Henrique Martins Duarte, Bruno Douet, Maxime Touratier, Rainier Lericolais, Fabrice Cotinat, Christophe Alaphilippe et Stéphane Landry. En parallèle de ce projet collectif, il commence à créer des poupées hybrides, entre humains et animaux, qui semblent se référer à une symbolique très personnelle, comme si elles avaient été contenues en lui. Il y a également l’influence de la science-fiction dans ce premier travail, des figurines de Star Wars de son enfance, mais leur présence en tant qu’êtres inanimés joue sur une inquiétante étrangeté qui nous touche de manière imperceptible. Durant les performances qu’il réalise, il leur chuchote à l’oreille de la poésie, ou des mots d’un langage qu’on a du mal à comprendre. Il le nomme langage plastique. Etant bègue à la base, David tente de trouver un lieu qui l’engage dans une refondation du langage, dans des mots entre soi et les autres. Il crée un verbe qui le distancie et le rapproche contradictoirement du monde, entre humain et inhumain. Ces êtres sont également à l’image des poupées de sortilège berrichonnes : inanimées, à qui il confie ses mots qui font bégayer la langue communicationnelle, pour dire des sorts ou des choses qu’on ne dit pas à tout le monde. Ces poupées représentent aussi des parties de lui, des extensions de ce qu’il ne pouvait dire au monde. Il crée cet univers auquel il parle et qui le représente comme il nous représente en retour, par une association liminale avec les formes hybrides et pourtant humanoïdes de ces figures.
L’artiste continue vers l’école des beaux-arts de Nantes, jusqu’en 1997. Par la suite, il fait de nombreuses formes vidéo collectives avant d’en arriver aux recréations de mondes imaginaires en VR. Avec Fabrice Cotinat et Henrique Martins-Duarte ils commencent à travailler à partir de 1999 sur un dispositif vidéo appelé La galerie du cartable qui pouvait se déplier un peu partout. Avec une caméra vidéo, un petit écran et une batterie, logés dans un cartable d’écolier, ce dispositif permettait d’aller montrer des expérimentations vidéos, partout et à tout le monde : Dans les bars, dans les rues, dans les églises, c’est-à-dire préférentiellement dans le quotidien. Par ce geste, l’art devenait un moyen de pédagogie et de diffusion sans distinction et en se passant des circuits classiques.
Dans les années 2000, il créa avec ses deux comparses et Phillipe Zunino des dialogues fictifs entre deux personnages historiques. On compte parmi ces travaux, des échanges entre Léonard de Vinci et Nicolas Poussin, ou bien Roland Barthes et Marguerite Duras, Le Corbusier et Albrecht Durer, Robert Filliou, et même une séance de psychanalyse de Guy Debord par Sigmund Freud. Chacune de ces vidéos créait un rapport fictif entre deux personnages historiques et faisait écho à des questions médiatiques ou artistiques contemporaines. Ils réinventaient un monde où des histoires du passé se racontent aujourd’hui, où l’imagination et le rêve font écho à ce que nous vivons tous les jours et à la situation de la société contemporaine.
Dans ces dialogues fictifs, les traits des personnages étaient souvent forcés. L’humour tendait au grossier, les ficelles de la fabrication des vidéos étaient toujours visibles. Ces images rappelaient l’aspect grossier de la farce. Et comme c’était le cas de cette forme, les grossièretés étaient prétextes à transgression symbolique du servage de l’art. Rien n’était laissé tranquille. Toutes les hiérarchies, les idées reçues et les formes fixes de l’art étaient dézinguées. Nous assistions, dans ces vidéos, à une forme de carnaval, de jeu populaire d’infraction des normes implicites du monde intellectuel et artistique. Mais, à travers cette transgression, le grotesque et la moquerie servaient également à faire passer les idées des personnages représentés. Derrière le rire continue de se cacher la puissance que pourraient avoir les idées de ces morts.
David Legrand commence à créer dans les années 2010, des workshops en école d’art, notamment autour de l’école d’art de Bourges mais il s’en émancipe tout doucement pour créer ce qu’il nomme Hall Noir, avec l’association Bandits-Mages, aujourd’hui Antre Peaux, et notamment dans le Château d’eau – Château d’art de Bourges. L’idée de cette structure est de court-circuiter les réseaux classiques de diffusions et d’apprentissage de l’art. C’était une base d’échange entre artistes et étudiants, qui devaient déterminer une œuvre à faire, puis la réaliser. L’idée était qu’en créant une œuvre ensemble, les savoirs émergeraient et que la réalisation dépasserait ce que l’on pouvait attendre. C’est une entité au financement autonome, mais qui utilise les ressources humaines et parfois techniques des écoles d’art pour créer une expérience de pédagogie du maître ignorant4 et une création collective de mondes infinis. Il y rencontre d’ailleurs en 2019 Léo Sallanon et Etienne Muller, qui ont tous deux fait des métiers d’artisanat et se sont ensuite dirigés vers l’art en 3D pour exploiter ses capacités. Ce sont eux qui lui montrent la puissance des casques VR comme un outil de création de transformation.
Devant à tous ces travaux précédents et tentant de les synthétiser, l’exposition de ce travail qui est actuellement visible à la Chaufferie, le lieu d’exposition de la Haute école des Arts du Rhin à Strasbourg, est une tentative pour l’artiste de résumer une grande partie de son travail dans un lieu qu’il est possible d’explorer en casque VR.
L’exposition en elle-même
Dans l’espace de la galerie, David Legrand a réparti cinq de ses poupées d’êtres hybrides qu’il avait créées à Châteauroux. Il les a enfermées dans des vitrines, dont des protubérances en verre soufflées par la jeune artiste Maguerite Kalt permettent de faire passer des câbles électroniques qui relient ces cinq pièces entre elles. Au centre de la salle, une très grande poupée, composée de ficelles, de fils et de câbles, fait le lien entre ces différentes figures présentes. Elle semble avoir les bras en l’air, ce qui donne à l’ensemble une dimension un religieuse voire christique. Cette poupée principale est l’entremetteur neutre entre ces différentes figures hybrides d’une humanité relative.
Les différentes poupées sont des constituants d’une grande machine. On peut ainsi penser à la symbolique des grandes machines du désir chez Duchamp. Notamment, La Mariée, une des premières peinture qui inspirera Le Grand verre : « Moins qu’une abstraction, c’est une anatomie transmutée, à la fois un insecte, une machine et des organes féminins (5). » Cependant, chez David Legrand, il y a plutôt des êtres-machines présents dans le lieu d’exposition, qui évoquent une machinerie de l’imagination qui doit permettre de transmuter la salle d’exposition de La Chaufferie en un espace de réalité superposée pour apporter un nouveau regard. Ces êtres provenant d’une autre réalité que la nôtre, avec des règles différentes semblent être produits par cette énorme poupée christique. Faite de fils à gigot, elle est encore une fois, un espace liminal entre le trivial et le céleste. Ainsi il y a dans cet espace, une manière de faire une transmutation presque alchimique du regard. La pièce nous offre de transcender notre façon habituelle de voir et donc de regarder l’espace de la galerie. Mais pour cela, il va falloir en découvrir la face cachée à travers la construction numérique.
Le reste de l’aventure se passe avec un casque de réalité virtuelle sur la tête. Les univers représentés sont concrétisés dans une forme virtuelle qui doit venir s’ajouter à notre perception du monde. David les appelle des outils de voyance, car ils permettent de se retrouver projetés dans des visions, dans des mondes imaginaires concrétisés qui ne viennent pas de nous-mêmes. Les espaces visibles dans ces dispositifs sont des simulations voire des simulacres, mais ils permettent de ressentir cela avec une force qui nous tire hors de nous. Ici, le virtuel n’est pas œuvre directement alchimique ou chemin de transcendance. Elle est plutôt un indicateur de possibles mondes sans fins à la frontière entre le physique, le virtuel et l’imaginaire. Ceux-ci tendent à pouvoir faire visualiser des dépassements d’une simple vision matérialiste de l’être. Nous pourrions reprendre la théorie de Pierre Levy (6) qui indique que le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. La virtualisation est l’opération qui permet de créer du potentiel à partir du concret. Elle invente de nouveaux problèmes et de nouvelles manières de comprendre ce qui est physiquement ici. Ainsi, il peut exister une réalité virtuelle, mais toujours critiquable dans le sens où elle veut « faire réalité ». Les casques VR sont des systèmes audiovisuels, ils simulent un espace virtuel qui tente de faire comme-ci. Dans le cas qui nous occupe peut-être vaudrait-il mieux parler de monde imaginal concrétisé audiovisuellement.
David Legrand parle d’ailleurs de réalité superposée, car Léo Sallanon lui a permis de trouver des manières de scanner et de modéliser les espaces concrets et les remettre en jeu dans la projection numérique. Il appelle cette opération « Physiquer » l’espace d’exposition dans des lieux de projection. Nous retrouverons dans les différents mondes les poupées conçues par David Legrand avec chacune des caractéristiques hybrides entre humain et inhumain :
• The Sheep Boy est un être hybride homme/mouton. Il utilise un langage autre, un langage bêlant. Fait-il référence à la figure de l’âne bâté? Il est en tout cas un être qui s’adresse à nous mais d’une manière qui nous est inhabituelle.
• Il en est de même avec le Pig Boy, petit garçon avec une tête de cochon. Ces hybrides humain/animal permettent aussi à David Legrand, aidé par les voix de Philippe Zunino, de prendre des figures sales, viles, comme le mouton ou le cochon. Il y a une dimension rabelaisienne dans son travail. Le gag, le crasseux, voir l’abject n’est jamais loin. S’il explore des mises en monde d’êtres, de poupées qui sont des êtres inhumains, parfois presque spirituels, ils ont toujours ce double rôle de très mondains et de transcendance. Un peu à la manière dont les maîtres bouddhistes peuvent dire que Bouddha est un bâton à merde (7).
• Ahmad est un hommage au film Où est la maison de mon ami ? du réalisateur iranien Abbas Kiarostami. Ce petit garçon, figure principale du film, vit une longue aventure pour essayer de retrouver son ami et lui éviter d’être renvoyé. Il est une figure de l’altérité et de la transcendance des frontières. David Legrand, en tant que berrichon, tente de comprendre comment vivait un iranien, notamment durant le contexte de la guerre Iran-Irak, durant laquelle la France livra des armes aux deux belligérants, engrangeant d’énormes bénéfices. Cette figure est aussi une volonté de comprendre le rapport différent au temps que l’on sent dans le cinéma de Kiarostami, comprendre le monde à hauteur d’enfant. Aller vers l’Orient c’est aussi faire appel à une dimension spirituelle dans la symbolique traditionnelle.
• Le Phacochère-ingénieur est un personnage présent depuis longtemps dans l’imaginaire de David. C’est un personnage né de sa fascination pour Star Wars. Il est aussi l’occasion de faire des blagues de prout et des bruits de bouche particulièrement osés. C’est comme s’il était le côté un peu cradingue, un peu slob de l’artiste, mais aussi une représentation de soi en autodérision.
• Mademoiselle Imagination est représentée par une petite fille. Elle nous parle d’une dimension imaginative et féminine chez l’artiste. Elle est aussi un hommage aux femmes de son histoire (son arrière-grand-mère, sa grand-mère) qui lui ont transmis un rapport à la fois spirituel et imaginaire au monde particulièrement présent dans ses travaux en VR.
• Les trois petits cochons sont trois personnages secondaires que l’on croise dans les mondes. Ils se parlent entre eux sans qu’on ne comprenne ce qu’ils se racontent. Comme pour les précédents personnages, ils sont un entre-deux une frontière entre ce que nous sommes et des mondes que David a du mal à appeler non-humains, pour l’aspect publicitaire qu’a pris ce terme ces dernière années.
Être hybrides créatures agenrées, dégenrées, dérangées et dérangeantes, toute sorte d’êtres hybrides s’y côtoient. On peut aussi y voir une façon de se confronter aux idées du cyborg et du trouble chez Donna Harraway (8). Mais les mondes comme les êtres représentés par cette création virtuelle dépassent le point de vue d’un Gender trouble (9) ou d’un trouble entre humain et non-humain. Dans ces mondes audiovisuels explorables en trois dimensions, il n’y a pas de frontières fixes entre les genres, les racialisations, les espèces et toutes les formes de différences visibles ou audibles. Ainsi, les êtres créés par l’artiste et ses acolytes sont des hybrides, des monstres, des entre-deux, des pas vraiment, qui remettent en doute nos dualités. David Legrand lutte toujours contre toutes les fixités et les préjugés. Ainsi les modes théoriques ne suffisent pas à enfermer ses personnages imaginaires. Ils relèvent véritablement d’une vision d’un au-delà, d’un trouble entre toutes les catégories fixes et d’une vision iconoclaste de ce qui cherche à toujours faire identité.
Si l’on revient aux idées développées par Basarab Nicolescu, qui fonde sa théorie sur la notion de tiers-inclus de Stéphane Lupasco (10), il devient criant que Le Transmutatiographe de David Legrand s’inscrit dans la lignée de l’art numérique transdisciplinaire. En effet lorsqu’on pense aux êtres hybrides que nous avons pu côtoyer, on se dit qu’iels sont l’incarnation d’un dépassement des limites sur lesquelles reste bloquée notre fixité et notre attachement à un niveau de perception du monde pré-atomique, dans lequel A et non-A sont mutuellement exclusifs. L’imaginaire débridé de David Legrand que l’on peut visiter à loisir grâce aux casques VR, nous permet de rentrer de plain-pied dans cette logique non-dualiste et d’aborder le passage d’une humanité duelle à des espaces spirituels et leurs logiques à n dimensions.
Il faut noter par ailleurs, le travail sonore du compagnon d’aventure de toujours, Philippe Zunino, qui crée encore une fois une ambiance sonore et musicale tremblante, liminale et prompte à nous faire entrer dans ces mondes inconnus. On notera particulièrement le beau thème d’introduction qui reprend des sons de saxophone pour ponctuer l’aventure de « pocs » et de notes tremblotantes. Ce son-musique continuera à nous hanter encore après l’aventure et à nous ramener à la folie de ce que nous avons vus. De plus, ensemble, David et Philippe reprennent leurs habitudes de délires de voix, que l’on pouvait voir déjà dans les Dialogues fictifs, qui leur permet d’incarner les personnages du Transmutatiographe. Dans certaines des voix, on assiste à une maîtrise de l’art de la farce en son, comme les langages bêlants, ou les bruits incongrus du phacochère.
Quelques mondes présentés en réalité superposée
Pour revenir à l’espace visuel numérique, il est une imagination de David physiquée en collaboration avec tous les artistes présent. Notamment, Léo Sallanon est le développeur de la plupart des univers de cette exposition et de ceux que l’on retrouve dans les œuvres 3D de David. Il met à profit sa connaissance de l’outil pour faire fonctionner les mondes entre eux et créer l’espace numérique à la manière du sculpteur.
Le premier univers que l’on peut explorer reprend assez simplement l’espace de la galerie, dont l’entièreté est d’une blancheur assez déroutante, mais dont le toit est ouvert. Au-dessus de nous volent des sphères grises qui ressemblent à l’étoile de la mort de Star Wars. Notre avatar est une extrapolation par Colombe Delacoste des poupées de Sophie Taeuber-Arp. Dans cette galerie, se trouvent des écrans surmontés de sphères (œil qui nous regarde, caméra, ou simplement éclairage, comme sur les panneaux publicitaires ?), dans lesquels on retrouve les poupées de notre histoire. Le Phacochère Ingénieur se trouve dans l’espace et nous harangue pour introduire notre expérience. Il nous dit que le transmutatiographe n’est pas qu’un bidule high-tech de divertissement supplémentaire, c’est une véritable expérience artistique et poétique. Sur le côté droit, Ahmad, étrangement devenu adulte et ressemblant à David Legrand, nous interpelle en nous demandant, pourquoi on le regarde, pourquoi on insiste à le regarder. Il est question de différence visible et donc de frontière entre ce que l’on considère soi et ce que l’on considère altérité. Ahmad, petit enfant iranien, devenu adulte nous ramène à cette différence.
Le deuxième monde est celui qui a été conçu en collaboration avec les étudiant·es du groupe Narraction à Strasbourg, avec la grande aide de Oh-Eun Lee, enseignante qui les a accompagnés tout le long du processus. Ce monde est beaucoup plus sombre. Des formes de vie étranges (dans son plein sens d’estrange, d’extra, ce qui est hors de nous) nous sont présentées, notamment des formes végétales ou fongiques inconnues. Sont aussi présents des crapauds, ainsi que des petits êtres à deux pattes, qui traversent le sol, noirs avec des yeux rouges, tous créés par Filémon Aufort. Des corps flottants semblent se mouvoir ou danser dans le ciel et au loin, on aperçoit des ombres qui marchent. Ils ont été créés à partir d’un dessin et des mouvements de Maylis Cominetti. Les sons et la musique proviennent d’une collaboration entre Corentin Boubay et Olivier Duverger Houpert. L’utilisation de son saxophone et de ses grincement permet de rendre vivant le son de cet entre-deux mondes. On ne comprend pas bien s’il s’agit de sons concrets, des grincements et s’ils sont musicaux ou pas. Ici, même le design sonore nous maintient dans un état à l’horizon de nos percepts. Pour la narration, un être proche d’un centaure créé par Vincent Aguilera passe dans notre champ de vision. Il est composé de deux êtres humains liés ensemble, dont un gros molosse tatoué d’un Hello Kitty et un être plus petit au-dessus, coiffé d’un cône de signalisation et qui tient un bâton composé d’un pot d’échappement avec des canettes de la boisson énergétique « Monster ». Le monstre, c’est celui qui montre sa différence. Ici il est question de cette altérité avec cette forme de vie qui se comprend sans nous. Il·elle traverse la « Map », la carte en nous disant sa fuite d’une fin du monde qui arrive. Ils·elles dialoguent, mais l’on n’entend pas l’être moteur à quatre pattes. Seul le « cavalier » du centaure dit à l’autre qu’il a une manière particulière de résumer des concepts complexes dans un langage laconique. À ce·s passant·e·s succède une agitation des ombre proches de l’horizon. Une très grosse vague blanche et rouge monte tout doucement puis finit par envahir toute la carte. La carte devient plane et toute blanche. Tout a disparu, sauf les quelques créatures bipèdes devenues blanches. On ne peut s’empêcher de voir que ces jeunes créateur·ices semblent être travaillé·es par des questions de fin du monde et d’apocalypse, proche de celles de Jérôme Bosch. Venant d’un monde occidental du triomphe matérialiste, il semble que, dans leur narration, le recommencement, le Kali Yuga des spiritualités hindoues (11), se rapprochent des imaginaires collapsologistes pour nous donner une entrée dans l’inconscient collectif de notre époque.
Le monde suivant donne la parole à nouveau au Phacochère ingénieur pour nous dire l’infinité de possibilités de ces mondes virtuels réfractés en multitudes. On y voit monter et descendre, vers un vide sans fond sous nos pieds des hybrides entre le Sheep Boy, Le War Boy, le Pig Boy, Ahmad, etc.
Ensuite, une recréation du caveau-dancing de l’Aubette fait danser des formes organiques spectres sur une musique années 20 légèrement tordue par Philippe Zunino. Etienne Muller a pu recréer le caveau-dancing de l’Aubette à partir des trois seules photos qui existent encore. En tant que tailleur de pierre, il a une appréhension corporelle aigue de la géométrie et de l’espace. Il peut ainsi manier facilement la photogrammétrie. Il a aussi créé les spectres du lieu avec un algorithme qui change sans cesse leurs formes. Cela donne des êtres en transformation permanente. Hors du dancing lui-même, se dessine un monde fongique dans lequel des espèces de champignons attaquent ou envahissent cette création de Hans Arp, qui représente le type-même de l’épure moderniste. Lorsqu’on s’approche des murs, on entend une composition mélange swing et rave par Corentin Boubay et Olivier Duverger Houpert, qui trouble la légèreté de la musique années folles précédente. Ils ont également créé un son différent pour chaque spectre.
Ensuite, un monde semble être dédié à Mademoiselle Imagination dans lequel elle nous accueille. Un monde « où le tangible se fond avec le réel (…). Je suis une forme de vie qui ne rentre pas dans un calcul économique. » Mais le visage que nous voyons nous parler est un hybride entre David et une jeune fille. Dans ce monde transmuté, l’imagination permet à David de devenir chacun de ces personnages hybrides et de les mélanger entre elles et eux. On revoit également Ahmad et le Sheep Boy, qui sont pareillement des passages buggés et glitchants entre l’apparence de David et celle de ces êtres. On y découvre une machine à hybrider les poupées en de nouvelles formes d’altérité. À côté de nous les trois petits cochons parlent un langage que nous ne comprenons pas. Ce dernier monde finit de clouer cela en nous : nous sommes pris dans l’imaginaire particulier de David Legrand, dans lequel il nous invite à entrer pour que ces images actualisées prennent part aux nôtres et nous donne l’envie de continuer nous-mêmes ce travail de mise en forme de l’imaginaire.
On peut voir dans ce dernier travail un résumé : l’artiste a utilisé l’évolution de ses travaux, ainsi que les réseaux d’amitié et de création qu’il développe depuis 30 ans, pour nous donner l’essence première de sa recherche. La création en collectif est un point de départ. La suite est un déplacement de l’espace d’exposition vers des lieux d’imaginaire et de partage sans frein. On sent bien l’influence de la poétique de l’espace chez Bachelard (12), dans laquelle l’espace physique répond à l’espace mental, tout comme la maison devient l’entremetteur de qui nous sommes. En revêtant ces casques, nous transformons l’espace de la galerie en une réalité superposée dans laquelle les limites de notre monde physique semblent s’atténuer et nous permettre de devenir des voyants d’une autre histoire que David nous chuchote à l’oreille. Cheminant dans ces dédales psycho-physiques, nous prenons part à des utopies de mondes hybrides à venir dans lesquels même notre compréhension limitée du monde s’efface et nous transmutons notre regard sur le monde et sur la manière dont il est possible de faire de l’art.
Au final, on repart de cette aventure dans une indécision assez représentative de ces mondes. On ne sait pas si l’on a vécu une véritable transmutation alchimique, qui a changé la matière de notre corps et notre manière de voir le monde ? Ou bien avons-nous participé à un grand sabbat de poupées berrichonnes et sommes maintenant porteurs d’un sort, bon ou mauvais ? Pourtant, au fond, nous n’avons fait qu’être projetés dans les imaginaires de tous·tes ces différent·es créateur·ices et sommes restés qui nous sommes. Peut-être était-ce là une forme d’entrée, de mise en images des délires de David et de tous les autres ? Simplement une expérience cathartique à la manière du théâtre antique qui nous a permis de décharger les propres êtres, les altérités qui peuplent notre psyché et ainsi revenir dans un monde « concret » en se sentant plus « réel » ? Sans doute, avons-nous pu voir une nouvelle façon d’exposer l’art qui échappe complétement aux impératifs du marché et des institutions. Possiblement, plutôt que de le voir sur un plan imaginal, nous n’avons simplement faits qu’être bombardés de photons qui doivent faire re-présentation ? Ainsi, le travail montré à La Chaufferie ne serait qu’une superposition divertissante et aucunement une expérience psychique particulière. Peut-être n’avons-nous fait qu’entrapercevoir un monde hybride entre humain et non-humain, agenré dans lequel ce que nous appelons monstruosité n’existe plus ? Une vision politique d’une utopie à venir ?
Il serait pourtant impossible de donner la réponse entre ces lignes qui ne sont, au final, que des mauvaises façons de rationaliser, d’enfermer dans des mots cette expérience, qui les dépasse. Il vous faudra maintenant vous-même aller appréhender ces mondes et cette altérité audiovisuelle superposée.
Notes
(1) Higgins (Dick), Intermedia, publié dans The Something Else Press Newsletter vol.1 n°1, février 1966, traduit dans Feuillie (Nicolas), dir., Fluxus Dixit, Une anthologie vol.1, Dijon, les presses du réel, 2002.
(2) Nicolescu (Basarab), La transdisciplinarité : Manifeste, Monaco, Les éditions du Rocher, 1996.
(3) Berger (René), Du transdisciplinaire à la réalité virtuelle, dans Cazenave (Michel), Nicolescu (Basarab), dir., L’Homme, la Science et la Nature, Aix-en-Provence, Le Mail, 1994, p. 157.
(4) Rancière (Jacques), Le maître ignorant, Paris, Fayard, 1987. Reprenant l’expérience de Joseph Jacotot en 1818, qui avait enseigné le français à des néerlandophones, sans les comprendre, Rancière postule une façon d’enseigner dans laquelle professeur et élèves cherchent ensemble à trouver quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore.
(5) De Loisy (Jean), « La Mariée » de Marcel Duchamp (1912) [Émission de radio], France Culture, 27 septembre 2014.
(6) « L’actualisation invente une solution au problème posé par le virtuel. Ce faisant, elle ne se contente pas de reconstituer des ressources, ou de mettre une forme à la disposition d’un mécanisme de réalisation. Non : l’actualisation invente une forme. (…) La virtualisation, enfin, passe de l’acte – ici et maintenant – au problème, aux nœuds de contraintes et de finalités qui inspirent les actes. (…) Créatrice par excellence, la virtualisation invente des questions, des problèmes, des dispositifs générateurs d’actes, des lignées de processus, des machines à devenir », dans : LÉVY (Pierre), Qu’est-ce que le virtuel ?, Paris, La Découverte, 1995, p. 137.
(7) « Un jour, un moine demande à Porte-des-nuées (Yunmen,Unmon) : “Qu’est-ce que le Bouddha ? ”
Porte-des-nuées : “Un bâton à sécher le bran.” », dans : Huikai (Wumen), La passe sans porte [13e siècle], Paris, Points, 2014, p. 126.
(8) Haraway (Donna), Vivre avec le trouble [2016], Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020.
(9) Butler (Judith), Trouble dans le genre [1990], Paris, La découverte, 2006.
(10) Lupasco (Stéphane), Du devenir logique et de l’affectivité [1935], Paris, Vrin, 1973.
(11) Référence à la cosmogonie hindoue et le Kali Yuga « âge sombre » dans lequel nous vivrions. Ère durant laquelle l’être humain dégénère spirituellement, pour se tourner vers des valeurs technicistes et matérielles.
(12) Bachelard (Gaston), La poétique de l’espace [1957], Paris, PUF, 1961.
L’exposition continue jusqu’au 30 juin 2024 à La Chaufferie, galerie d’exposition de la Haute école des Arts du Rhin à Strasbourg. Une fête de la transmutation avec un concert en réalité superposée aura lieu le 29 juin.