Au festival Scopitone, voyage dans l’imaginaire numérique
Publié le 17 septembre 2023 par Elsa Ferreira
Sur le thème de l’aller/retour, Scopitone nous embarquait du 13 au 17 septembre dans une exposition où l’art numérique s’imbrique dans des supports plus traditionnels pour nous faire penser l’exploration, les mobilités et la façon dont on conserve nos souvenirs.
Pour cette déambulation numérique, Stereolux a invité Mathieu Vabre, commissaire d’exposition et directeur artistique de la Biennale CHRONIQUES Aix-Marseille, pour concevoir cette édition. Sur le thème de l’aller-retour, le parcours se déroule en trois chapitres.
Chapitre 1 : artistes explorateurs
Puisque nous partons en voyage, bienvenue au bout du monde. Sébastien Robert, artiste et chercheur interdisciplinaire français, nous emmène avec The Lights Which Can Be Heard au nord de la Norvège sur l’île d’Andøya pour écouter le son des aurores boréales. L’artiste explique que le sujet est encore débattu par la communauté scientifique occidentale – ces phénomènes lumineux produisent-ils vraiment des sons ? -; pourtant, les populations autochtones du Canada, de Norvège et de Russie témoignent toutes de ces sons, à des moments et des endroits différents, mais avec des descriptions similaires. Sébastien Robert a compilé ces récits pour les inclure dans ce corpus d’œuvres, façon de donner la voix à ces communautés de l’Arctique.
Plusieurs hypothèses sont avancées pour expliquer ce phénomène sonore des aurores boréales. Sébastien Robert en retient une : les ondes des aurores boréales émettent de très basses fréquences (en anglais very low frequency, VLF), que l’humain peut percevoir. Sur l’île norvégienne, il place des antennes et enregistre ces signaux radio. Il se rend alors compte que non seulement il les perçoit, mais que celles-ci sont polluées de toutes parts – du côté bas par les signaux électriques de l’île, du côté haut par les signaux radio militaires, très présents en Arctique. Dans son installation, il transmet ces signaux et les transforme via un quartz. « Ce minéral est très utilisé dans nos technologies actuelles pour transformer un signal en un autre », explique-t-il. Pour montrer qu’il « est facile de passer d’une énergie à une autre », il projette donc le signal radio sous forme lumineuse, avant de la transformer en signal sonore grâce au quartz.
Grand Nord toujours avec Paul Duncombe et son projet Manicouagan. L’artiste numérique et une équipe multidisciplinaire – exploratrice, géomaticien, écrivain, poète, documentariste – se sont rendus pour une expédition scientifique et artistique dans ce cratère d’une centaine de kilomètres, créé il y a 214 millions d’années par une météorite de 5 kilomètres. Pour ne pas contaminer cette réserve mondiale de la biosphère, territoire ancestral du peuple innu et l’un des plus gros réservoirs du monde, le groupe doit suivre un protocole quasi militaire, explique l’artiste. « On suivait le mantra de leave no trace, retrace-t-il. Pour donner un exemple, l’eau qui sert à se laver, doit aussi servir à faire la vaisselle, à se brosser les dents, puis il faut la boire. » De cette expédition unique, il tire un corpus d’œuvres qui présente cet espace sanctuarisé du point de vue des machines : le cratère apparaît sous forme de pixels tels que perçus par un lidar, tandis qu’un projet sonore propose de lire les reliefs sous-marins du cratère comme une partition.
Plus loin, Magalie Mobetie nous emmène dans une exploration plus intime et personnelle avec Anba tè, adan kò. Grâce à une installation en réalité augmentée, le public part en Guadeloupe, à la rencontre de la famille de l’artiste, à la recherche des souvenirs ancestraux enfouis autour de la traite négrière. A travers l’écran, des silhouettes fantomatiques apparaissent pour briser un silence générationnel.
Chapitre 2 : Voyages et mobilités
Pour amorcer le volet du voyage et des mobilités, l’autrice et réalisatrice Anne de Giafferri et l’artiste et enseignant-chercheur Christian Delecluse présentent Cargo, une œuvre immersive à la rencontre de 14 voyageur·euses. « Nous voulions déconstruire la figure du migrant, très chargée et très connotée, dans le positif comme dans le négatif », présentent les artistes. Réalisée en collaboration avec des chercheurs en sciences humaines et sociales, l’œuvre propose une série de portraits sonores pour remettre en cause les imaginaires liés à la migration. Dans leurs langues d’origine traduites ensuite en français, Negafas (habilleuses traditionnelles lors des mariages) marocaines, patients venus du maghreb ou de l’Afrique de l’ouest pour se faire soigner en Tunisie ou encore étudiants racontent leurs migrations méditerranéennes.
Plus loin, l’artiste plasticienne et cinéaste belgo-micronésienne Stéphanie Roland nous envoie avec Science-Fiction Postcards des cartes-postales du futur, venant d’île qui risquent d’être englouties par la montée des eaux. En face d’elle, Émilie Brout et Maxime Marion s’invitent sur les photos de vacances d’inconnus qui se photographient devant des bâtiments iconiques avec Ghosts of your Souvenir. Les artistes écument ensuite les réseaux sociaux à la recherche des clichés. Avec leurs selfies photobomb, le duo interroge avec humour le tourisme de masse où une certaine uniformisation s’installe. Le réalisateur et artiste hollandais Gabriel Lester imagine un cinéma ultra low tech en ombre chinoise grâce à un mécanisme de tapis roulant avec Conveyor-belt Series. De son côté, David Bowen propose avec tele-present water une sculpture cinétique qui reproduit le mouvement d’une vague entre Hawaï et Honolulu comme capté par une bouée de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique. Une téléprésence aquatique qui nous connecte en temps réel à l’autre bout du monde.
Chapitre 3 : Carnet de voyage et cabinets de curiosité
Comment retranscrire voyage et découvertes ? Pour le troisième volet de ce récit artistique et numérique sur l’aller-retour, le studio italien Fuse* revisite les dessins botaniques dans Artificial Botany, une œuvre méditative où la nature passe par le prisme de modèles antagonistes génératifs (GAN). Les Britanniques Alistair McClymont et John Fass interrogent quant à eux le regard de la machine en créant un cabinet de curiosité d’objet du 21ème siècle avec Of machines learning to see lemon. Dans une classification humaine des objets qui ressemblent du moins au plus à un citron, ils se mettent à la place de la machine essayant de prédire la probabilité qu’un objet soit un citron. Une façon de démystifier et décomplexifier le sujet de l’intelligence artificielle, explique le duo. Dans une œuvre connexe, ils ont développé un filtre en réalité augmenté afin de voir les prédictions de la machine.
Ultime cabinet de curiosité, l’artiste transmédia spécialiste des « fictions biologiques » Golnaz Behrouznia et l’artiste plasticienne et ancienne chercheuse en physique Dominique Peysson imaginent avec Phylogenèse inverse un muséum du futur qui nous projette dans le passé. Dans une installation poétique et ambitieuse, elles imaginent des créatures étranges et extravagantes, dont le processus d’évolution n’aurait pas sélectionné les attributs les plus fonctionnels ou les plus robustes. Au gré des déambulations entre les dispositifs, on découvre des « insectinoïdes », eucaryotes multicellulaires capables de s’augmenter par biomimétisme, des « flos exultant lusibus », qui se servent de l’humain comme pollinisateur ou encore le bizarre « germina lisima », capable de se réparer continuellement et mis en scène dans un formidable ersatz de fossile. Un voyage imaginaire curieux et poétique.