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Fabrikarium Tokyo, des prothèses tous azimuts au pays des washlets

« Eye Show » du DJ Kajiyama au Fabrikarium Tokyo 2023

Le fameux makeathon inclusif de My Human Kit pour fabriquer des solutions pratiques aux problèmes quotidiens des personnes en situation de handicap a eu lieu pour la première fois au Japon du 4 au 6 mai 2023, en partenariat avec le Fablab Shinagawa et sous l’égide du musée du futur Miraikan à Tokyo.

Au 7e étage du Miraikan, le musée national des sciences émergentes et de l’innovation, le petit auditorium noir bourgeonne de t-shirts turquoise au slogan incontournable imprimé au dos : FABRIKARIUM TYO 2023. Ils sont tous plantés face au grand écran quand la musique commence. Au début, c’est une douce percussion qui s’empare de la salle obscure. Puis un joueur de contrebasse se joint au live jam sur scène, pendant que derrière lui l’écran s’anime d’images psychédéliques. Peu à peu, les spectateurs lèvent les bras et les agitent en l’air, le rythme synchrone de leurs mouvements activant de petites lampes bleues suspendues au-dessus de leurs têtes.

À l’écran, un insert vidéo en direct capture l’ambiance sur scène, ainsi que le visage de l’artiste, qui orchestre en virtuose cet « Eye Show » extraordinaire. C’est DJ Kajiyama, atteint de dystrophie musculaire grave depuis son adolescence, mais qui depuis son fauteuil roulant a déjà l’habitude de piloter des dispositifs musicaux, des jeux vidéo et même des drones en utilisant son pouce gauche, ses deux grands orteils, ses joues et le mouvement de ses yeux. DJ Kajiyama est accompagné d’une équipe de vidéastes et de musiciens, d’ingénieurs du son et de l’image et de l’intelligence artificielle. Jonathan Ménir, président de My Human Kit, participe également au spectacle depuis son fauteuil électrique à l’aide de son Magic Joystick fabriqué en fablab. Il est une des 15 personnes venues de France jusqu’au Japon pour participer au premier Fabrikarium franco-japonais.

Au bout de trois jours intensifs de collaboration bilingue, nombre d’essais et de prototypes, Eye Show est la pièce de résistance orchestrale de la présentation publique qui conclut en fête ce Fabrikarium Tokyo 2023. Parmi les autres objets prototypés au cours du makeathon inclusif : des prothèses de main équipées d’outils culinaires, un embout de canne en forme de cerisier en fleur, un modèle détaillé d’un réacteur de fusée imprimé en 3D destiné à l’appréciation tactile par les malvoyants, et un kit portable pour transformer n’importe quel cuvette de WC à abattant en washlet bidet à l’appui d’un bouton.

Depuis le lancement du concept par My Human Kit, association créée initialement pour accompagner le projet de prothèse myoéléctrique d’avant-bras de Nicolas Huchet à Rennes, le Fabrikarium reste fidèle à ses origines : un atelier de fabrication numérique inclusif et open source qui réunit des équipes formées d’une dizaine d’individus (ingénieurs, designers, programmeurs, ergothérapeutes, aide-soignants…) pendant quelques jours intenses et conviviaux autour des besoins particuliers de personnes en situation de handicap qui, chacune, porte son projet. Ainsi, les porteurs de projet sont aussi appelés « Need Knowers », puisque ce sont eux qui savent le mieux ce dont ils ont besoin.

Le premier Fabrikarium franco-japonais

Après un premier Fabrikarium hors-Hexagone co-organisé avec Maker’s Asylum en Inde en 2018, le Fabrikarium Tokyo 2023 est la première collaboration franco-japonaise de My Human Kit, co-organisé avec le Fablab Shinagawa. Le succès de l’initiative est aussi en grande partie grâce à l’énergie charismatique de Sonoko Hayashi, ergothérapeute depuis 20 ans et directrice du Fablab Shinagawa ainsi que du ICT Rehabilitation Research Group, connue entre autres pour ses adaptations multicolores imprimées en 3D pour faciliter la motricité et la manipulation d’outils.

Des projets du Fabrikarium Tokyo 2023 documentés sur fabble.cc

Sa vision de la rééducation par les fablabs rejoint celle de Nicolas « Bionico » Huchet, qui persiste dans sa mission de créer et maintenir une communication dynamique entre les personnes en situation de handicap et les personnes en situation de leur proposer des solutions.

« J’ai plein d’idées de possibilités d’invention que je n’avais pas avant, quand je n’avais pas conscience de tout ce qu’on pouvait faire avec mon handicap, avec une main en moins, dit-il. Les porteurs de projets n’ont pas encore forcément imaginé que par exemple on peut manger debout en ayant qu’une seule main. Parce qu’on peut être debout et tenir le bol avec l’adaptation qui a été fabriquée et manger avec la main valide. (…) La technologie n’est pas suffisante. Il ne suffit pas d’avoir une solution et de la donner, on a besoin que la personne en face soit réceptive et qu’on se comprenne. »

Gadget Tools : des outils à portée de prothèse

En développant le Bionicohand de Nicolas Huchet, toujours en cours d’amélioration et de raffinement, deux nouveaux projets japonais du Fabrikarium Tokyo avaient pour but d’équiper leur porteur d’adaptations culinaires à bout de bras.

« Ken-chan » Ono de Fukushima, amputé de l’avant-bras gauche suite à un accident du travail il y a plusieurs années, rêve de reprendre sa vocation de 30 ans dans l’industrie culinaire, et même d’ouvrir son propre restaurant, si seulement il pouvait encore cuisiner comme un pro. Son équipe a fabriqué une adaptation pour le Bionicohand lui permettant de tenir fermement une grande poêle de 28 cm, avec laquelle Ken-chan s’est réjoui de cuire une omelette. S’il souhaite davantage de stabilité au niveau de la prothèse, il apprécie le fait de pouvoir adjuster l’angle sur trois axes et reste enthousiaste quant à son amélioration prochaine.

Kouta Kawabe, 19 ans, né sans main gauche, a pu couper lui-même sa viande pour la première fois à l’aide d’une adaptation en forme de couteau. Le rire spontané qui a suivi sa première bouchée en dit long sur sa joie de découvrir l’autonomie gastronome avec sa nouvelle prothèse fabriquée sur mesure. « Il y a tellement de choses qu’on peut manger avec une fourchette et un couteau, dit-il à la présentation, maintenant j’ai envie de manger du steak, des pancakes… »

Nicolas Huchet insiste sur l’engagement actif de potentiels porteurs de projets : « Je voudrais que les personnes amputées de la main qui ont très peu d’activité dû à leur limitation aient connaissance de ces alternatives qu’on est en train d’inventer et qu’elles s’impliquent de plus en plus dans la co-création de leurs solutions, [car] c’est elles avec leur handicap qui vont faire avancer ces choses. »

Leg It Go : des embouts de canne tout-terrain

Lisa Fujita, une étudiante japonaise en beaux-arts à Nantes, souffre d’un syndrome pseudo-poliomyélitique depuis l’âge de quatre ans, ce qui lui a rendu les jambes invalides. À présent elle peut marcher à l’aide d’une orthèse et d’une canne, mais souvent la canne glisse sur les surfaces mouillées et elle trébuche facilement en traversant des surfaces inégales. En plus d’un trépied pour poser sa canne et une bretelle pour porter ses béquilles, son équipe a fabriqué deux embouts de canne adaptés au sable et aux surfaces glissantes. Et comme Lisa aime beaucoup se promener sous les cerisiers en fleur, le design des embouts intègre des formes de sakura pour une personnalisation sans pair et la confiance retrouvée en route.

Mirai Can See : « It’s not rocket science »

Kazunori Minatani est né avec une déficience visuelle, mais depuis une douzaine d’années il mène sa recherche sur diverses technologies tactiles et haptiques, souvent à l’aide d’imprimantes 3D, pour assister les personnes malvoyantes à mieux appréhender leur environnement. Lors du Fabrikarium au Miraikan de Tokyo, il voulait rendre les expositions scientifiques du musée plus accessibles aux personnes malvoyantes. Premier prototype : un modèle très détaillé d’un réacteur de fusée imprimé en 3D, à manipuler à volonté par tous ses doigts.

Modèle d’un réacteur de fusée imprimé en 3D (Photo : MyHumanKit)

Notaboo : Jérôme au pays des toilettes douches

Jérôme Jankowiak, 40 ans, est né avec une déficience de la motricité fine, d’où son manque d’autonomie dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne. Mais là où il s’est décidé de prendre ses besoins en main, c’est aux toilettes: « Quand vous avez un handicap comme le mien, que vous ne pouvez pas vous essuyer les fesses tout seul, tout ce qui touche à la pureté, se laver, ça touche à la confiance en soi. Je veux préserver mon intimité sans avoir à faire appel à un autre. Parce qu’il s’agit de tous les jours, vous pouvez avoir moins confiance en vous parce que vous savez que vous n’êtes pas autonome. »

Jérôme a la chance d’avoir une toilette « japonaise » équipée un jet d’eau chez lui à Lille, mais comme ces washlets coûteux ne sont pas la norme en France ni dans la plupart du monde, il cherche depuis longtemps à développer une solution portable. « Cela fait dix ans qu’on est dans les toilettes, rigole Mireille, la mère de Jérôme. Enfin, cela fait dix ans qu’on cherche une solution pour Jérôme, donc on est parti de très loin, avec les petites piles qu’on met dans les réveils, une pompe d’aquarium et un support de buse en fer. C’était très rustique. »

S’il existe déjà dans le commerce au Japon certains appareils à jet d’eau portables, leur manipulation peu ergonome est difficilement accessible aux personnes ayant une déficience de la motricité fine. Depuis environ un an, Jérôme et Mireille collaborent avec le fabmanager du Humanlab Yohann Véron et toute une équipe de bénévoles autour de My Human Kit à Rennes sur un dispositif qui consiste notamment d’une pièce qu’on place sous l’abattant du WC et dont le jet d’eau est actionnable par un seul gros bouton « télécommande ». Le tout rentre dans un boitier compact à emmener avec soi aux toilettes.

Jérôme Jankowiak appuie sur le bouton rouge pour préparer le dispositif… 
… puis sur le gros bouton « télécommande » qui actionne le jet d’eau.

Et comme le premier pas pour trouver une solution, c’est de pouvoir parler ouvertement du problème, l’association de Jérôme ne se laisse pas limiter par la barrière de la pudeur, à commencer par son nom : Notaboo Solutions.

Au Japon, Jérôme retrouve un paradis de washlets aussi bien privés que publics. Le Miraikan de Tokyo avait même commissionné une exposition dédiée aux toilettes en 2014. C’est une belle opportunité pour les membres français de l’équipe de s’inspirer des multiples formes et fonctions des WC, ainsi que pour tout le monde de considérer le formidable impact social (et hygiénique) de ces « shower toilets » quasi omniprésentes au Japon depuis plusieurs décennies.

Au bout de ces trois jours passés à discuter et à fabriquer ensemble au Miraikan, Nicolas Huchet espère voir se poursuivre « cette dynamique qui a été mise en place par le Fabrikarium Tokyo : les rencontres, la découverte de makers et de fablabs et du DIY [par les porteurs de projets actuels et potentiels] ». Sans oublier de rigoureusement tout documenter en ligne : « Le but c’est de partager, de modifier et de repartager pour le bien commun de l’humanité. »

Cette forme d’empowerment par la « prise en main » individuelle de sa prothèse ou de sa pathologie à l’aide des technologies open source rappelle le Open Artificial Pancreas System et autres patient-led projects, ou même le « guitariste manchot » Teruhiko, un guitariste japonais atteint de congestion cérébrale au pic de sa carrière, qui s’est retrouvé subitement paralysé de la moitié droite de son corps, et qui, suite à cinq ans de rééducation, s’est réinventé sur scène en jouant de la guitare avec sa main gauche et des pédales.

Car le Fabrikarium, c’est aussi l’occasion pour nous tous de faire évoluer les perceptions du handicap, au-delà des barrières, aux yeux du grand public, en faveur d’une situation catalytique pour inventer ensemble de nouvelles solutions : ouvertes, adaptables, autonomes.

Le site du Fabrikarium Tokyo 2023

Lire aussi le reportage de Makery sur le STEAM Fabrikarium à Mumbai en 2018