À quoi ressemble la vie réassemblée par des substances hormonalement actives ? Qui devenons-nous à leur contact ? Quels sont leurs effets sur notre corps, comment influencent-elles le développement sexuel, et comment pouvons-nous vivre avec elles malgré leur potentiel de nuisance ?
Ce sont quelques-unes des questions explorées dans le recueil d’essais Synthetic Becoming, publié en 2022 en collaboration entre la maison d’édition berlinoise K. Verlag et la faculté des arts de l’université technique de Brno. Le livre explore les nouveaux communs moléculaires, dans lesquels des myriades de vecteurs relient nos corps à l’industrie, aux habitudes de consommation d’autres personnes et à l’état matériel de notre environnement.
Réunissant des théoriciens, des makers et des artistes (dont Eva Hayward, Malin Ah-King, Annabel Guérédrat et Rian Ciela Hammond), la monographie interroge les frontières de nos corps et les environnements dans lesquels ils s’inscrivent. La collection rassemble 14 projets textuels et graphiques divers. Malgré leur diversité de genre et de style, les œuvres présentées parviennent à tisser ensemble un panorama cohérent de la politique moléculaire que nous négocions actuellement sur la planète. Les travaux présentés vont d’un journal personnel de cueillette d’herbes phytothérapeutiques (Mariana Rios Sandoval et Rosæ Canine Collective) à un « inventaire partiel » des perturbateurs endocriniens et de leurs effets pharmacologiquement ambivalents (Franziska Klaas et Susanne Bauer). Les contributions font ressortir certaines implications de la prise de conscience récente de vivre une nouvelle normalité – l’effet des toxines anthropogéniques sur les corps est connu au moins depuis la publication en 1962 de Silent Spring de Rachel Carson, un livre qui a contribué à l’élimination progressive du DDT, l’un des perturbateurs endocriniens les plus toxiques utilisés industriellement.
L’éditrice de la collection, Lenka Veselá, écrit dans l’introduction que « l’idée directrice de ce livre est que nous sommes synthétiques », où synthèse signifie « placé[e] ensemble avec ». Je soutiens ici que la synthèse du » devenir synthétique » peut être lue de trois façons : d’une part, il s’agit d’une opération classiquement philosophique qui résout le conflit entre thèse et antithèse. Mais avec la découverte du temps profond planétaire et la prise de conscience de l’ampleur que nos choix actuels ont sur le futur lointain, cette lecture métaphysique particulière du « synthétique » peut être considérée comme la moins pertinente, sauf peut-être comme un appel aux armes solutionnistes. La deuxième interprétation du terme « synthétique » est plus pertinente ici : il s’agit du sens instrumental de « artificiel » ou « fabriqué », c’est-à-dire assembler et modifier afin de synthétiser de nouvelles formes, comme nous le voyons, par exemple, dans le domaine naissant de la biologie synthétique.
Des travaux tels que celui-ci (nous pouvons également mentionner le projet basé à Prague Multilogues on the Now) nous ont montré que notre biologie a toujours été synthétique à un certain degré, et ont ouvert un espace pour un engagement politique structuré au-delà du binaire pur vs profane. Le troisième sens du mot « synthétique » est celui d’être-avec : apprendre à bien vivre ensemble avec toutes les contingences de la modernité et ses modes industriels de production, de distribution et de consommation. Sur le plan politique, l’ensemble de la collection tente, en ce sens, d’élaborer un antidote à ce que les xénoféministes ont appelé « l’infection de la pureté » et de remettre en question les conditions et la pragmatique de l’existence biochimique contemporaine.
Les travaux présentés abordent le synthétique comme une construction fondamentalement sociale, dans la mesure où ils affirment que nous sommes tous « placés ensemble avec » les autres – nous nous retrouvons enfermés dans des relations complexes et non triviales construites dans une temporalité en cascade, négociant toujours entre les conditions de vie actuelles et un futur contingent. Ainsi, Synthetic Becoming incarne une politique planétaire particulière qui pointe une nouvelle communauté moléculaire et s’engage radicalement avec la multiplicité des voix qui s’expriment à travers la critique post-coloniale, écologique et sociale.
Le livre lui-même est construit comme un artefact matériel particulier imprimé sur du papier recyclé afin d’atténuer son empreinte carbone ; mais ce papier est en même temps « plus faible, moins fiable et potentiellement toxique » en raison de la rétention plus élevée de toxines et de bactéries dans le papier recyclé en général. Sa lecture constitue donc un « engagement » matériel de la part du lecteur – « un choix matériel de reconnaître les dépendances, les vulnérabilités et les sensibilités de la vie contemporaine qui vont au-delà de notre personne ». Pour le meilleur ou pour le pire, dans ce nouveau patrimoine moléculaire, nous ne sommes jamais seuls.
Synthetic Becoming (K. Verlag and FFA BUT, 2022), avec les travaux de Malin Ah-King & Eva Hayward, Aliens in Green (Léonore Bonaccini, Ewen Chardronnet, Xavier Fourt, Špela Petrič, Mary Tsang), Adham Faramawy, Feminist Technoscience Governance Collaboratory (Jacquelyne Luce, Vrisha Ahmad, April Albrecht, Sarah Hyde, Amanda Kearney, Lainie LaRonde, Alek Meyer, Cassie Pawlikowski, Karisa Poedjirahardjo, Emily Pollack, Anjali Rao-Herel, Ella Sevier), Annabel Guérédrat, Rian Ciela Hammond & Krystal Tsosie, Franziska Klaas & Susanne Bauer, Marne Lucas, Mary Maggic, OBOT (Maddalena Fragnito & Zoe Romano), Byron Rich, Mariana Rios Sandoval & Rosæ Canine Collective (Bethsabée Elharar-Lemberg, Maïwenn Le Roux, Elena Souvannavong), Lenka Veselá and Ker Wallwork. Design de Day Shift Office (Bára Růžičková & Terezie Štindlová).
Publié pour la première fois sur 34.sk. Republié avec l’accord de l’auteur et de 34.sk