L’installation Green Open Food Evolution de l’artiste suisse Maya Minder est présentée jusqu’au 22 octobre dans la cadre de l’exposition collective « Plus que vivant » du festival Open Source Body à la Cité internationale des arts à Paris. Elle sera également aux Rencontres Mondes Multiples de l’Antre Peaux à Bourges du 19 novembre au 4 décembre 2022. Rencontre lors du vernissage parisien.
Le 27 septembre au vernissage de l’exposition collective Plus que vivant, les spectateurs et les spectatrices se pressent autour d’une table aux formes sinueuses, creusée de dépressions et surmontée de cratères où sont disposés des vases emplis d’une boisson aux couleurs bleues, des plats en bioplastique recouverts de makis, de petites montagnes d’un granola composé d’algues et de graines, d’une multitude de sauces, d’algues et de végétaux fermentés. Le banquet performance bat son plein, la nourriture est consommée avec les mains, les récipients en bioplastique sont en partie dévorés. Les desserts arrivent présentés dans des boîtes de Pétri où des morceaux de fruits sont emprisonnés dans le même agar-agar, une substance gélifiante dérivée de certaines algues, que celui utilisé en laboratoire pour la culture en microbiologie. En périphérie, des portants présentent de longues algues séchées, des formes en bioplastique contenant des fibres végétales ou des poils d’animaux, des ustensiles de cuisine aux formes à la fois étranges et familières, et des boîtes de Pétri, dont les couleurs vont du bleu au rose, ensemencées par le microbiote d’organismes appartenant à différents règnes. Green Open Food Evolution (GOFE), l’installation culinaire imaginée par Maya Minder et ses collaboratrices prend vie. Plus tôt nous avons rencontré toute l’équipe pour revenir sur ce projet à la croisée de l’art, de l’artisanat traditionnel et numérique, de la cuisine et de la recherche.
Manger pour inventer le futur
Maya Minder se présente comme une artiste en « eat art », une expression que l’on pourrait traduire de manière versatile comme l’art médié par la nourriture mais aussi l’art de se nourrir. Son travail prend la forme d’installations accueillant des processus vivants. « Gasthaus – Fermentation and Bacteria était mon premier projet. Une table était là-aussi au centre de la pièce, des microbes se développaient au dessus sous la forme de différents ferments comme le kimchi, la choucroute, le kombucha, ou le kéfir. J’utilise cette métaphore de la fermentation comme le reflet de l’agitation sociale. Au 21e siècle, nous commençons à réaliser que l’idée de communauté doit être vécue et renforcée. Et au sein des communautés, vous avez la démocratie sociale, vous avez la plateforme des assemblées, vous devez négocier. C’est assez similaire à un processus bactérien. Lorsque le kombucha se développe, les bactéries communiquent entre elles et au moment du point de basculement, elles produisent un nouveau biofilm. Tout comme nous le faisons quand nous créons de grandes collaborations. »
Le projet GOFE, qui découle directement de cette pratique, a débuté fin 2020 quand Ewen Chardronnet l’a invitée à rejoindre un travail en cours sur les algues mené avec le programme Roscosmoe et le laboratoire Modèles Marins Multicellulaires de la Station biologique de Roscoff dans le Finistère. Les deux artistes développent alors une recherche spéculative qui explore les notions de symbiose, d’interdépendance planétaire et l’utilisation des algues comme nourriture et actrices de la transition écologique. Pour le faire, ils s’appuient sur les recherches de Xavier Bailly du laboratoire Modèles Marins Multicellulaires sur le Symsagittifera roscoffensis, un ver marin autotrophe, qui, à son stade juvénile, ingère mais ne digère pas des micro-algues de manière à les abriter dans son épiderme, se nourrissant ensuite de leur photosynthèse. Ils s’inspirent également de recherches à la Station biologique de Roscoff qui ont montré qu’au cours du temps la consommation d’algues par les japonais a changé leur microbiome par transfert horizontal de gènes, comme des idées spéculatives de la biologiste de l’évolution Lynn Margulis qui spécule sur un devenir « Homo Photosyntheticus » de l’humain inspiré du ver de Roscoff. Maya Minder explique « Et si les humains devenaient Homo photosyntheticus ? Pour moi, ce récit est à la fois une utopie et une dystopie, parce que je cuisine et que devenir autotrophe signifierait ne plus avoir à manger. En imaginant ce que seront les humains dans le futur, vous commencez aussi à penser aux structures humaines de notre monde domestiqué. A la quantité d’énergie que nous utilisons, à tous nos aliments pour animaux et à toute cette industrie que nous créons autour de la nourriture. Je prends cette distance, afin de créer un plus grand espace d’imagination. »
Ce récit permet de soulever de nombreuses questions. Comment nourrir une population en perpétuelle augmentation ? Quelles en seraient les recettes, les gestes, les pratiques ? « Je suis très inspirée par La Cuisine futuriste de Filippo Marinetti. Avec GOFE, nous appréhendons la nourriture comme un terrain de jeu, un moyen, non seulement de nourrir les gens, mais aussi de créer des discussions et de spéculer. » Dans sa pratique Maya Minder interroge également la façon dont la nourriture change les corps « Je spécule sur la manière dont l’ingestion quotidienne de nourriture nous change, l’action de la fermentation sur notre microbiome, le rattachement à l’endroit où l’on vit. Le rôle du microbiome spécifique aux mains de la personne qui a cuisiné, En Corée, nous avons le terme ‘son-mas’ qui allie la main d’une personne au goût de sa cuisine. Quand je fais des ateliers de fermentation. Je dis ‘Mélangeons nos microbiomes !’ »
Cuisiner pour résister au système productif
« La cuisine familiale est holistique dans le sens où il s’agit de partager l’amour, de prendre soin de la nourriture, de gérer son temps et ses ressources, comme la quantité de terre dont on a besoin. Et il s’agit de prendre conscience de l’origine de sa nourriture. Les aliments que vous cuisinez vous-même sont la meilleure approche pour sensibiliser les gens à participer à ce dialogue de transition alimentaire. » Une transition qui interroge l’énergie dépensée pour produire la nourriture, la place donnée à la viande, les chaînes d’approvisionnements globalisées.
Lisa Jankovics, la cheffe qui épaule Maya Minder dans ses créations, renchérit « Travailler avec Maya a changé mon rapport au temps, je suis devenue plus lente. La fermentation nécessite de prendre son temps. Vous initiez le processus, il va se déployer mais vous ne pouvez pas le contrôler totalement. C’est un processus vital. » Pour elle l’invitation à manger avec les mains a aussi son importance « C’est intime et intense, vous accordez beaucoup plus d’attention à la nourriture. »
Une question de texture
Au côté du goût, les autres sens sont aussi conviés. « Lors de mon voyage au Japon, j’ai mangé beaucoup d’algues et visité les fermes de nori. Les japonais m’ont surprise, ils adorent la nourriture gluante. Dans la culture alimentaire occidentale, les nourriture visqueuses sont considérées comme rébarbatives, révoltantes. Mais elles parlent aussi d’érotisme et de sensualité. Les algues nous donnent du plaisir, de la satisfaction et le goût de l’umami. Expérimenter le plaisir et la joie, nous change. C’est pour cela que, quand je fais mes ateliers culinaires spéculatifs, j’amène toujours des ingrédients étranges et queer aux participants pour qu’ils les transforment en repas. Et les algues sont indubitablement queer ! »
Cette recherche sur la texture se fait aussi en collaboration avec l’artiste et designer textiles et matériaux, Alexia Venot. « Avec Maya, on a commencé à réfléchir à des dîners performatifs, où il n’y aurait pas de distinction entre entre la nourriture et les plats. Cela pose une question qui traversent nos deux pratiques et qui ont été soulevées par Donna Haraway : le fait de devenir avec le matériau et de digérer notre propre travail, la mise en pratique de la compostabilité du monde, une réflexion sur le cycle de vie des objets mais aussi des projets. On travaille avec une approche de recherche création. On partage les même matières. Le fait de cohabiter dans un même espace, de travailler ensemble, crée une sorte d’alchimie qui fait que ses recettes, et les matières que je crée, fonctionnent ensemble. »
Les participants aux banquets ont pu déguster la nourriture présentée dans les plats fabriqués par Alexia Venot pour l’occasion mais aussi les consommer. « Les matériaux sont des bioplastiques, des biopolymères à partir d’algues et de liants comme des algues ou du sésame. Le résultat est gélatineux. C’est aussi une recherche matériau dans le temps puisqu’ils évoluent en fonction du séchage, il durcissent, rapetissent, changent de couleur. » Alexia Venot mixe, presse et coupe, elle utilise des moules, créé parfois des trompes l’oeil, la température et l’humidité jouent un rôle important dans la création et la pérennité des plats. Une démarche qui lui a fait remettre en question son rapport à la matière. « C’est hyper violent la manière dont on transforme les matériaux traditionnellement, ça nous en dit beaucoup sur notre rapport à la technique. Ici, il s’agit aussi de retrouver une sensualité à travers des manières de faire qui vont être beaucoup plus dans le care. Quand, Maya travaille le kombucha, elle est dans un rapport affectif, elle vit avec le matériau ça fait partie de son quotidien. Dans notre approche, il y a un moins grand déterminisme des matériaux. J’ai fait un parcours art/sciences avec des méthodes de recherche qui viennent de l’ingénierie. Si je me suis intéressée à la cuisine, c’est aussi parce que par certains aspects, elle nécessite moins de précision. Dans la cuisine il y a un côté magique avec beaucoup d’intuition qui rentre en jeu, mais aussi de transmission, des choses que l’on a apprises. Il y a une mémoire des gestes. C’est intéressant de penser le design comme une cuisine plutôt que comme un laboratoire expérimental. »
Une question de relations
Maya Minder voit la cuisine comme un fait culturel mais aussi comme un révélateur de relations « Je ne fais pas de biologie de synthèse, mais je me qualifie de biohacker parce que nous avons toujours été des biohackers, dans le sens où nous avons toujours transformé la matière et l’avons modifiée. Nous avons toujours sélectionné les plantes et les animaux. Nous avons toujours interféré dans nos paysages et nous les avons modifié. Le processus de cuisson a certainement été le premier processus chimique. On sait que le cerveau humain a été modifié par l’introduction du feu et l’accès facilité aux protéines. »
Travailler avec les algues, c’est aussi poser la question du milieu. « La culture alimentaire est énorme en Corée et beaucoup de processus de préparation font encore référence à la cueillette ou à l’aquaculture, un lien avec le monde maritime et les océans. A Roscoff, j’ai cueilli des algues, je me suis baignée dans la forêt de laminaires. J’ai essayé d’incorporer ces connaissances corporelles dans mon travail. Je suis très influencée par le concept éco-sexualité développé par Annie Sprinkle et Beth Stephens. En vous baignant dans ces forêts de laminaire, vous percevez un monde différent. Vous absorbez le mouvement des algues dans l’eau. Vous touchez leurs surfaces gluantes. C’est une impression qui vous marque et qui vous inspire la façon dont vous allez ensuite les cuisiner. »
Une démarche qui se prolonge dans les créations proposées par Alexia Venot. « C’est au dîner de Bourges que l’on a expérimenté ces techniques-là pour la première fois. Une fois terminé, on a décidé d’enterrer les plats. C’est assez plaisant d’enterrer soi-même son objet après utilisation, on vient nourrir l’humus et l’on n’est pas encombré. Il y a ce truc in-situ, où ce n’est ni jeté, ni recyclé, tu nourris le sol. »
Une question de formes
GOFE, c’est aussi la « media kitchen », une cuisine spéculative commissionnée par Maya Minder et imaginée avec Victor Yvin & Pacôme Gérard Designers Artisans, Gabriel Violleau de l’agence Bientôt architectes urbanistes et Ewen Chardronnet de Makery dans le cadre de leur résidence « Homo Photosyntheticus » à l’UrsuLab de l’Antre Peaux à Bourges. Maya Minder explique « L’idée était de créer une cuisine qui peut être activée. Nous avons fait des portants qui servent à présenter les outils de la cuisine spéculative, ainsi que des algues et divers objets. La table elle-même est comme un paysage topographique, non uniforme et qui raconte une histoire. » L’activation se fait au cours d’ateliers, de performances et de présentations culinaires. Une invitation faite à d’autres artistes et au public de s’emparer de la cuisine pour développer leurs propres histoires.
Victor Yvin revient sur le processus de design « pour ces créations, nous avons travaillé sur l’ensemble du processus de la récolte des algues à l’ingestion. C’est pour cela que l’on a dessiné une table sur laquelle on peut travailler directement avec des outils. » Pacôme Gérard ajoute « On s’est inspiré de certaines tables du Moyen Age qui étaient à la fois un réceptacle, avec des assiettes creusées à même la table, un point central de la pièce, un meuble dont le rôle se transformait au cours de la journée. On à essayé de créer des formes qui laissent courir l’imagination et invoque le plus d’usages possible, de favoriser un usage libre. Cette table est faite pour se transformer petit à petit. »
Pour obtenir ces formes uniques les designers menuisiers on fait appel au fraisage numérique. Victor Yvin explique sur le processus « C’est un usinage contrôlé par ordinateur. On a une maquette 3D, et des processus de préparation du bois. Le travaille se fait par strate. On enlève progressivement la matière, jusqu’à arriver à la forme finale. On lisse le plus possible les courbes, vient alors un gros travail de ponçage, le finissage se fait avec des outils de menuiserie. » Pacôme Gérard précise « C’est une technique qui permet d’accéder à un répertoire formel très long à obtenir à la main, surtout avec un bois dur comme le chêne. Un répertoire pour lequel on n’aurait pas le savoir-faire. »
Les ustensiles de cuisine inventés pour l’occasion sont une invitation à réfléchir aux habitudes. « Chaque culture alimentaire a une manière différente de produire et de cuisiner les aliments. Même la façon de couper les légumes, de cuire la viande, sont des connaissances que nous avons reçue de nos parents, comme si nous cuisinions de mémoire. Ces outils sont, encore une fois, un départ vers un postmoderne spéculatif, futuriste. » indique Maya Minder. Si certains ustensiles en rappellent de traditionnels outils de cuisine, d’autres relèvent d’une invitation à découvrir de nouvelles pratiques, quand certains prolongent les membres. « La recherche d’un futurisme ancestral, d’une fusion dont l’ installation est le reflet. » explique l’artiste. Ici, les ustensiles peuvent sembler disproportionnés au regard des outils de cuisines auquel nous sommes habitués, une adaptation à la longueur des algues qui peuvent faire plusieurs mètres. Pacôme Gérard décrit leur approche « Il y a eu tout un jeu avec les ustensiles pour imaginer de nouveaux gestes pour prendre les algues, les écraser, les couper, pour permettre les préparation en micro-algues comme la spiruline. Par exemple, on a un outil en forme de brin d’ADN qui permettra de la mélanger, pour l’homogénéifier. »
La table a, elle aussi, était conçue comme un objet vivant. Comme l’observe Maya Minder « L’animisme fait son apparition. La table va évoluer, notamment dans son apparence. J’appréhende de la tacher, mais c’est une œuvre d’art qui est aussi fonctionnelle. Elle va être touchée et elle veut être touchée. Il y a une forme de sensualité. Elle portera les traces de son histoire. » Victor Yvin complète « On a utilisé du chêne qui est un bois qui réagit beaucoup aux tanins et à l’humidité, donc au travail des algues. C’est un canevas qui va se transformer. Là, elle est vierge parce que l’on ne l’a pas encore utilisée, mais on l’a pensée comme une sorte de tableau où allait se dessiner des parcours d’eau. L’idée était de favoriser ces traces, ce qui raisonne avec le travail de Maya qui récupère les nappes utilisées pour ces banquets. » Des nappes qui encadrent l’installation présentée à la Cité internationale des arts.
Green Open Food Evolution est présenté jusqu’au 22 octobre dans la cadre de l’exposition collective « Plus que vivant » du festival Open Source Body à la Cité internationale des arts et aux Rencontres Mondes Multiples de l’Antre Peaux à Bourges du 19 novembre au 4 décembre 2022.