Voilà 20 ans que les forgerons de Schmiede (mais aussi les « faussaires » selon l’anglo-saxon « forgery ») réunissent codeurs, biohackers, danseurs, compositeurs, réalisateurs, game designers, neuroscientifiques, philosophes et écrivains, dans les salines d’Hallein, près de Salzbourg. Dix jours de rencontres, de brainstormings et de prototypages collaboratifs sauvages qui aboutissent à une extravagante exposition collective.
Événement de la fin de l’été dans la communauté des maker camps, Schmiede se tient depuis 2003 dans la petite ville d’Hallein, commune proche de Salzbourg. Initialement, « ein schmied » est un forgeron (les participants se nomment d’ailleurs officiellement les « Smiths », forgeron en anglais), mais ce qui se forge dans les anciennes salines de la ville de Schmiede, c’est surtout une philosophie. Un état d’esprit qui exhorte à l’ouverture et à la collaboration entre différentes disciplines, entre création et entrepreneuriat, entre théories et pensées en action. Pour Rüdiger Wassibauer, co-fondateur de l’événement, « chaque Schmiede est un flocon de neige. Ils sont tous similaires mais jamais identiques. Cela a commencé comme un évènement coopératif axé sur la culture club et les productions audiovisuelles. Aujourd’hui, c’est un festival de co-création axé sur le processus et l’apprentissage entre pairs. Nous avons commencé avec des étudiants en licence, âgés de 18 à 30 ans, et actuellement nous avons plus d’étudiants en master et en doctorat, des artistes et des scientifiques entre 25 et 40 ans.»
Un bouc émissaire pour faciliter la collaboration
L’édition 2022 fêtait ses 20 ans, réunissant un peu plus de 300 personnes et près de 20 pays différents, sous le thème du « Sündenbock » (« le bouc émissaire » en VF). Rüdiger Wassibauer : « Le bouc émissaire est le fruit d’une autosatisfaction. C’est une réponse souvent bien pratique – et simpliste – aux problèmes complexes qui agitent notre époque. Ce thème, choisi pour notre édition anniversaire, est à prendre comme un dispositif visant à déculpabiliser l’individu pendant le processus de travail en groupe. C’est logique, le bouc émissaire prend tout sur lui et n’a pas son mot à dire. C’est un parfait écran de projection. C’est un puits sans fond où l’on peut déposer ses problèmes, mais c’est aussi un point de départ, puisqu’on repart plus léger pour travailler ensemble. C’est dans cet état d’esprit que nous entrons dans cette 20e édition. Le festival étant orienté vers le processus de travail collectif plutôt que vers le résultat. »
Sur la presqu’île d’Hallein, au cœur de la ville, dans l’environnement impressionnant et inspirant de la forge des anciennes salines situées sur l’île centrale de la ville (le Pernerinsel de Hallein), les différents artistes, entrepreneurs, hackers, game designers, auteurs, performeurs, ont travaillé de concert sur divers projets communs. Des activités également rythmées par des rencontres et des conférences, des ateliers et des temps collaboratifs créatifs et ludiques.
A idées simples, résultats efficients
Travailler ensemble pendant dix jours et rendre possible la réalisation de différents projets via l’échange et le partage de connaissances, ou de compétences, telle est la maxime du « grand-père des maker camps européens » imaginé par les frères Wassibauer, Rüdiger et Philipp. Deux locaux qui souhaitaient créer une base opérationnelle en Autriche, qui permettrait aux artistes, et plus généralement aux créatifs, de se rencontrer, d’échanger des idées, et enfin de collaborer. Tous les ans depuis 20 ans, ces participants aux approches artistiques et philosophiques diverses, venus de tous les continents, se rendent en pèlerinage sur la presqu’île d’Hallein, et s’engagent dans différents projets aux grès de leurs humeurs.
Pour Rüdiger Wassibauer « l’attrait de Schmiede a autant à voir avec les moments passées sur place qu’avec l’idée de processus. C’est un endroit où les Smiths reviennent. Environ 45% des participants est composé de Smiths qui reviennent chaque année. Ils facilitent le processus pour les nouveaux arrivants. 95% des nouveaux Smiths ont été motivés par d’anciens Smiths. Tout cela crée une atmosphère très conviviale et un sentiment d’appartenance. Le résultat est un moment à la fois productif et amusant ». Car en effet, ce qui se crée ici n’est pas uniquement fantaisiste. Certains de ces partenariats improvisés ont dépassé le simple cadre du prototypage pour s’imposer concrètement dans le monde réel – et à l’international. C’est le cas de la société Gidsy de Philipp Wassibauer (aujourd’hui propriété de GetYourGuide). L’idée, pionnière en 2011, derrière Gidsy était de faire se rencontrer des gens souhaitant découvrir, offrir ou réserver des expériences uniques en voyage (comme AirBnB avec les « expériences locales »). Rencontre, échange et entreprenariat, on voit bien en quoi le co-fondateur de Schmiede s’est inspiré de la philosophie du maker camp pour fonder sa start-up !
Des participants engagés et hauts en couleurs
Au milieu des activistes créatifs ou entrepreneuriaux de Schmiede 2022, nous croisons l’américaine (Montana) Corrie Francis Parks, invitée d’honneur de cette édition et artiste de l’animation image par image (stop motion), actuellement en résidence à Salzbourg grâce à la bourse MediaART, qui vient présenter son installation vidéo interactive Embodied Ice. Une œuvre réalisée avec des échantillons de matériaux trouvés dans la rivière Salzach (qui entoure la presqu’île d’Hallein) qui illustre la façon dont les activités humaines sont dépendantes de l’environnement (géographique avec sa situation au milieu des montagnes, climatique avec la prédominance du gel et de la neige, économique avec l’ancienne exploitation du sel, etc.), dans lequel elles voient le jour. Avec ce matériau, Parks tente de redonner vie à la période glaciaire de la vallée du Tennengau en images.
Sont également à l’honneur les membres du collectif artistique féministe Mz*Baltazar Lab basé à Vienne, venues pour animer le workshop Feminist Hacking – Building Circuits as an Artistic Practice durant tout l’évènement. L’occasion pour elles de présenter aussi SOS – Salon Of Open Secrets, une initiative qui a vu le jour durant le COVID et qui s’incarnait initialement dans un espace en ligne où s’entretenaient des femmes artistes, hackers, makers, scientifiques, sur les défis existants et leurs solutions, tissant ainsi un réseau interconnecté de matériaux et d’idées autour de l’écologies, l’économies, le travail, la géographie, l’éthique et la politique dans le monde plus qu’humain qui est le nôtre. L’ensemble était présenté comme une exposition au Tennengau Art Circle (TKK pour Tennengauer Kunstkreis), un espace d’art en centre de Hallein, sous la forme ironique d’un salon de thé, ou d’un cabinet de curiosité numérique/analogique, mettant en avant les phénomènes d’interdépendances entre les besoins humains et non humains de l’économie mondialisée et le poids que cela représente pour la planète.
Mz*Baltazar, un lab connecté à l’actualité
Le laboratoire de Mz*Baltazar est un collectif féministe intersectionnel basé sur une philosophie inclusive qui s’envisage comme un safe space pour les personnes traditionnellement exclues – ou qui se sentent en danger dans les espaces où la science et la technologie sont enseignées et utilisées. Ses membres invitent les femmes et les personnes trans à participer ou à donner des ateliers qui rassemblent la technologie, l’art et une approche critique des structures sociales. Leurs expositions et événements ont pour vocation de soutenir les femmes au sens large du terme, et celles qui travaillent sur les questions féministes, l’empowerment et le renversement du patriarcat. La technologie open source est à la base de leur philosophie. Elle leur permet de partager et de collaborer sans restriction. Le genre au sein du collectif est plus ou moins fluide selon les projets, mais le laboratoire de Mz*Baltazar reste flexible et ses membres viennent de divers horizons linguistiques et culturels. « Travailler sur, dans et avec le collectif, est une expérience fructueuse et un défi, et nous sommes toujours heureux de rencontrer des personnes intéressées à collaborer avec le collectif à quelque titre que ce soit », déclarent-elles sur leur site.
Mais ce ne sont que quelques artistes parmi la foule et la faune présente à Schmiede qui s’active pour la présentation, le Werkshau (Workshow/Exposition) du dernier jour.
Sündenbock Werkshau, le rabbit hole de Schmiede
Le 23 septembre, jour de la grande restitution (Werkshau), on aura beau déambuler au milieu des piliers de bois de l’immense forge des anciennes salines, ouvrir des portes, monter et descendre des marches, on ne sait pas du tout, en arrivant ce que l’on découvrira au cours de l’exposition finale ! Se promener dans la Alte Saline (vieille saline) de Schmiede ce soir-là, c’est entrer dans un rabbit hole sans fin (et parfois sans queue, ni tête) mais être toujours surpris, dérouté, troublé ou touché. Autour de plus d’une douzaine d’espaces différents aux noms évocateurs (parmi lesquels le Donjon, le Tour, la Salle des machines, les Escaliers, la Salle de bois, la Mer de sel etc.) nous découvrons ébahis plus d’une soixantaine d’œuvres collaboratives, toutes réalisées pendant ces dix jours, qui couvrent aussi bien le champ de l’art contemporain, des arts numériques, du jeu vidéo alternatif, de l’installation surréaliste, de la photographie et de la vidéo, sans oublier des performances, de la danse, des concerts, des DJ set, des interactions corporelles, ou de vastes blagues.
On retrouve Corrie Francis Parks pour The Saline Sea, une évocation poétique de la faune marine préhistorique sous forme de vidéo d’animation projeté dans l’ancien espace de stockage de sel du bâtiment, mais aussi l’installation 4 Sentimental Reasons de Christian Schratt et Matthias Leboucher (un petit robot joueur de piano à un doigt couplé à une IA qui tombe amoureuse de son public). Plus loin, dans la salle des machines, nous sommes happés par ce qui se veut l’extension audiovisuelle de cet ancien espace industriel : nommée Cauldron 21, Cauldron 21, l’installation est une collaboration du collectif MO:YA (Werner Huber, Roland Mariacher, Robert Vörös). Dans la même salle, les curieux observent la Romantic Machine de Manuel Tozzi, un bras robotique industriel transformé en script studieux qui recopie les grands textes du romantisme allemand.
Plus tard, l’ancienne zone de stockage de sel est la scène d’un curieux ballet mêlant mouvements, laser et sel. Il s’agit d’Elusive Wish, une performance dansée de Daniel Nuderscher et Tuula Simon, où la technologie de pointe rencontre l’histoire et le passé du lieu. Tandis que tard dans la nuit, les participants se laissent aller au plaisir du dancefloor, le public continue d’arriver pour apprécier les différentes propositions artistiques présentées.
Vous l’avez compris, Schmiede est une échappée dans le temps, un moment magique, suspendu au sein d’un espace inoubliable et incroyable, caché, presque secret, au cœur de l’Autriche rurale, mais qui laisse des traces, comme le sel stocké, et des images qui vous habitent très longtemps après y être passé. Une expérience à vivre, que vous ne trouverez pas sur GetYourGuide !
Maxence Grugier est chroniqueur-en-résidence de Rewilding Cultures, une coopération co-financée par l’Union Européenne.