Makery

Plus que vivant : une sorte de métamorphose

Quorum Sensing, de Helena Nikonole and Lucy Ojomoko, lors du vernissage. © Quentin Chevrier

L’exposition « Plus que vivant » a été inaugurée le 27 septembre à la Cité internationale des arts à Paris, dans le cadre du festival Open Source Body, qui fait suite aux événements précédents organisés entre 2018 et 2021. Il s’agit d’un projet complexe, à multiples facettes et ambitieux à plusieurs niveaux. L’exposition est visible jusqu’au 22 octobre. Makery tente d’en donner un aperçu.

L’ouverture de « Plus que vivant », l’exposition et événement principal du festival Open Source Body coproduit avec la Cité internationale des arts, fut l’occasion de voir le travail et de rencontrer plusieurs des artistes qui ont participé à l’important projet européen ART4MED, qui interroge la manière dont l’art interagit avec la santé et la recherche biomédicale. J’ai eu la chance d’interviewer pour Makery certains des participants pendant et après le confinement, alors qu’il était encore difficile de se rencontrer en personne. Il était intéressant de voir comment ces projets avaient progressé depuis nos conversations lors de cette rencontre historique à la Cité internationale des arts de Paris. Les journées d’ouverture ont été un mélange enivrant de performances, de cuisine, d’ateliers et de discussions, le forum final étant avec Marion Laval-Jeantet de Art Oriente Objet et Orlan, modéré par Jens Hauser. Un souvenir m’a marqué : tous les jours, en me rendant aux événements, je passais devant des sans-abri endormis devant la galerie. Il s’agissait apparemment (selon la directrice Bénédicte Alliot) d’une politique délibérée de la Cité au cours de ses 30 ans d’histoire pour donner à ces personnes un endroit où passer la nuit au chaud et au sec, ainsi que donner à un grand nombre d’artistes des résidences d’atelier, dont certains ont développé leur travail pour ce projet dans le cadre du programme Art Explora.

More-Than-Human

Il y avait un sentiment d’excitation palpable lors de la soirée d’ouverture, car de nombreux artistes et partenaires du consortium ART4MED et du projet More-Than-Planet à venir avaient parcouru des distances considérables pour se retrouver ensemble pour la première fois en trois ans. De nombreux artistes se trouvaient dans leurs espaces pour discuter de leur travail, ce qui a ajouté à un véritable sentiment d’événement historique à la Cité. Maya Minder a lancé son installation « Green Open Food Evolution » au centre de laquelle se trouvait une énorme cuve de liquide bleu fumant et bouillonnant et une équipe de biohackers/cuisiniers s’affairant à produire des aliments à base de champignons et d’algues, mangés avec enthousiasme par la foule présente. « La cuisine nous transforme », tel était leur cri de guerre. La nouvelle exposition de Disnovation ‘A Bestiary of the Anthropocene’ a ouvert simultanément, une exposition de créatures hybrides, faisant suite à leur manuel qui « vise à nous aider à observer, naviguer et nous orienter dans le tissu de plus en plus artificiel du monde ». Plastiglomérats, chiens robots de surveillance, fordite, gazon artificiel, arbres antennes, Sars-Covid-2, montagnes décapitées, aigles combattant les drones, bananes standardisées… ». Enfin la performance sonore ‘Tectonic’ de Simon Berz, jouée sur des dalles de pierre vieilles de millions d’années, résonnait dans tout le bâtiment. Les commissaires Ewen Chardronnet et Nataša Petrešin-Bachelez se sont inspirés du titre du livre de science-fiction de Theodore Sturgeon des années 50, ‘More Than Human’ pour le titre « More Than Living », mais le terme est récemment devenu un fourre-tout pour décrire nos relations avec les autres espèces, par opposition au « non-humain » ou à « l’autre », comme on le voit dans les écrits récents de Donna Haraway, tels que ‘When Species Meet’.

Discours de Natasa Petresin-Bachelez avant l’activation de l’installation culinaire de Maya Minder « Green Open Food Evolution ». © Quentin Chevrier
Activation de « Green Open Food Evolution » de Maya Minder, Alexia Venot et Lisa Jankovics. © Quentin Chevrier

Il y avait trois artistes, ou groupes d’artistes, que j’avais interviewés l’année dernière. Emilia Tikka a travaillé avec un couple d’artistes et d’éleveurs de rennes, Leena et Oula A Valkeapää, sur un projet impliquant le futur profond des humains et explicitement, du plus qu’humain. Nous pouvons voir le premier film qu’Oula a réalisé, qui dépeint intimement sa vie et sa relation avec les rennes. La vue du troupeau est à couper le souffle, puis nous voyons Oula s’adonner à des activités simples sur le territoire des rennes, construire une tente, ramasser du bois, faire bouillir une bouilloire. Elle déclarait dans cette interview : « Comme l’éthique nomade du passé est toujours présente dans la pratique de l’élevage d’Oula, il est en mesure de discuter des changements en cours dont il est témoin, y compris la technologisation et la diminution de l’espace pour l’élevage. Plus loin, le projet se tourne vers l’imagination d’un autre type de futur, dirigé par l’éthique du passé. L’idée qui sous-tend la spéculation du changement par le biais d’une transformation biomédicale est liée à un souhait de se souvenir de quelque chose qui a été perdu. » C’est ce que fait son nouveau film, qui la montre en train de visiter l’Arctique dans un futur imaginé, comme une sorte d’anthropologue explorant un passé antérieur à la catastrophe climatique, explorant les « terres de repos des rennes », inspectant les restes du troupeau, examinant les bois. L’implication est qu’il n’y a plus de troupeaux. Entre les films se trouve un harnais « volant » pour les rennes, suspendu dans l’air, qui évoque la tradition chamanique consistant à boire de l’urine de renne pour voler entre les royaumes, reflétée dans l’image populaire du Père Noël dans sa tenue rouge sur le traîneau. Il est évoqué également un « visa de visiteur biométrique » permettant l’entrée temporaire chez les humains à toute personne ayant un ADN indigène, reflétant l’intérêt de Tikka pour les biosciences spéculatives. Il se dissout apparemment 24 heures après son retrait.

Capture d’écran du film de Leena et Oula A Valkeapää. © Quentin Chevrier

J’avais également interviewé les artistes Helena Nikonole et Lucy Ojomoko au sujet de ‘The Smell Of The Human – Bio Reactors for the Skin’ dont le projet « Quorum Sensing » crée un microbiome cutané génétiquement modifié qui produit littéralement une odeur en réponse à l’exposition à une maladie. Je les avais interviewées au plus fort de la pandémie de COVID, cette forme d’autodiagnostic était donc à la fois pertinente et controversée. Je leur avais alors demandé quels étaient les dilemmes éthiques de cette approche : « Oui, nous y avons pensé. Si nous imaginons que notre projet se développe pour devenir un véritable outil d’autodiagnostic – nous le voyons comme un kit DIY pour travailler avec les bactéries, donc c’est une personne qui décide si elle veut l’utiliser ou non. Lorsque le choix est libre, c’est plus éthique. Nous avons également pensé à prédéfinir un moyen de désactiver à nouveau ce gène de l’odorat – si nous mettons en œuvre le projet dans la vie réelle, cela serait utile » Ici, elles ont exposé une série de cornues, qui pourraient être vues comme des formes de bioréacteurs équipés de membranes spéciales qui ne laissent passer que les molécules d’odeur et bloquent les OGM, mais comme une notice nous l’indique « Veuillez noter qu’en raison de la réglementation européenne, nous ne sommes pas autorisés à faire des démonstrations d’OGM en dehors d’un laboratoire – cette installation fonctionne comme un prototype ».

Enfin, j’avais interviewé Martin Howse de ‘Tiny Mining’ – la ‘première coopérative minière open source pour littéralement extraire du corps humain des terres rares et d’autres ressources minérales’. Howse a été fortement influencé par un autre roman classique de science-fiction, « Dune » de Frank Herbert, qui décrit les « combinaisons mortuaires » des habitants d’une planète désertique, influencées par la relation des Bédouins avec leurs chameaux. Howse : « L’eau récupérée circule vers des poches de capture d’où vous la tirez par ce tube fixé à votre cou… L’urine et les fèces sont traitées dans les coussinets de cuisse. Dans le désert, vous portez ce filtre en travers du visage, ce tube dans les narines avec ces bouchons pour assurer un bon ajustement. Vous inspirez par le filtre buccal et expirez par le tube nasal. Avec une combinaison Fremen en bon état de marche, vous ne perdrez pas plus d’un dé à coudre d’humidité par jour. » Un laboratoire typique de « tiny mining » était exposé, avec une vidéo d’instruction de Howse sur la façon d’explorer les écologies extrêmes du corps.

Tiny Mining de Martin Howse. © Quentin Chevrier
Unborn0x9, de Shu Lea Cheang, Ewen Chardronnet et le collectif Future Baby Production. © Quentin Chevrier

Divers projets en cours étaient exposés, notamment ‘Unborn0X9‘ de Shu Lea Cheang et Ewen Chardronnet, qui questionne le développement des fœtus dans les utérus artificiels et l’avenir cyborg de la parentalité, avec un homoncule dans un utérus artificiel, soigné/surveillé par un petit robot, glissant de manière effrayante sur la surface de l’utérus. Adriana Knouf, du tranxxeno lab, un « laboratoire de recherche artistique nomade qui promeut les intrications entre entités trans et xéno », était dans son espace pour décrire ses « Préterrelations xénologiques » tandis que « The Blue Flower in the Land of Technology » d’Albert Garcia-Alzorriz, au début de l’exposition, offrait au public des images très viscérales d’une opération réalisée par un robot et des médecins entraînés à ranimer un corps dont le cœur s’était arrêté, à l’aide d’une réplique. Jean-Luc Godard, qui vient de mourir, est cité en référence, soulignant que l’aube de la radiologie a coïncidé avec l’aube du cinéma. L’installation d’Estelle Benazet-Heugenhauser et de Cindy Coutant de 14Bouche « Jupiter Space » consistait en diverses représentations cinématographiques sur de minuscules écrans disséminés dans leur salle, empruntant ou parodiant les monstres de style « Rabid » de David Cronenbourg, émergeant d’entre les cuisses des femmes et « les missiles, les aliens, les vaisseaux mères et les inventions excrémentielles ». Elles ont habité leur espace à la fin des événements d’ouverture avec une performance de l’artiste sonore Claire Williams.

l4bouche (Cindy Coutant, Estelle Benazet) avec Claire Williams. © Maurine Tric

L’oeuvre de Clara Sukyong Jo « De Anima » confronte les différentes causes de l’épidémie de coronavirus dans un « prélude inquiétant situé au Myanmar et au Kenya, qui dévoile comment les écosystèmes sexués, racialisés, économiques et métaboliques intégrés dans la crise sanitaire mondiale suscitent la peur de la contamination par le monde non humain », avec des images étonnantes d’une « Batcave » sacrée où des vétérinaires du Smithsonian Institute ont mené des recherches sur la possibilité que des virus passent des chauves-souris aux humains dans cet environnement à haut risque, suivies d’images d’un sanctuaire de rhinocéros en Afrique, qui mettent en évidence la propagation de « zoonoses » dans l’interaction homme-animal. Enfin, le projet complexe de recherche curatoriale M/Other : Arts Of Repair par Edna Bonhomme, Nazila Kivi, Jette Hye Jan Mortensen et Luiza Prado explore la justice reproductive pour les mères issues de minorités au Danemark.

Le travail de Jette Hye Jan Mortensen, une partie de M/other: the arts of repair. © Quentin Chevrier

Un événement important du festival Open Source Body a été la rencontre entre Marion Laval-Jeantet de Art Orienté Objet et l’artiste performeuse et provocatrice vétéran Orlan, modérée par le commissaire d’exposition et écrivain Jens Hauser, connu pour sa connaissance approfondie de l’art biologique, et curateur, entre autres, de l’exposition « Sk-interfaces ». Malheureusement, cette rencontre unique en face à face n’a pas pu avoir lieu, Jeantet étant en isolement avec le COVID. Les deux artistes sont connues pour avoir repoussé les limites en risquant leur propre corps en termes d’art, Jeantet dans « May The Horse Live In Me », où elle s’est injecté du plasma de cheval en direct à la galerie Kapelica en Slovénie, et Orlan avec ses « cornes » chirurgicalement implantées, qu’elle porte fièrement depuis le début des années 90. Elle travaillait également avec son propre ADN à la fin des années 90, à une époque où le « bio-art » était à peine imaginable. En tant que commissaire d’exposition, j’ai été impliqué de manière marginale dans son projet de chirurgie plastique, car elle m’a décrit le voyage médical qu’elle se proposait de faire lors d’une visite à son atelier à Paris en 1989. Je l’ai invitée à participer à l’exposition et au festival de performances dont j’étais le commissaire « Edge 90 » à Newcastle Upon Tyne en 1990, et nous avons lancé son projet avec du champagne lors de ce festival, bien que j’aie refusé, en tant que commissaire, de prendre contact avec des chirurgiens pour réaliser l’opération, au motif que, sur le plan éthique, je ne demanderais jamais à un artiste de faire quelque chose que je ne ferais pas moi-même. Depuis, j’ai eu un débat animé à ce sujet avec Marion Laval-Jeantet elle-même, qui a également travaillé avec des curateurs que je connais personnellement pour atteindre son objectif, qui comportait un fort risque de choc anaphylactique. Malgré cela, Orlan insiste pour affirmer publiquement, de manière taquine, qu’en tant que curateur, j’ai lancé le processus de ses opérations, ce qu’elle fit notamment lors de cette conférence pour Plus que vivant. Ses opérations/performances, qui font également référence aux cultures non occidentales, ont été réalisées entre 1990 et 1993 et ont été appelées successivement First Surgery Performance, Successful Operation, Opera Surgery-Performance, 9th Surgery Performance, Omnipresence-Surgery et Tryptych Opera Performance, toutes documentées et montrant un panel vertigineux de chirurgiens costumés, d’autres interprètes et d’Orlan elle-même dans divers costumes en train d’être opérée. Elle a ensuite réalisé l’œuvre controversée sur la race et la représentation « Harlequin Coat », avec SymbioticA à Perth, en Australie, qui pose la question suivante : « Peut-on cultiver des peaux de différentes couleurs ? Quel type d’informations peut-on obtenir des donneurs ? Une personne peut-elle encore être propriétaire de ses cellules ? La propriété personnelle continue-t-elle d’exister au niveau fragmenté ? Comment ces questions sont-elles perçues dans les différents pays, et surtout dans le contexte d’un point de vue non occidental ? » Elle a travaillé avec de la peau in-vitro de différentes couleurs pour réaliser cette œuvre. Elle travaille actuellement sur une installation à grande échelle comprenant une boîte de Pétri géante avec des bactéries extraites de ses différents orifices, dont sa bouche et son vagin. Orlan, avec une nouvelle et imposante sculpture de cheveux au-dessus de sa tête, a donné une conclusion appropriée et vivante à un événement final important à Paris.

Anne-Cécile Worms, directrice de ART2M/Makery, et Orlan, visitant l’exposition. Cité internationale des arts © Maurine Tric – Adagp, Paris, 2022

En écrivant ces lignes, j’ai appris que l’éminent spécialiste français des sciences sociales, philosophe et influenceur radical Bruno Latour était décédé à l’âge de 75 ans. Je lui laisse la postface de cet article, tiré d’ un article qu’il a écrit pour The Guardian l’année dernière, qui me semble très pertinent pour le projet Open Source Body : « Lorsque vous levez les yeux vers le ciel bleu, n’êtes-vous pas conscient que vous êtes sous une sorte de dôme à l’intérieur duquel vous êtes enfermé ? Fini l’espace infini, vous êtes désormais responsable de la sécurité de ce dôme écrasant autant que de votre santé et de votre richesse. Il pèse sur vous, corps et âme. Une telle courbure de l’espace est le grand « bonus » de l’enfermement : nous savons enfin où nous sommes et avec quels congénères nous devrons survivre. Et nous réalisons que nous n’échapperons jamais aux aléas de leurs mutations. Pour survivre dans cette nouvelle condition, nous devons subir une sorte de métamorphose ».

Plus que vivant, jusqu’au 22 octobre à la Cité internationale des arts.

Le programme ART4MED est co-financé par le programme Europe Creative de l’Union Européenne.