Cybersorcière : penser l’émancipation technologique, le rapport au vivant et la spiritualité
Publié le 5 septembre 2022 par Maxence Grugier
Pour Lucile Olympe Haute la réappropriation féministe de la terre et de la nature va de pair avec celle des technologies qui nous entourent. Dialogue avec une artiste militante et engagée, enseignante, chercheuse, cybersorcière, codeuse et spécialiste du web to print.
Makery : Qu’est-ce qui, dans votre background, a eu une influence sur vos activités artistiques et personnelles actuelles ?
Lucile Olympe Haute : J’ai grandi à la campagne, où j’ai développé un intérêt pour le numérique par mon père, technicien en informatique. Il bricolait beaucoup de matériel électronique. Il récupérait tout un tas de trucs endommagés et je l’observais quand il réparait ces machines. On a eu un Minitel et un ordinateur très tôt. Côté influences maternelles, il y a ma grand-mère qui a divorcé dans les années 50, gardé sa ferme et « n’a pas repris d’homme », comme elle disait. Il faut remettre ça dans le contexte de l’époque pour prendre la mesure de ce parcours, de l’engagement que ça représente. Le mélange des deux, c’est un peu moi, avec d’un côté les engagements politiques féministes (quand bien même ma grand-mère ne s’est jamais qualifiée ainsi), et de l’autre les questions du rapport aux technologies. Et enfin, dans les deux cas, les enjeux d’autonomie. Cela ne veut pas dire être autonome et autosuffisante dans tout, mais s’efforcer de développer ses propres outils et analyses, avoir un regard critique.
Makery : Quelles sont vos premières expériences de création ?
L.O.H. : Arrivée à Paris, j’ai découvert tout un monde et un vocabulaire : le concept de Noosphère, Teilhard de Chardin, Donna Haraway, les textes réunis par Annick Bureau et Nathalie Magnan. Cela a provoqué des interrogations sur les identités numériques, le rapport entre réel/imaginaire et virtuel/actuel, les questions de la performance dans ces univers, et autour des avatars et identités numériques.
Je faisais déjà de la performance avec les outils numériques, avec des smartphones, des projections vidéo ou des avatars. Ce qui m’intéressait, c’était le moment où la performance provoque un surgissement, quelque chose qui déborde. Aujourd’hui, je dirais que je cherche à atteindre « un état de grâce » mais à l’époque je parlais juste de « surgissement », de « débordement ». Le numérique prédéfinit un ensemble de possibles. La performance c’est un débordement de possibles.
Ce qui me fascinait, c’était de voir ce que le numérique nous faisait. Comme l’anthropologue Amber Case [voir sa conférence We Are All Cyborg Now, Ndlr], je pensais qu’à partir du moment où l’on utilise un smartphone, où l’on envoie des e-mails, nous sommes déjà des cyborgs. Cela a une incidence sur notre perception du monde, nos postures corporelles, nos interactions sociales. Case sort le « cyber » de son imaginaire de science-fiction parfois kitsch (comme la représentation des technologies invasives dans le corps). Cela devient banal, ça n’est plus spectaculaire. C’est omniprésent dans nos existences. Le « Cyber », c’est juste le monde des humains transformé par des technologies humaines.
Makery : Vous travaillez aussi sur Second Life et avec les avatars…
L.O.H. : Là aussi on est dans un imaginaire pop un peu caricatural — parce que les avatars 3D dans les années 2005-2010, ne sont pas très sophistiqués. C’est un terrain très primitif mais il y avait quelque chose de séduisant à manipuler ces personnages rudimentaires. Ce qui m’intéressait c’était d’éprouver et d’étudier en quoi la vie dans ces univers virtuels nous changeait en tant qu’individu. Comment ça nous performe de se coupler à cette extension, qui est d’une autre matérialité.
Makery : Vous vous êtes également penchée sur les questions des fantômes numériques…
L.O.H. : Quand tu performes un personnage dans ces univers, il développe une sorte de légende, il continue d’exister au-delà de ta présence. Ce que l’on construit a une existence par le biais de la narration, la fiction, le témoignage d’autres personnes. En quittant Second Life mais en continuant de travailler sur les avatars et les identités, j’ai collaboré avec Silvie Mexico pour réaliser Technological Ghost, un poème vidéo tourné, filmé et monté en 360°. Avec ce projet j’ai réalisé l’importance du corps physique, de l’expérience esthétique sensible.
Makery : En parallèle, vous vous intéressez à l’aspect graphique et à l’édition. Quel est le lien et d’où vient cette nécessité ?
L.O.H. : Avec les performances la question de la documentation s’est vite posée. Qu’est-ce qu’il reste après ? Comment garder des traces ? Quel médium choisir pour documenter ? Des questions d’éditorialisation et de mise en forme. Est-ce que je conserve juste du témoignage, de la description et des documents préparatoires, en restant dans de la forme textuelle, ou bien est-ce que j’embrasse aussi la mise en forme graphique ? C’est comme ça que je suis arrivée au design graphique et à l’édition, incluant dès le départ la question du multi-support : imprimé et écrans.
Makery : Comment conjuguez-vous toutes ces activités avec votre projet autour des cyber sorcières ?
L.O.H. : En 2017, on entend le mot « sorcière » dans d’autres contextes que ceux auxquels il était assigné habituellement. C’était concomitant à #metoo. En parallèle je découvre Reclaiming, une tradition de spiritualité moderne qui combine la célébration de la Déesse avec le féminisme et l’activisme politique pour l’écologie. Il y a des liens avec la Wicca (une réappropriation américaine du début des années 50 de la sorcellerie européenne traditionnelle). Aujourd’hui, l’organisation se concentre sur l’activisme social, politique, environnemental et économique progressiste. Parmi ses activistes, on trouve Starhawk, sorcière Reclaiming traduite en français aux éditions Cambourakis. Fort de la traduction de ces livres, de nombreuses personnes en Europe décident de s’engager dans cette militance politique et spirituelle. Un groupe Facebook se crée et j’en fais très vite partie. On pratique en groupe et je développe aussi une approche spirituelle personnelle.
Reclaiming s’inscrit dans une mouvance écoféministe et non-technologique. Le discours commun à ce mouvement très hétérogène, c’est de faire le constat qu’il y a de l’oppression, de la domination et de l’exploitation, qu’elles émanent de l’homme blanc et se manifestent à l’encontre des femmes, des non-blancs et de la nature. L’objectif est de déconstruire ces rapports d’oppression, de domination et d’exploitation au bénéfice de relations plus respectueuses.
Makery : Comment tout ça se traduit-il concrètement ?
L.O.H. : J’ai réuni quatre amies pour qui le terme « sorcière » avait une résonance particulière. Avec l’une, je travaillais sur les avatars et la labilité identitaire du « tu es une chose, mais tu en es une autre en même temps ». Pour elle, les « sorcières » ce sont aussi les « wizards » informatiques et du coding ; une autre se reconnaissait dans la figure de la sorcière en tant qu’activiste queer trans-féministe ; pour une troisième, c’est la sorcière romantique néo-gothique qui fait écho ; et pour la quatrième, c’est l’écoféminisme. Je me reconnais dans l’ensemble de ce prisme. Venant de la performance j’ai envie d’en faire quelque chose. J’installe un set up de lumières et quelques cadrages et ensuite, c’est une pratique libre et spontanée. Ce n’est ni un tournage de film ou de documentaire, ni un rituel à proprement parler (il n’y a pas d’énonciation d’une intention claire). L’idée est d’exprimer et de vivre la sorcière qui est en nous.
Makery : Parle-nous du Manifeste des Cybersorcières et du fanzine Cyberwitches ?
L.O.H. : J’ai rédigé le Manifeste des Cybersorcières car les images ne suffisaient plus. Il fallait expliquer ce qui était en jeu. Ce texte invite à penser ensemble différents types d’engagements politiques. Les activistes queer trans-féministes et les sorcières écoféministes ne sont pas forcément geek. A l’inverse, les codeur·euses, les gens par exemple de Labomedia, peuvent être sceptiques quand j’associe magie et technologies. Ce texte est une invitation à penser tout cela ensemble, émancipation technologique, rapport au vivant, spiritualité, voire à pratiquer ensemble. Le zine, lui, a une double mission : faire circuler des références cyberféministes notamment, des choses qui nourrissent ma réflexion, et être le prétexte d’une initiation au Web to print – parce qu’il est produit à l’occasion de workshops. Cela fait cinq ans que je me suis formée au Web to print. C’était la suite logique de l’apprentissage général d’optimisation d’interface graphique que je pratiquais pour le petit, moyen et grand écran. La page A4 est juste un media queries de plus. Ces compétences me donnent de l’autonomie.
Makery : Pouvez-vous aussi nous parler de vos rituels performés ?
L.O.H. : Après Le Manifeste des Cybersorcières et ma découverte de la tradition Reclaiming, j’ai eu envie de me détacher un peu des questions de technologies. Je me suis mise à élaborer des performances sous forme de rituels. Il y a eu un Rituel pour 201 pommes de terre où j’ai écrit un texte qui servait aussi à raconter une histoire de colonisation : comment la pomme de terre est une déesse que l’on finit par donner à manger aux cochons.
La curatrice de l’évènement, Hélène Gugenheim (plasticienne et performeuse), et moi avons par la suite réalisé une installation qui s’appelait Terre Commune : un tas de terre contributif dans lequel le public était invité à amener sa propre terre. Le rituel était basé sur un protocole d’activation spécifique, calé sur le calendrier Wicca. Nous étions en plein Covid et nous invitions le public à mettre des choses dans la terre, à cracher dans la terre et à mélanger le tout. Cette terre énergétiquement chargée a été emmenée dans la forêt pour y passer six mois. Au printemps, nous sommes allées la chercher pour y planter des graines.
Suite à l’exposition du Manifeste au HMKV de Dortmund pour Technoshamanism commissariée par Inke Arns, j’ai été invitée au centre d’art de Langenhagen. Là, j’ai réalisé Protection Ritual for Beltane (with Waves and Gong). Beltane se situe entre l’équinoxe de printemps et le solstice d’été, où traditionnellement on se prépare à amener le bétail dans les champs. Pour moi c’était un rituel avec du gong, de la vidéo projetée, du texte lu, quelque chose qui a été écrit pour s’articuler à l’installation sonore alors exposée dans le centre et jouer avec. C’était une invitation à considérer des choses auxquelles on ne prête pas forcément attention, une façon de performer avec toute cette matière symbolique chargée de spiritualité tout en décalant le regard.
Makery : La boucle est bouclée avec votre travail sur le Kombucha qui n’est pas étranger à l’idée du Cyborg…
L.O.H. : J’ai présenté mon travail sur le Kombucha à la Biennale du Design de St Etienne à l’espace d’art Les Limbes. En effet, on revient au Cyborg. Dans cette exposition il y avait le Manifeste, deux vidéos, un gong et du Kombucha vivant et sa cellulose (les Talismans cosmiques). La chambre de fermentation du kombucha était aussi un espace de méditation. Les visiteurs étaient guidés une voix qui les invitait à se penser en tant qu’être symbiotique avec d’autres formes vivantes, en nous, sur nous, derme, épiderme, muqueuses, les levures et les bactéries de nos intestins, etc. mais aussi, et c’est très important pour moi, se penser en tant qu’être symbiotique avec les technologies que nous utilisons au quotidien, nos profils ou avatars sur différents sites et plateformes, les artefacts électroniques que nous utilisons pour s’y appareiller. Nous sommes cet agrégat symbiotique impropre, labile et hétérogène.
Le site de Lucile Olympe Haute
Maxence Grugier est chroniqueur-en-résidence de Rewilding Cultures, une coopération co-financée par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.