Détour par la Nø School à Nevers, où, comme chaque année depuis 4 ans, l’événement réunit des participant.e.s du monde entier venu.e.s assister aux différents workshops, conférences, performances et concerts organisés par Benjamin Gaulon, Dasha Ilina et son équipe. L’occasion de d’échanger sur la réappropriation des médias, la notion de communs et la prédation économique et politique de la Big Tech.
En amenant les notions d’usages, de détournements, de recyclages, de responsabilités numériques dans le champ de la ruralité (de fait le moto de l’évènement pourrait être « rural computing »), la Nø School mérite bien sa réputation de supporter de la décentralisation des savoirs numériques. Pour autant, cela n’exclut pas les questions d’inclusion, de féminisme, de militantisme et autres problématiques sociétales liées aux nombreux bouleversements dont notre époque hérite.
Atypique et festive par essence, cette nø université d’été ne néglige pas non plus l’aspect pédagogique : « Finalement la Nø School est une vraie école, remarque Benjamin Gaulon, co-initiateur de l’événement avec l’artiste Dasha Ilina. On y apprend, on échange ses connaissances, on y partage expériences, conseils et petits trucs, et on s’ouvre à de nouvelles compétences. La différence avec un institut de formation, ou une école conventionnelle, c’est que nous avons éliminé toutes les étapes qui peuvent décourager. Quand nous proposons une conférence, nous éliminons les traditionnelles « questions/réponses » par exemple. A la Nø School, tu veux discuter avec l’intervenant.e, tu vas lui parler au bar quand il.elle a terminé, et c’est souvent beaucoup plus riche en informations ».
Autre paradoxe, malgré sa situation géographique (Nevers, « la belle endormie », avec son patrimoine historique et architectural insoupçonné, est fameusement située en pleine « diagonale du vide »), l’évènement est international et agrège durant une quinzaine de jours toute sorte de personnalités (comprendre d’individus et d’individualités), toutes et tous investi.e.s dans la réappropriation des technologies contemporaines, dans le partage des connaissances et la culture des communs, la philosophie du libre et les humanités numériques.
Nø laboratoire et Nø playground
« Exit la pression de l’acquisition du savoir et bonjour l’ouverture d’esprit ! », pourrait-être un autre slogan de la Nø School. Design graphique, live coding, théorie des nouveaux médias, confidentialité numérique, développement de plateformes ou de suites multimédias indépendantes et open source, initiation à l’édition multisupports (du web au produit imprimé), atelier Arduino, sont quelques-unes des compétences (parmi tant d’autres) que vous pouvez acquérir au cours de ces rencontres internationales. Mais tout ne tourne pas uniquement autour des techs.
Quelques jours passés à l’Espace USANII, « art » en swahili, (la galerie de Michele Magema, inoccupée pendant l’été, où se déroule l’événement) et vous croisez des musiciens, des designers, des chercheurs, des artistes (locaux et internationaux), des sculpteurs, un « paysartiste », des graphistes, des auteur.trices ou des libraires, mais aussi une cyber sorcière, une lutteuse de jiu-jitsu brésilien, des activistes LGBTQIA+, sans oublier les habitué.e.s de la Nø School qui, un jour ou l’autre, passent dire bonjour, ou improvisent une performance (quand il ne s’agit pas de mixer quelques heures et d’animer une soirée avec de glorieuses K7 analogiques – salut DJ Didier Salade !). « L’initiative est suivie par toute une communauté maintenant que nous avons établi un calendrier avec des évènements réguliers, explique le Nø dirlo du lieu, Benjamin Gaulon. Nous étions à la Gaîté Lyrique en avril dernier par exemple, avec le Nø Lab pour « Je ne suis pas un robot ». Le fait que nous finissions le summer camp par un festival permet également d’ancrer l’événement dans l’écosystème culturel local tout en ajoutant une touche festive à l’ensemble des activités que nous proposons ».
Autonomie (sans nø cette fois)
A peine arrivé sur site et nous avons la chance d’assister à un exemple d’atelier proposé par la Nø School. Davide Bevilacqua (artiste et commissaire d’exposition s’intéressant d’un côté aux infrastructures de réseaux et de l’autre à l’activisme technologique) et Onur Olgaç (artiste avec un master en informatique, axé sur l’esthétique numérique, l’art génératif, le design et le codage créatif), expressément venus de Linz (Autriche), nous présentent une suite d’utilitaires indépendants permettant de disposer d’outils semblables à ceux qu’offre Google par exemple, mais sans les contraintes d’un système propriétaire. Linux, Ubuntu, Libre Office, Mastodon, Framasoft, duckduckgo, parmi d’autres, sont les alternatives préférablement choisies par les participant.e.s, pour contrer l’usage généralisé des plateformes commerciales et des technologies propriétaires généralement utilisées.
L’indépendance et le choix sont au cœur des préoccupations des initiateurs de la Nø School et de ceux.elles qui la fréquentent. Contourner les contraintes que nous imposent les tenants des Big Tech, prendre la main sur les machines sur lesquelles nous travaillons et que nous utilisons quotidiennement, font partie des axes originels de la philosophie de l’Internet tel que nous le connaissions à ses débuts. Une éthique qui se trouve actuellement en conflit avec les doctrines libérales et les résultats de « la logique culturelle envahissante du capitalisme tardif » comme dirait le théoricien américain Fredric Jameson dans son fameux essai sur le post-modernisme. Bref, il s’agit bien de perpétuer la tradition d’une culture du libre telle qu’imaginée par les pionniers de la communication en réseau des années 70, 80 et 90.
Libres enfants du savoir numérique
Les nombreuses conférences généralement proposées en fin d’après-midi sont également l’illustration de cette philosophie. Informer, mettre fin aux croyances de technologies « rédemptrices », partager des expériences de vie insoupçonnables, revendiquer, dialoguer, voilà la façon de construire une Nø School inclusive et consciente des biais cognitifs que nous cultivons toutes et tous (aussi informé.e.s soit-on). On découvrira par exemple les procédés subliminaux mis en place par les géants de la tech pour nous assujettir à leur produits (avec Onur Olgaç), et plus généralement, on parlera avec tout.tes d’archéologie des médias et médias tactiques, open source, privacy tool et freeware. On démêlera les fils enchevêtrés du greewashing en cours (Davide Bevilacqua), on discutera des façons de s’emparer du glitch comme incarnation de la fracture entre ses origines et la terre que l’on a laissée derrière soi ou la dimension coloniale de la cartographie numérique mondiale (avec l’artiste-activiste palestinienne installée en Norvège Samira Makki). On jouera, aussi, à trouver ce qui incarne le langage de la guerre dans notre quotidien (avec l’artiste russe Masha “Marie” Patsyuk, exilée en Belgique suite à l’attaque de l’Ukraine par son pays) et on y apprendra les subtilités des jeux de société queer et l’univers du « Gayme » Noo Reality (avec une autre artiste-activiste, l’Américaine Nica Ross). On débattra autour des théories linguistiques, de la poésie générative et de l’“IA” (avec l’autrice américaine Dez Miller), et on découvrira les secrets de l’E Ink Mechanic avec le vidéaste Collin Kluchman et ceux de la possibilité de réaliser des sculptures en 3D dans la quatrième dimension (avec l’américain Albert Thrower). On y parlera cyber wishcraft et wizardry mais aussi rituels ancestraux liés aux manifestations du corps cyborg avec l’enseignante-artiste Lucile Olympe Haute, et on assistera au concert du premier Nø School band, les Screaming Minerals. Bref, vous l’avez compris, un passage à la Nø School fournit largement de quoi alimenter votre année en réflexions, découvertes et pourquoi pas… futures collaborations !
Et puis on s’amuse aussi, et on célèbre toute cette émulation avec un temps de restitution qui conclura cette université d’été : le Nø Return Festival, les 15 et 16 juillet, dont le point d’orgue sera un concert de musique improvisée, musique électronique, circuit bending, live coding et noise, à l’église Sainte Bernadette du Banlay. Un dernier tour de piste… jusqu’à la prochaine édition !
Maxence Grugier est chroniqueur-en-résidence de Rewilding Cultures, une coopération co-financée par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.