Anastasia Pistofidou, co-fondatrice de Fabricademy : « Si la technologie est omniprésente, l’artisanat est en état d’urgence » (1/2)
Publié le 1 juillet 2022 par Maya Minder
Du 6 au 11 juin, Fabricademy Bootcamp s’est tenu au Fablab Onl’Fait à Genève. Depuis 2017, ce programme combine la recherche sur les sujets des biodesign et des e-textiles au sein du mouvement Fablab, une éducation distributive qui aborde l’inspiration et les idéations sur la façon de faire revivre les anciens métiers avec les nouvelles technologies. Première partie d’un entretien avec sa co-fondatrice, Anastasia Pistofidou.
Pendant une semaine, une trentaine de personnes ont participé à des ateliers sur les biomatériaux, l’artisanat textile, le moulage du cuir, la création 3D, le design paramétrique, les teintures bactériennes et la robotique molle (soft robotics). Un aperçu intensif des outils et enseignements existants dans le cadre de la philosophie éducative du DIWO (Do It With Others), du DIY (Do It Yourself), de l’éducation distributive et des outils open source.
Makery a rencontré la fondatrice du laboratoire de recherche FabTextiles, Anastasia Pistofidou, l’une des initiatrices de la Fabricademy et de son Bootcamp. Nous avons parlé d’archives et de recettes de matériaux en accès libre, de biomatériaux et d’éducation sur mesure.
Makery : Bonjour Anastasia, nous sommes ici au Bootcamp du Fablab On l’Fait où vous enseignez une semaine sur la fabrication numérique et la recherche textile. En tant que fondatrice de la Fabricademy, pouvez-vous vous présenter ?
Anastasia Pistofidou: Je suis architecte de formation, et membre de l’équipe de IAAC – FAB LAB Barcelona depuis 2011. En 2012, j’ai initié une recherche sur les textiles dans le monde des fablabs qui a conduit à de nombreuses pratiques différentes de réseaux, de partage de la culture ouverte et de l’accès ouvert dans les locaux des fablabs. Toutes ces recherches et pratiques ont été documentées de manière rigoureuse et diffusées par le biais de documentation en ligne, de publications et d’enseignements. Dans le cadre de la recherche sur les biomatériaux et les wearables, nous sommes devenus un mouvement de personnes partageant des intérêts similaires. Nous avons fait émerger un textile-lab avec différentes personnes intéressées à étendre les sujets du réseau Fablab non seulement à l’ingénierie ou au codage, mais aussi aux compétences artisanales, au design et à la fabrication douce.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le Bootcamp de Fabricademy ?
Le Bootcamp s’adresse à tous ceux qui ne peuvent pas suivre le programme complet de 6 mois d’enseignement hybride en ligne et sur place, qui sont curieux d’apprendre les techniques et les compétences, pour le réseautage et pour ceux qui veulent devenir instructeurs ou ouvrir une antenne dans leur lab. C’est un moment où nous pouvons nous rencontrer une fois par an dans une semaine condensée pour aborder de nombreux sujets du programme. Il a toujours lieu dans différentes villes du monde, et il est rendu possible grâce à des fonds et des programmes de soutien. C’est un événement annuel et auparavant nous l’avons fait à Barcelone, Milan, en Islande et à Paris. Pour le prochain, nous pensons à Amman, en Jordanie.
Nous avons reçu une centaine de demandes de labs qui voulaient offrir le programme, mais tout le monde ne peut pas proposer le programme : il faut s’adapter aux outils disponibles des fablabs ; il faut avoir une certaine expertise en interne et le monde n’est pas habitué à l’éducation continue dans les labs. Le programme est innovant : il combine une approche d’application numérique avec la fabrication de votre propre matériau et l’utilisation de techniques de biofabrication ou de biodesign. C’était quelque chose de complètement nouveau pour le monde des fablabs, et c’est devenu une référence mondiale de connaissances en libre accès pour la biodesign et la biofabrication. Je pense que la plupart des gens contactent Fabricademy pour cette raison, mais nous proposons également de nombreux autres compétences, par exemple les e-textiles, la mode circulaire en libre accès, le design informatique et bien d’autres encore.
Pourquoi l’artisanat est-il important pour vous ?
J’aime beaucoup la combinaison de l’artisanat et du numérique. Nous devrions être dans la coopération et la collaboration entre les humains et la technologie, et nous devrions créer un dialogue. Il y a beaucoup de connaissances dans le patrimoine artisanal, et il est urgent de ne pas les perdre. Grâce à la technologie, vous pouvez redéfinir l’esthétique et les processus et contribuer à le rendre à nouveau attrayant et intéressant. Si la technologie est omniprésente (du moins dans le monde occidental), alors l’artisanat est en état d’urgence. Aujourd’hui, nous avons appris la technique de moulage du cuir avec le codage paramétrique des modèles. Il s’agit de sauver le patrimoine et les vieux métiers grâce à l’esthétique numérique et aux nouvelles technologies. Personnellement, je ne suis pas partisane de la nouvelle tendance du métavers, car je pense que nous avons encore besoin d’entraîner nos mains, d’avoir des capacités haptiques et tactiles, pour développer une motricité fine et créer des interactions tangibles. Je rencontre parfois des personnes qui n’ont jamais utilisé un marteau de leur vie, et il y a un réel danger que ces gens deviennent dépendants.
Si l’on commence à travailler sur les thèmes des biomatériaux, le premier contact se fait par votre page d’accueil FabTextiles et les archives des leçons Fabricademy. Toutes les recettes sont open source, c’est vraiment devenu une référence dans le monde entier et il a maintenant une énorme archive…
Il y a aussi ces deux publications open source que j’ai faites avant Fabricademy : The Secrets of Bioplastic et Bioplastic cookbook. Cela a ouvert la voie vers la façon dont nous travaillons et partageons. Nous faisons de petites publications et tout le monde peut partager ces recettes. C’est comme partager des recettes de cuisine : chacun peut les appliquer comme il veut, on ne suit jamais les recettes à la lettre. On vous donne des lignes directrices plutôt que des produits finis, c’est un appel à l’expérimentation, à ne pas être passif. De nombreuses personnes nous contactent pour obtenir ces recettes : « Ça n’a pas marché, que puis-je faire, etc. ». Je pense que la plupart des gens ont encore cette mentalité de « j’utilise quelque chose, je suis un utilisateur ». Un utilisateur a besoin que les choses fonctionnent tout de suite. Mais ce n’est pas la mentalité ici, nous voulons promouvoir l’aspect DIY/DIWO. Les gens ont vraiment besoin de comprendre le matériau, de le sentir et d’apprendre en le travaillant. Il faut « s’approprier » la recette pour obtenir des résultats.
Comment les personnes qui ont participé à la Fabricademy perçoivent-elles cette forme d’enseignement ? Quels sont les éléments essentiels de l’enseignement distribué ?
Nous avons maintenant 185 anciens élèves, et nous lançons la sixième année du programme en septembre dans plus de 15 lieux, que nous appelons « Nodes ». C’est un projet porté par une volonté et une vision personnelles, et il demande beaucoup d’efforts. Il se déroule simultanément dans différentes villes sur un modèle d’enseignement en ligne avec des experts locaux dans votre fablab ou makerspace local. Le système lui-même s’auto-alimente des besoins, il y a cette lente croissance de la mise en œuvre et de l’expertise du laboratoire textile. Ceux qui finalisent le programme peuvent également devenir instructeurs pour apporter les compétences à leurs villes et à leurs habitants. Le thème de la fabrication numérique est encore une niche, c’est pourquoi nous nous engageons auprès de chaque participant et créons de nombreuses opportunités que nous communiquons chaque semaine dans notre newsletter.
Les résultats sont très variés. Plutôt que d’enseigner une compétence finale, Fabricademy vise davantage un changement d’état d’esprit et l’autonomisation, grâce à l’implication de la fabrication numérique dans des défis de conception plus distributifs et dans l’innovation durable. Ce programme ne vise pas à vous faire rentrer dans une boîte, mais à vous faire créer votre propre boîte ! Et ceci est différent des offres éducationnelles habituelles.
L’éducation n’a pas d’âge, le programme est donc ouvert aux participants de 18 à 65 ans. Nous ne disons pas non plus « étudiants », mais « participants ». La méthodologie de Fabricademy est un processus d’apprentissage autodidacte inspiré des modèles DIY et de la prise de responsabilité graduelle. Nous disons souvent aux anciens élèves : « Votre projet final n’est pas votre projet final, c’est le début de votre parcours professionnel ». Ce système éducatif est simultanément un processus de recherche et un parcours d’apprentissage. C’est pourquoi nous proposons le programme dans ce format flexible – nous pensons que l’éducation doit être faite sur mesure. Il est très polyvalent, il est flexible et adapté à vos besoins.
La 6e édition de Fabricademy débute à la mi-septembre dans de nombreux endroits dans le monde, et offre actuellement des bourses de 50 % pour participer au programme au Icelandic Textile Research Center.
La deuxième partie de cet entretien sera publiée la semaine prochaine.