Helsinki : m/other, ou comment explorer les maternités animales, politiques, artificielles
Publié le 25 juin 2022 par Elsa Ferreira
Comment percevoir, comprendre, inventer, les maternités ? En 2019, Ida Bencke et Erich Berger débutent cette conversation. Cela donnera lieu à « m/other becomings« , un projet de deux ans en collaboration avec le Laboratory for Aesthetics and Ecology (DK), l’Association pour les Arts et la Santé Mentale (DK), Bioart Society (FI), Kultivator (SE), et Art Lab Gnesta (SE). Les 9 et 10 juin avait lieu à Helsinki un symposium pour clôturer ces conversations. Makery y était.
Une plongée dans l’intime. L’atmosphère s’y prête : une trentaine de personnes, artistes-chercheur.se.s pour la plupart, se sont retrouvées pendant deux jours dans l’école de Design d’Helsinki, où l’on se rend en traversant les lacs boisés de la capitale finlandaise. Le sujet, lui, touche les entrailles de ses participant.e.s depuis sa genèse. Ida Bencke raconte comment, alors qu’elle est enceinte, est née l’envie d’investiguer son rapport à la mère et à l’autre. « Je cherchais des représentations culturelles, littéraires, mais je ne trouvais rien. Dans les livres pour enfant, la mère est le plus souvent absente ou est un obstacle à l’aventure. » Si à l’époque la curatrice indépendante et co-fondatrice du Laboratory for Aesthetics and Ecology regrette le peu de matériel de réflexion sur les maternités, ces deux jours seront l’occasion d’un rattrapage bienvenu où l’on échange images, textes, projets, inspirations et poèmes.
Ida Bencke ouvre sa présentation avec un texte de Alexis Pauline Gumbs, The Striped Dolphin School, où l’autrice, poète et chercheuse indépendante évoque une maternité collective (dolphin school, en anglais, se traduit par un groupe de dauphin). « Comment prendre soin les uns des autres sans obligation ou devoirs imaginaires ? Comment s’élever les uns les autres, allez au fond des choses, prendre le temps. »
Corps monstrueux et animalités
On ne peut parler de maternité sans parler du corps – « la monstruosité du corps de la mère qui fuit, gonfle, s’élargit », présente Ida Bencke. Une transformation viscérale et radicale, à l’image du chimérisme fétomaternel, soit le transfert de cellules du fœtus vers la mère, qui peut les porter pendant des décennies. De leur côté, les corps des hommes qui s’occupent de leurs enfants se transforment aussi : ils voient leur taux d’hormones changer. En écho à ces mutations, Ida Bencke cite Maggie Nelson et son livre The Argonauts. « Comment une expérience aussi profondément étrange, sauvage et transformatrice peut être aussi le symbole et constituer la conformité ultime. ».
« Je suis assise par terre, courbée par dessus la table basse, un bébé de trois mois allongé sur mes cuisses, nous lit comme une réponse Chessa A. Adsit-Morris, de sa préface de l’ouvrage collaboratif Becoming Feral. Mon t-shirt est tâché d’auréoles de lait maternel, et mes cheveux tombent sans arrêt. Les hormones, je crois. (…) Devenir sauvage devient un acte incarné et performatif de résistance aux politiques de domestication. »
Au gré des présentations, l’idée du sauvage éclot. On lie nos expériences humaines à nos compagnons animaux. Les limaces hermaphrodites pour Margherita Pevere ; la mémoire épigénétique transgénérationnelle des rennes avec Emilia Tikka, le microbiome des chèvres avec Riina Hannula, la créature à hanches de femmes, à la mâchoire de chien et aux jambes de cheval, trouvaille archéologique que Signe Johannessen s’anime à faire revivre.
Vie de synthèse
A ces représentations animales, s’oppose l’approche mécanique de Ionat Zurr. En ouverture de symposium, l’artiste et chercheuse du laboratoire SymbioticA nous présente l’histoire de l’incubation artificielle. Le premier incubateur, inventé par René-Antoine Ferchault de Réaumur en 1747 et destiné à incuber les œufs de poules sans que les mères ne leur fournissent la chaleur nécessaire. Le premier incubateur commercial, développé par Charles Hearson en 1881. « L’agriculture intensive considère la nature comme un obstacle à surmonter », écrivait Jonathan Safran Foer dans son livre Eating Animals (2009). Puis, au 19ème et 20ème siècle, l’utilisation des mêmes technologies pour les humains. Sur Coney Island, des bébés prématurés sont présentés à la vue de tous, comme dans un freak show. « Incubateurs pour bébé à vendre pour hôpital et parcs d’amusement », vantait alors une publicité de l’époque.
Ionat Zurr décrit Mycoplasma laboratorium, une bactérie de synthèse ou « vie artificielle », mise au point en 2010 par le chercheur Craig Venter et le prix Nobel de médecine Hamilton Smith. « J’ai créé la vie à partir de rien et sa mère est un ordinateur », aurait déclaré Craig Venter face à sa prouesse scientifique. On se rappelle aussi de Dolly, née en 1996 et premier mammifère cloné de l’histoire, désormais exposée dans la section technologie et innovation au Musée National d’Écosse, à Édimbourg. En 2015, un appareil est mis au point pour agir comme un utérus artificiel en utilisant du placenta artificiel pour fournir les gaz et nutriments nécessaires à un fœtus submergé dans du liquide amniotique.
De son côté, Lyndsey Walsh explore le regard médical sur son corps et l’origine génétique de potentielles maladies. Dans son texte Young and Healthy and Waiting to Get Cancer (Jeune, en bonne santé et en attente d’avoir le cancer, Ndlr) publié en 2020, iel partage les difficultés de vivre avec le diagnostique d’une mutation du gène BRCA1 pouvant causer le cancer du sein. Dans Self-Care, iel continue d’explorer cette thématique et créé un chest binder (bande de compression), capable d’accueillir et de maintenir en vie une lignée cellulaire cancéreuse BRCA1.
Semi-vie : « vie et mort ne sont pas contraires »
Qu’est-ce que la vie ? On découvre la notion de « semi-vie », née de la « pauvreté du langage pour parler de la vie, relate Ionat Zurr. En anglais, il y a deux ou trois mots pour décrire un concept si complexe. Par comparaison, il y a probablement une cinquantaine de mots pour parler d’excréments. » Elle raconte ainsi comment, il y a environ trente ans, elle a reçu des lapins morts avec pour mission de prélever des cellules et les faire proliférer. Elle se rend alors compte que « vie et mort ne sont pas contraires. À partir d’un animal mort, on allait faire quelque chose qui, d’une certaine façon, serait vivant. »
Peut-être est-ce à cela que pensait Pekko Vasantola, artiste visuel finlandais, lorsqu’il a mis au point sa série de biosculptures An attempt to keep my friends alive (Une tentative de garder mes amis vivants). L’artiste a récolté des cellules de ses amis, les a cultivées en laboratoire et les a intégrées dans un tissu artificiel – gardé vivant et en évolution tout au long de l’exposition « m/other becomings instalment II », proposée en marge du symposium par la Bioart Society. Un tuto How to grow pieces of your friends ? (Comment faire pousser des morceaux de vos amis) détaille le processus à qui voudrait s’essayer…
De con côté, Margherita Pevere, bioartiste et chercheuse, propose une méditation sur la contraception hormonale. « Un grand pas pour le contrôle des grossesses mais aussi controversé : pourquoi est-ce aux femmes de la payer, pourquoi la charge de la grossesse repose-t-elle toujours sur elles ? ». Elle expose les considérations politiques de la pilule – « sur quels corps ont été faites les recherches médicales, à qui la pilule est-elle accessible ? » – mais aussi les dommages environnementaux causés par les hormones ingérées – par les humains, mais plus encore par les animaux de batterie que l’on supplémente d’hormones « pour qu’ils tombent enceints encore et encore ».
La politique du corps : décoloniser la maternité
Sans doute faut-il apporter une précision importante. La maternité explorée durant deux ans se rapporte à la mère non pas en tant que femme mais en tant que rôle, valeurs et approche. Une notion non genrée, s’accordent les artistes-chercheur.se.s, mais éminemment politique.
Ainsi la philosophe Tiia Sudenkaarne s’interroge dans une présentation fleuve sur les enjeux majeurs de la maternité et de la bioéthique, dans une perspective queer et féministe. Elle examine les droits à la reproduction et les questions de transplantation d’utérus – en 2014, le premier humain est né d’une mère qui avait reçu une transplantation d’utérus -, la contradiction entre l’impératif de la préservation de la vie et du droit à l’avortement. Elle questionne le rôle de la mère porteuse et du transfert de la charge. « Qui sont-elles ? Font-elles toujours ceci pour l’argent ou bien y’a t’il une démarche de contribution aux droits reproductifs ? », interroge une personne de l’assistance.
« La maternité est une contrée inconnue », clame Lesley-Ann Brown, dans un récit engagé sur la maternité sous le prisme de la décolonisation. L’autrice de Decolonial Daughter, letter from a Black Woman to my European Son, raconte la difficulté d’accès aux soins en tant qu’immigrée au Danemark, son accouchement difficile. « J’aurais dû savoir de ne pas donner naissance au Danemark », répète-t-elle, en évoquant les risques accrus de mortalité infantile dans les populations noires d’Europe – résonance direct au travail de Ida Bencke et Nazila Kivi et leurs ateliers d’écriture pour mères issues de minorités -, avant de dénoncer « le fondamentalisme euro-centriste ». Elle raconte le chemin des jeunes hommes demandeurs d’asiles, souvent choisis par leurs familles pour venir en Europe car considérés comme les plus à même à survivre, et la mort et la disparition de ces jeunes dans nos pays. En écho, Ida Bencke dénonce la politique nataliste du Danemark alors même que le pays a une politique farouchement anti-immigration. « Il est devenu extrêmement clair quels genres de corps étaient souhaités pour le futur. »
« Y-a-t’il une façon de se galvaniser autour de l’idée de la maternité, des valeurs qu’on y attache ? », interroge Lesley-Ann Brown. « On ne veut pas inventer la maternité comme une pratique sociale, puisque cela existe déjà, enjoint quant à elle Ida Bencke. Nous voulons prendre en compte les maternités marginalisées. » Et rendre possible leurs représentations.
Voici quelques recommandations de lecture (en anglais) glanées pendant le symposium.
– The Great Cosmic Mother, par Monica Sjöö et Barbara Mor ;
– Revolutionary Mothering: Love on the Front Lines, par Alexis Pauline Gumbs ;
– Nightbitch, par Rachel Yoder.
En savoir plus sur « m/other becomings »
Le consortium ART4MED est coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl), et co-financé par le Programme Creative Europe de l’Union Européenne.