Crypto Commons, ou le véritable mouvement crypto
Publié le 30 avril 2022 par Denis "Jaromil" Roio
« Des communs aux NFT » est une série d’écriture (élargie) initiée par Shu Lea Cheang (Kingdom Of Piracy), Felix Stalder (World-Information.Org) et Ewen Chardronnet (Makery). En réaction à la bulle spéculative des NFT, la série ramène la notion de biens communs du tournant du millénaire pour réfléchir et intervenir dans la transformation de l’imaginaire collectif et de ses futurs divergents. Chaque dernier jour du mois Makery publie une nouvelle contribution à cette « chaîne d’essais ». Quatrième texte de Denis ‘Jaromil’ Roio.
“Les forces les plus puissantes, celles qui nous intéressent le plus, ne sont pas dans un rapport spéculaire et négatif à la modernité, au contraire elles se déplacent sur des trajectoires transversales. Sur cette base, nous ne devons pas conclure qu’elles s’opposent à tout ce qui est moderne et rationnel, mais qu’elles sont engagées dans la création de nouvelles formes de rationalité et de nouvelles formes de libération.”
– Negri et Hardt, 2010, « Commonwealth »
Depuis que Bitcoin a brisé le tabou de l’argent il y a environ 10 ans, beaucoup de choses se sont passées dans l’espace cryptographique. Dans ce bref essai, je vais explorer certains dispositifs et promesses techno-politiques qui sont mis en scène aujourd’hui. Je tire mes idées et mes intuitions d’un engagement précoce dans la sous-culture underground cypherpunk. Dans ce contexte, j’ai écrit et conseillé le développement du code du noyau de Bitcoin, j’ai presque accidentellement écrit ce qui est devenu le Manifeste Bitcoin et j’ai publié les premiers forks du code de Bitcoin. Ce n’est qu’au début du succès de Bitcoin que quelques-uns d’entre nous ont prédit l’apparition prochaine des « alt-coins » : J’étais alors parmi les premières personnes à utiliser le terme « blockchain » pour désigner la pile technique qui a permis la croissance du réseau décentralisé de Bitcoin à l’échelle planétaire, et j’ai envisagé son évolution dans des cas d’utilisation non financière, dans les domaines de l’énergie, de l’art et de la notarisation.
Plutôt que faire un récit historique, je vais ici partager des idées sur l’avenir de ce qui est communément appelé « crypto », dont la hype pourrait être à son pic de surréalité en 2022 avec le marché des jetons non fongibles (NFT) adossés aux objets de collection numériques.
J’exposerai également un aspect positif de l’éthique d’un mouvement mondial dont l’idéologie aura une grande influence sur l’avenir de la technologie : à travers ce document, je démontrerai que le véritable mouvement crypto n’est pas un salon de sociopathes à Las Vegas, mais une itération contemporaine du mouvement des biens communs à l’ère de la crypto.
J’exposerai les polémiques sur l’exploitation hyper-financière de la valeur d’échange des actifs virtuels, et je montrerai qu’elle est sous-tendue par une technologie qui a toujours une valeur d’usage pour le mouvement de résistance contre la corruption globale des gouvernements et des méga-corporations.
De la rébellion clandestine à la monnaie mondiale
La naissance du « mouvement crypto » s’inscrit dans un épisode éclatant d’injustice financière : le blocage de Wikileaks. Voici une citation de la communication historique publiée sur leur site internet :
Depuis le 7 décembre 2010, un blocus financier arbitraire et illégal a été imposé par Bank of America, VISA, MasterCard, PayPal et Western Union. Cette attaque a détruit 95% de nos revenus. […] Le blocus est en dehors de tout processus public et responsable. Il est sans surveillance démocratique ni transparence. Le gouvernement américain lui-même a estimé qu’il n’y avait aucune raison légale de faire subir un blocus financier à WikiLeaks. […] Le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme a ouvertement critiqué le blocus financier contre WikiLeaks. […] Le blocus érige un mur entre nous et nos partisans, les empêchant de s’affilier et de défendre la cause de leur choix. Il viole les lois sur la concurrence et les pratiques commerciales de nombreux États. Il sélectionne arbitrairement une organisation qui n’a commis aucun acte illégal dans aucun pays et la prive de sa source de financement dans tous les pays. […] Aux États-Unis, nos publications sont protégées par le premier amendement, comme l’ont démontré à plusieurs reprises un grand nombre d’experts juridiques respectés de la Constitution américaine. En janvier 2011, le secrétaire américain au Trésor, Timothy C. Geithner, a annoncé qu’il n’y avait aucun motif de mettre WikiLeaks sur liste noire. Il n’existe aucun jugement, ni même aucune accusation, contre WikiLeaks ou son personnel, où que ce soit dans le monde.
Le blocus était une réaction immédiate à la « libération des cablegates », où une énorme quantité de documents diplomatiques américains classifiés avait été publiée par Wikileaks. Cet épisode n’a pas plu à de nombreuses personnes puissantes aux États-Unis (on peut dire que Wikileaks a frappé le complexe militaro-industriel de ce pays à bien des égards). Cependant, l’organisation Wikileaks a reçu beaucoup de soutien du monde entier, notamment sous la forme de dons en argent. Alors que la vague médiatique des cablegates se répercutait sur les écrans du monde entier, les monopoles internationaux de transaction comme Maestro et Visa ont empêché Wikileaks de recevoir des dons, sans mandat légal, ni décision de justice. Wikileaks a également vu ses domaines Internet enregistrés masqués, à l’exception de celui enregistré en Suisse.
Ce fut un épisode de rupture (καιρός) pour la croissance du Bitcoin : plusieurs hackers l’ont adopté dès cette époque. La croissance du Bitcoin a commencé comme on peut le voir sur la figure ci-dessus, cinq mois seulement avant que le premier article de Forbes ne popularise ce projet sur la scène de la finance grand public.
Aujourd’hui, nous pouvons voir comment les intérêts motivés par le profit fragmentent ce mouvement : un segment est consacré à la fraude et à la spéculation, un segment est consacré à la politique transformatrice et un autre est consacré à l’avancement des objectifs à long terme du capital financier. Ce dernier y a gagné une poussée considérable au cours de la dernière décennie, car un nombre croissant d’investissements du capital financier sont orchestrés en utilisant les crypto-monnaies comme actifs capitalistes mondiaux. Il n’y a rien de rebelle dans la façon dont le monde financier exploite cette technologie et, ce faisant, l’histoire est soigneusement réécrite suivant des postures qui ne rappellent aucun des événements réels qui ont conduit au succès du Bitcoin. Par le biais d’un flux sans fin de salons professionnels, l’industrie financière simule son leadership en ostracisant la personnalité publique de Julian Assange qui a dirigé le projet Wikileaks.
Le dispositif technique du mouvement des communs crypto est mis au service des forces qu’il voulait détruire. Dans l’espace grand public et axé sur le marketing, nous pouvons observer par exemple l’opération « Tesla Token » présente à travers les publicités sur les réseaux sociaux : une simple vente d’investissements crypto à haut risque spéculatif, similaire à ce qui se passe déjà à Wall Street. Ce n’est que la partie émergée d’un iceberg, alors que d’autres méga-corporations GAMAM (Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft, ndlr) poussent pour défier les réglementations et créer des jetons de crypto-investissement, dont la caractéristique principale est justement de faciliter le déploiement de capitaux pour la spéculation financière mondiale.
Ce qui s’est passé cependant, c’est que le mouvement des communs crypto est né dans la clandestinité et a pu partager ses fondements éthiques avec une vaste masse de personnes dans le monde entier : le mouvement Crypto Commons (Voir les sites https://cryptocommons.cc et https://www.crypto-commons.org. Nous utiliserons crypto-communs à partir d’ici, ndlr).
Désintermédiation et idéologie du P2P
“L’un des principaux problèmes de l’anarchisme en tant que système social concerne les coûts de transaction. Mais la révolution numérique modifie deux aspects de l’économie politique qui sont restés invariables tout au long de l’histoire humaine. Tous les logiciels ont un coût marginal nul dans le monde du Net, tandis que les coûts de la coordination sociale ont été réduits au point de permettre la formation et la dissolution rapides de groupements sociaux à grande échelle et très diversifiés, sans aucune limitation géographique.”
– Eben Moglen, 1999
Il y a dix ans encore, on pensait que la désintermédiation serait favorisée par l’adoption du « World Wide Web » et de la technologie Internet. Aujourd’hui, une stratégie actualisée de ce mouvement est fournie par l’adoption de la cryptographie.
L’un des objectifs centraux de nombreux développeurs de logiciels libres et d’activistes est celui d’éliminer les intermédiaires en suivant les modèles d’architecture des réseaux pair-à-pair. Ce phénomène est qualifié de « disintermédiation » dans plusieurs récits économiques et politiques anticipant ce type de transformation dans les sociétés. La plupart des communications se font aujourd’hui sous forme numérique, tandis que l’infrastructure nécessaire est omniprésente et de plus en plus générique, capable de connecter les gens entre eux. Le fait que la plupart des interactions privées soient intermédiées par des fournisseurs de plateformes est considéré comme un coût inutile en termes d’efficacité et de responsabilité. En outre, lorsque les intermédiaires opèrent en suivant des règles cachées (algorithmes) comme dans une « société boîte noire« , il existe une relation injuste entre les participants et la gouvernance à laquelle ils se soumettent, souvent cachée derrière des secrets commerciaux et des « accords d’utilisation » forcés.
Cependant, à mesure que le progrès augmentait la complexité de la technologie, la pratique de l’intermédiation est devenue nécessaire pour y faire face. Le potentiel de pair-à-pair offert par l’adoption omniprésente de dispositifs d’information personnels est mis en échec par la complexité technique croissante, mettant les gens en difficulté, à moins que la sophistication croissante de leurs besoins ne soit servie par un oligopole mondial de plateformes. Une ou plusieurs couches d’applications ont été construites de cette manière, suivant un modèle de « startup economy » de fourniture de services au prix de l’argent et des informations privées.
À l’échelle actuelle, cette situation pourrait bien être irréversible. Ce que le mouvement des crypto-communs peut faire aujourd’hui est d’adopter la cryptographie pour fournir aux pairs communicants une couche autonome de confidentialité au-dessus des couches centralisées et peut-être même indépendante des transporteurs.
L’application de la cryptographie de bout en bout a été adoptée à grande échelle au-dessus d’une infrastructure centralisée et de plateformes d’application de type « privacy-by-design » pour fournir des services massivement utilisés et même à mission critique comme WhatsApp ou Signal. Il s’agit d’un moyen d’encoder ou d’encapsuler les informations de manière à ce que les messageries ne puissent jamais y accéder, mais seulement les transmettre. Cela permet également de réduire la responsabilité des messageries, en rendant leur rôle « neutre » par rapport au contenu délivré.
Mais la volonté industrielle de faire du profit en commercialisant l’attention des gens conduit à des configurations de la communication en ligne très différentes les unes des autres, où des stratégies publicitaires sont adoptées par les fournisseurs de plateformes en même temps que des techniques de « ciblage du contenu » alimentées par la connaissance d’informations privées (données personnelles). Jusqu’à présent, les interventions réglementaires ont chargé les fournisseurs de plateformes de responsabilités supplémentaires, par exemple en imposant la modération du contenu, plutôt que de désintermédier leur rôle et de neutraliser leur accès au contenu.
La désintermédiation n’est plus qu’un défi naïf pour le mouvement des crypto-communs aujourd’hui : un concept aussi idéaliste doit être adapté avec soin pour remodeler le fonctionnement des plateformes de communication en prenant en compte différents modèles de propriété et de responsabilité sur différentes couches de l’infrastructure. Vue sous cet angle, une « plateforme blockchain », également appelée technologie de registre distribué (DLT), est une infrastructure qui se veut neutre par rapport à son contenu, et qui fournit un stockage immuable et un calcul distribué vérifiable par tous les pairs participants.
Organisation autonome distribuée
« L’ingénierie des jetons et les DAO sont en train de briser la structure de base de l’ancien monde. L’ancien monde est corporatif, hiérarchique et rigide. Ce nouveau monde est riche, intense et créatif. »
– Dark Finance Manifesto
L’organisation autonome distribuée (Distributed Autonomous Organization, DAO) a été envisagée dès le début du mouvement des crypto-communs comme un dispositif de gouvernance au service d’un groupe décentralisé et pseudonyme d’actionnaires. L’organisation est considérée comme autonome en raison de son indépendance totale vis-à-vis d’une infrastructure centralisée : l’accès aux processus décisionnels est scellé et accordé uniquement aux participants légitimes au moyen de la cryptographie (et non par une convention imposée par une plateforme) et peut être hébergé par une plateforme blockchain (DLT).
En pratique, une DAO est comme une plateforme de crowdfunding qui permet aux investisseurs de participer à la gouvernance des fonds.
Le concept de DAO suppose que l’accès à une DLT est disponible pour tous les actionnaires afin de permettre aux membres de voter sur des décisions et des transactions collectives de manière distribuée et asynchrone. Les votes peuvent avoir lieu pendant certaines périodes et des règles de gouvernance plus sophistiquées peuvent être adoptées, par exemple que chaque votant puisse exercer un poids proportionnel à son investissement ou à son engagement dans le projet, qui peut être mesuré de diverses manières et pas seulement au moyen d’une participation financière : de l’utilisation d’une simple banque de temps à l’adoption de différents systèmes de réputation et de délégation jusqu’à des modèles de gouvernance plus sophistiqués comme « Conviction Voting« .
Observons une trace visible de l’éthos historique du mouvement des crypto-communs : ce n’est pas une coïncidence si la DAO la plus riche existant à ce jour est la « DAO Assange« , une initiative promue en coordination avec la famille de Julian et la fondation Wau Holland pour lever des fonds pour la défense juridique de Julian Assange.
Décrire la dynamique de gouvernance de cette DAO particulière dépasse le cadre de cet essai et sa FAQ doit être considérée comme la source ultime d’informations sur le sujet. En bref, la mission de la DAO Assange était de collecter des fonds pour les frais de justice d’Assange et elle prévoyait de le faire en « pompant » le prix d’une « vente de bénéfices NFT » en finançant par le crowdfunding l’offre la plus élevée de l’enchère. La DAO a accepté l’ETH comme crypto-monnaie par l’intermédiaire d’un service de séquestre tiers (Juicebox, construit sur Ethereum et régi par une organisation centralisée) qui a accordé aux donateurs une garantie de bonne conduite et de fiabilité technique des smart contracts de la DAO. En guise de remerciement, les donateurs ont reçu une monnaie fraîchement frappée ($JUSTICE) créée uniquement à cette occasion et d’un montant fixe proportionnel aux fonds de la DAO. Ceux qui détenaient du $JUSTICE ont ensuite été invités à interagir via un forum en ligne et des canaux de chat textuels et vocaux hébergés sur Discord pour décider de la gouvernance du jeton et de certains fonds restants qui le soutenaient en tant que réservés ; cette gouvernance était facilitée par un conseil d’administration qui comprenait certains des promoteurs de la DAO et de nouveaux membres élus de la communauté ; il s’agissait également de réunions très fréquentées, peut-être même au-delà de ce que le conseil d’administration ou la conception technique de la plateforme pouvait réellement faciliter.
Ce qu’il est intéressant de noter comme résultat de cette DAO et d’autres grandes DAO, c’est que la technologie en soi (qu’elle soit complètement ou partiellement décentralisée) n’a pas apporté de solution aux nombreux défis posés par les modèles de gouvernance étendus et distribués.
La plupart des plateformes DAO recourent aujourd’hui à l’adoption de plateformes semi-centralisées et de séquestres qui assurent la garde de leurs actifs et aident à surmonter la complexité croissante des configurations cryptographiques nécessaires. Les caractéristiques de gouvernance des DAO sont définies par des collections complexes de « smart-contracts » écrits dans des langages de programmation qui ne sont compris que par une élite technique. Le canal de communication le plus adopté dans les DAO est une plateforme propriétaire et centralisée appelée « Discord », initialement populaire parmi les communautés de joueurs et, au détriment des aspirations pair-à-pair du mouvement des crypto-communs, elle héberge la plupart des débats et des processus de communication humaine qui sont fondamentaux pour la formulation des décisions votées.
Il est important pour le mouvement des crypto-communs de franchir une étape de désillusion et de tirer les leçons des erreurs actuelles. Le modèle DAO appelle à davantage de recherche et de développement dans la direction de la gouvernementalité pour les grands réseaux distribués qui sont culturellement mixtes et multilingues, car les modèles de réseaux sociaux existants ne sont pas très performants lorsqu’il s’agit de faciliter la prise de décision par des participants volontaires et sont loin de fournir un dispositif qui aide les participants à résoudre ce défi à l’échelle.
Ce qui se cache derrière un smart contract
« Intelligent » est un euphémisme pour magique / enchanté / maudit (malheureusement, cela signifie généralement maudit). »
– Caleb James DeLisle
L’ambiguïté du concept « intelligent » est due à son abus sémantique dans une quantité infinie de techno-hypothèses. Il arrive alors souvent que quelqu’un pose une question logique : que signifie vraiment « intelligent » ?
Examinons la définition de « contrat intelligent » adoptée par les technologies blockchain courantes. La caractéristique « intelligente » n’a pas grand-chose à voir avec le langage utilisé : il ne s’agit pas d’intuitivité ou d’extension des capacités d’exécution. Une supposition éclairée pourrait conduire à penser que le terme « intelligent » fait référence à la capacité d’un contrat à envisager différentes conditions et à s’y adapter, ou peut-être à la proximité du langage du contrat avec la syntaxe du langage humain. Il semble plutôt que l’euphémisme « intelligent » soit mal utilisé car il ne signifie pas des caractéristiques telles que l’esprit, l’intuitivité, l’adaptabilité ou la facilité d’accès.
Pour distinguer cette technologie suffisamment avancée de la magie, je vais formuler une définition de ce que l’on entend principalement par « contrat intelligent » : il s’agit d’un bytecode qui peut s’exécuter de manière déterministe sur un réseau de calcul décentralisé résistant aux instructions malveillantes et dont les résultats d’exécution sont vérifiables par le biais de la reproductibilité et du consensus entre pairs.
Je vais expliquer brièvement mon utilisation des termes de la phrase précédente en précisant leur sens.
Déterminisme : des valeurs aléatoires inconnues ne sont jamais mélangées au cours du processus de calcul, de sorte que, compte tenu des mêmes entrées de données, on peut toujours obtenir exactement les mêmes sorties dans n’importe quelle condition d’exécution sur n’importe quelle architecture de machine. Cela signifie également que l’exécution est un processus « duplicable » (qui pourrait également être défini comme reproductible ou réversible) et peut être vérifié.
Décentralisé : aucun point central d’exécution n’est défini, de sorte que toute machine exécutant le code aura le même niveau d’autorité que n’importe quelle autre lorsqu’elle énoncera les résultats de l’exécution. Les algorithmes de consensus pondèrent les résultats par des calculs déterministes et finissent par surmonter les divergences et exclure les valeurs aberrantes.
Code malveillant : aucune intention déclarée d’exécution n’est imposée au code, il peut même viser à consommer les ressources de tout un réseau de machines. Tout code doit être exécuté : c’est aux machines de se défendre contre les intentions malveillantes en limitant les conditions d’exécution du code, par exemple une limite en cycles de calcul.
Imaginons cette conception comme une petite série de formes et de fonctions.
Execution / Fonction | Infrastructure / Forme |
---|---|
Décentralisée | Machine (virtuelle) |
Résistante au code malveillant | Exécution limitée |
Déterministe | Reproductible |
Cette configuration a des implications économiques et politiques importantes, principalement la séparation entre l’infrastructure (moyens de production) et l’application (logique exécutée) par le biais de la virtualisation et de la portabilité. En termes marxiens, la propriété de l’infrastructure nécessaire à l’exécution du « travail » est la condition qui rend possible l’extraction de la plus-value des travailleurs. Maintenant, cette relation entre propriété et pouvoir est – au moins théoriquement – transformée par le fait que l’exécution est rendue complètement interopérable à travers une variété d’infrastructures. On peut dire que cela n’est vrai que lorsque les besoins en calcul de cette infrastructure sont faibles : le minage du Bitcoin est un bon exemple de la façon dont l’augmentation des besoins en infrastructure conduit à la centralisation et est liée à la propriété des chaînes de production externes, par exemple la fabrication de matériel informatique.
L’innovation qui se cache derrière le terme « contrat intelligent » est axée sur le langage de contrat et la machine virtuelle en tant que blocs de construction permettant de faire évoluer les infrastructures de la plateforme à grande échelle, tout en donnant accès à des calculs cryptographiques avancés qui scellent les contenus de manière programmable.
À la lumière de ce qui précède, la lenteur avec laquelle le grand public s’empare des possibilités offertes par les crypto-monnaies devrait devenir évidente. Les jetons non fongibles (NFT) ont pris d’assaut le monde de l’art en mettant en œuvre une notion artificielle de propriété empruntée aux contrats cryptographiques à simple notarisation.
Débattre des NFTs n’est pas vraiment intéressant pour le mouvement des crypto-communs ; peut-être qu’un tel débat suggérera une réflexion critique sur le monde de l’art comme marché pour le blanchiment d’argent ; ou sur le pouvoir de l’industrie du divertissement à synthétiser les marchandises numériques tout en abaissant leurs coûts marginaux de production. Je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant de voir d’autres innovations cryptographiques de base toucher les marchés grand public et les verticales industrielles : l’imagination collective semble engourdie par les road-shows de l’industrie financière, et le phénomène NFT a introduit sa sociopathie dans le monde de l’art avec pour seul mérite de débloquer l’accès à quelques artistes inconnus.
Web3 et le défi du développement
“Zencode est un projet inspiré par le discours sur les données communes et la souveraineté technologique. L’objectif établi est celui d’améliorer la prise de conscience des gens sur la façon dont leurs données sont traitées par les algorithmes, ainsi que de faciliter le travail des développeurs pour créer des applications qui suivent les principes de privacy by design.”
– Zencode Whitepaper
Jusqu’à présent, j’ai défini le contexte socio-politique et certains défis et caractéristiques clés définissant les objectifs du mouvement des crypto-communs. Je vais maintenant donner une définition de la plateforme dite « web3 » en assemblant les pièces du puzzle.
Je laisse explicitement de côté la digression sur une définition étymologique du terme « web3 », menée par des interprétations de la manière dont les décennies d’Internet peuvent être associées à différentes versions du « web ».
La signification réelle de la marque marketing « web3 » pour l’architecture logicielle est évidente pour tous ceux qui connaissent le fonctionnement des DLT : il s’agit d’une infrastructure décentralisée pour le calcul distribué qui est entièrement hébergée par les pairs participants et qui évolue sans friction.
Les composants essentiels d’une blockchain/DLT dans l’acception « web3 » sont au nombre de quatre :
1. La couche réseau de pair à pair
2. L’algorithme de consensus
3. La machine virtuelle
4. Le registre immuable
Ensuite, il y a deux composants optionnels, principalement liés à la persistance de l’état :
5. (en option) un système de fichiers distribué de pair à pair.
6. (en option) la notarisation d’oracle pour les bases de données existantes.
Au-dessus de cette infrastructure, des scripts de « contrats intelligents » sont exécutés pour exécuter des fonctions assez simples, les blocs de construction les plus courants (primitifs) sont les suivants :
– Authentification : signature (simple ou multiple) et vérification.
– Accès : listes de contrôle d’accès et propriété
– Gouvernance : vote et verrouillage temporel
– Cross-chain : échange atomique et communication multicouche de la blockchain
– Finances : transactions de jetons, acquisition, paiement fractionné, prêt/chargement, redevances, etc. etc.
Ce que l’on appelle le « web3 » constitue une nouvelle condition pour la création et l’exécution d’applications : il sépare les responsabilités de la plateforme de ce qui est exécuté sur elle, lui permettant d’augmenter sa capacité de calcul en accueillant des pairs inconnus et non fiables pour effectuer ses exécutions. S’alignant sur la dimension financiarisée des crypto-plateformes, les pairs sont motivés par des « frais de transaction » qui leur sont versés en échange de leurs cycles de calcul.
Mais tout cela a un coût : celui d’un développement très difficile en raison de la couche de complexité cryptographique qu’il faut ajouter sur ce qui serait des scripts normaux. Pour le développeur occasionnel ayant des notions de base en cryptographie, cela devient de plus en plus difficile avec l’avènement de techniques cryptographiques avancées pour la preuve à connaissance zéro et le calcul multipartite. La véritable course aux armements dans le développement des DLT ne peut pas être mesurée uniquement de manière quantitative avec la « vitesse des transactions » : l’expérience des développeurs et la facilitation doivent être prises en compte, une fois encore le rôle de l’homme est crucial. L’essor des applications web3 met en évidence le rôle de la machine virtuelle et pondère la complexité des langages qui rendent possible le calcul distribué.
Par exemple, pour préserver la vie privée des participants ou la confidentialité d’un vote, il ne suffit pas d’incrémenter un compteur ou de faire correspondre des identifiants dans une base de données, mais il faut effectuer des calculs distribués et entièrement déterministes dans une « dimension cryptographique » et les appliquer :
– un cryptage homomorphique pour cacher l’état d’un vote jusqu’à son décompte
– preuve à connaissance zéro pour cacher l’identité des électeurs tout en les authentifiant
– homologie simpliciale pour n’accorder qu’un seul vote à chaque électeur
– le hachage rapide de la table arc-en-ciel pour comptabiliser le résultat d’un vote.
Tout entrepreneur du secteur des TIC sait aujourd’hui qu’il est plus difficile de trouver des développeurs expérimentés que des clients : même avec l’offre sans cesse croissante en matière d’enseignement technique, il est difficile d’imaginer que l’industrie des grandes technologies puisse rattraper l’augmentation de la complexité technique.
La limite actuelle du web3 est à double tranchant : la simplicité des applications qui peuvent être développées et la complexité qualitativement plus élevée du développement. C’est cette limite, ainsi que le marché des jetons de calcul qui fait l’objet d’un battage publicitaire, qui maintient les coûts à un niveau assez élevé, du moins aujourd’hui.
Vivre la vida crypto
Ce que j’ai écrit jusqu’à présent devrait montrer clairement qu’en vertu des modèles de conception des crypto-monnaies, l’intégrité d’une application et de ses résultats peut être complètement séparée de l’infrastructure blockchain/DLT qui les exécute, tandis que tous les participants peuvent être rassurés quant à l’exactitude des entrées, des processus et des sorties.
Opérer en crypto ne signifie pas « liberté », pardonnez-moi si je freine l’enthousiasme de quelqu’un ici, mais un changement vers un nouveau modèle de confiance dans l’informatique prouvable qui dématérialise l’infrastructure en code. La qualité du code devient plus importante que celle de l’infrastructure et, du point de vue du travail, les rôles de développeur gagnent en importance par rapport à ceux d’administrateur système.
Tout bien considéré, je pense que la « liberté » de cette technologie signifie la possibilité d’abstraire la machine virtuelle qui exécute les calculs et de la faire migrer facilement vers de multiples infrastructures DLT, en brisant les silos que l’industrie reproduit déjà activement à partir de ses configurations précédentes en sautant dans le train de la cryptographie.
L’avantage de la cryptographie ne réside pas dans la vitesse ou l’efficacité, mais dans une nouvelle condition d’interdépendance, de confiance et de responsabilité entre l’infrastructure et les applications, généralement moins risquée et plus évolutive. Est-ce là le « futur du web » ?
Je ne dirais pas que oui, mais c’est une nouvelle opportunité qui s’avère pratique et qui mérite d’être développée pour les cas d’utilisation où la confiance ne peut pas être facilement établie entre pairs désireux d’unir leurs forces pour fournir une infrastructure évolutive. Par exemple, dans le domaine de la logistique, pour le suivi des marchandises à travers des processus gérés par différentes entreprises, pour les passeports numériques de produits pour le suivi et la traçabilité des composants à travers des graphes complexes de réutilisation dans des scénarios d’économie circulaire, pour l’immuabilité, l’horodatage et l’auditabilité des garanties nucléaires, car les valeurs données par les dosimètres portés par les inspecteurs des centrales électriques peuvent différer de celles portées par les travailleurs sur le site.
La propriété collective des infrastructures de base et la responsabilité réduite qu’offre leur abstraction des applications représentent une opportunité politique pour le coopérativisme de plateforme, mais les fonctionnalités qu’une telle configuration peut offrir sont loin d’être suffisamment avancées et efficaces pour calculer des applications sophistiquées comme le sont aujourd’hui Uber, Airbnb ou Deliveroo.
D’un autre côté, une telle architecture de plateforme rend difficile de pointer du doigt les responsabilités en cas de besoin, et les services illégaux ne peuvent pas être empêchés de fonctionner : la revendication de la « Finance décentralisée » (DeFi) est précisément de gérer des échanges financiers qui sont complètement décentralisés et dont les opérations ne peuvent pas être arrêtées.
Quoi qu’il en soit, l’avenir du mouvement des crypto-communs ne se limite pas aux applications financières : ce ne sont que les premiers cas d’utilisation qui émergeront d’un éventail plus large de possibilités futures de développement de services décentralisés. Comme ce fut le cas avec le Bitcoin, les premiers à agir viennent toujours de la périphérie des cadres juridiques, ce qui pourrait bientôt inciter les régulateurs à prendre une décision dangereuse que je déconseille : identifier les responsabilités dans l’acte de développer un logiciel plutôt que de l’exécuter et de le faire fonctionner comme un service.
Déchaîne mes blocs
« Lunarpunk ressemble plus à une forêt. Une couverture dense de cryptage protège les tribus et offre un sanctuaire aux persécutés. Les bosquets boisés fournissent une ligne de défense cruciale. Les paysages lunaires sont sombres. Ils sont aussi grouillants de vie. »
– eGirl capital
Dans un certain avenir dystopique, le terme « piratage de logiciels » pourrait acquérir une toute nouvelle signification et il appartiendra au mouvement des crypto-communs de défendre la liberté des développeurs de systèmes décentralisés comme Satoshi Nakamoto, le créateur du Bitcoin, qui a judicieusement choisi de se cacher et de dissimuler sa véritable identité à la suite de sa célèbre dernière phrase :
“WikiLeaks a donné un coup de pied dans le nid de frelons, et l’essaim se dirige vers nous.”
– Satoshi Nakamoto, 11 Décembre 2010
Si une guerre de censure est déclenchée contre les développeurs, une toute nouvelle sorte de licences logicielles « lunaires » pourrait être nécessaire, ou peut-être aucune licence du tout : juste des logiciels du domaine public maintenus par des collectifs de développeurs anonymes.
Mais ce scénario négatif n’est pas le seul qui devrait nous intéresser. L’expression « infrastructure as code », populaire parmi les rôles « devops » de l’industrie technologique, laisse entrevoir l’importance croissante de la créativité linguistique par rapport au rôle classique de l’administration système pour faire fonctionner l’infrastructure de la plate-forme.
Je crois que le mouvement des crypto-communs a une mission claire : façonner et défendre l’évolution techno-politique des plateformes informatiques en dehors des logiques de propriété. Les nouvelles conditions de propriété collective anonyme des architectures d’information décentralisées nous obligent à comprendre un nouveau sens éthique de la démocratie informatique.
L’accessibilité inconditionnelle et la gouvernementalité des langages de programmation seront d’une importance croissante, plus encore que les pratiques libres et open source ne le sont déjà aujourd’hui pour le mouvement des crypto-communs.
“[…] le défi particulier que représente la virtualisation d’un nombre croissant d’activités économiques non seulement pour l’appareil réglementaire étatique existant, mais aussi pour les institutions du secteur privé qui dépendent de plus en plus des nouvelles technologies. Poussée à l’extrême, cette situation peut être le signe d’une crise du contrôle en gestation, pour laquelle nous manquons de vocabulaire analytique.”
– Saskia Sassen, 1996
Le « vocabulaire analytique » devrait servir à faire comprendre aux humains comment les machines fonctionnent dans des configurations de plus en plus complexes. Mais malheureusement, la plupart des efforts de l’industrie et de la recherche publique sont poussés dans la direction opposée : celle de faire comprendre les humains par les machines dans un flux sans fin de technologies d' »intelligence artificielle » dont la subsistance est basée sur l’asservissement du travail humain pour alimenter l’apprentissage des machines.
En conclusion, je voudrais partager quelques façons dont je vois que le mouvement des crypto-communs peut aller au-delà de la simple application des jeux financiers ou des attributions de propriété numérique.
L’idéal du mouvement des crypto-communs sera de faire comprendre les machines aux humains : envisager de nouveaux modèles de confiance dans la cybernétique et combattre la suprématie de la gouvernance centralisée en boîte noire. Le défi du mouvement des crypto-communs est de créer les conditions déterministes d’un calcul reproductible, d’implémenter des algorithmes dont le mode de fonctionnement peut être prouvé scientifiquement, communiqué avec simplicité et débattu démocratiquement. Algorithmes de dissidence.
Après plus d’une décennie d’études dans ce domaine, mes contributions à cette mission et au monde du développement de la crypto sont étroitement façonnées d’après cette vision du mouvement des crypto-communs.
Une de ces contributions est l’effort de la fondation Dyne.org, en coordination avec DECIDIM et Platoniq, pour améliorer les méthodes de gouvernance collective en adoptant une approche techno-politique pour les pratiques qui impliquent de grandes multitudes de personnes, et faciliter les choix conscients qui améliorent leur vie et les conditions générales de liberté, de justice et de paix dans la société. Dans le cadre de ce voyage, nous avons relevé le défi de gérer la plateforme nationale « Agora’ Democratiche » pour le Parti démocrate italien, ce qui nous a permis d’acquérir une grande expérience en ligne et sur place, et nous a donné l’occasion d’affiner nos intentions et d’être prêts à relever de nouveaux défis.
Une autre contribution est le développement de Zenroom.org en tant que Machine Virtuelle logicielle gratuite et open source écrite avec une passion artisanale pour les détails. Cette minuscule VM peut fonctionner très efficacement sur n’importe quelle machine, puce à faible puissance ou navigateur, et est programmée à l’aide d’un langage proche de l’humain appelé Zencode, traduit pour l’instant uniquement en anglais. Zencode est un langage de contrat intelligent conçu pour être compris par les humains et il peut calculer des fonctions cryptographiques avancées comme la preuve à connaissance zéro et le calcul multipartite compatible avec Bitcoin et Ethereum 2.0.
Un autre projet est le développement d’un passeport numérique de produit pour tracer les flux de matériaux et les jumeaux numériques de manière sécurisée, portable et décentralisée. La pertinence de ce projet s’explique par ses cas d’utilisation qui vont bien au-delà des simples applications financières, par exemple l’économie circulaire ou la conception distribuée.
Maintenant que nous nous sommes dotés d’une autonomie financière, nous avons besoin d’un mouvement des crypto-communs qui aille bien au-delà des applications financières et se concentre sur la durabilité et la justice, en faisant progresser de nouvelles façons de traiter la confiance et la complexité dans les organisations et institutions sociales. Comme cela a été bien envisagé à la naissance de la pensée libérale moderne, nous devons nous accorder et accorder aux générations futures la liberté de progresser, et accorder à chacun le droit d’être créatif et de développer des environnements qui ne trompent pas les humains avec des dogmes et des mensonges.
« Il ne peut y avoir de liberté pour une communauté qui ne dispose pas des moyens permettant de détecter les mensonges. »
– Walter Lippman
Les textes de la série :
Des communs aux NFT : Objets numériques et imagination radicale par Felix Stalder
Les NFT peuvent-ils être utilisés pour créer des communautés (plus qu’humaines) ? Expériences d’artistes au Japon par Yukiko Shikata
Engagement éthique avec les NFT – Impossibilité ou aspiration viable ? par Michelle Kasprzak
Crypto Commons, ou le véritable mouvement crypto par Denis ‘Jaromil’ Roio
Mon premier NFT, et pourquoi il n’a pas changé ma vie par Cornelia Sollfrank
Il est de plus en plus difficile de s’amuser en étant pauvre par Jaya Klara Brekke