Art4Med : à Copenhague, écrire pour se réapproprier son histoire
Publié le 23 décembre 2021 par Elsa Ferreira
Au Centre pour l’Art et la Santé Mentale à Copenhague, Ida Bencke, Birgit Bundesen et Nazila Kivi ont organisé des ateliers d’écriture et une exposition autour de la maternité. Une initiative soutenue par le programme Art4Med où l’art se met au service de la médecine et devient un outil pour exprimer ses traumatismes. Reportage.
Au Centre pour l’Art et la Santé Mentale, à l’hôpital universitaire de Copenhague, cette fin de novembre marque le jour de la dernière séance. Depuis deux mois, Nazila Kivi, une artiste et universitaire qui travaille les thèmes de la santé publique, du genre et des origines ethniques anime des ateliers sur la maternité à destination d’un public minorisé – LGBTQ ou racisé. Un territoire familier pour l’artiste qui travaille au croisement de l’art, l’activisme et la recherche académique. « J’ai beaucoup travaillé sur les corps, les normes, la reproduction, la racialisation », se présente-t-elle.
« Douleur ethnique »
L’atelier a duré quatre séances, du 22 octobre au 19 novembre, et trois femmes l’ont suivi assidûment – seule l’une d’entre elles n’a pas pu être présente pour cette dernière rencontre. Toutes ont autour de trente ou quarante ans et sont de jeunes mères. Elles viennent de paysages différents – l’une est issue de l’adoption, l’autre de parents immigrés et la dernière d’un couple mixte – mais partagent l’expérience d’un accouchement traumatisant.
L’une d’entre elles, Trine, a dû subir une césarienne d’urgence. Elle garde du ressentiment et de la colère, nous raconte-t-elle, et a subi une dépression post-partum. « Raconter à nouveau mon histoire fait partie du processus de soin (healing, Ndlr) », dit-elle. Uzma, a elle aussi subi une césarienne d’urgence. Pour elle, son hospitalisation lors de son accouchement ne s’est pas passée comme elle aurait dû. « J’ai un sentiment fort de négligence. Je repense beaucoup à ce qui a péché et ce qui aurait dû être fait différemment. On a tendance à faire confiance au système mais je n’ai pas été guidé, on ne m’a pas expliqué ce qu’il se passait. » Elle aussi voit dans l’écriture un outil pour mettre de l’ordre dans ses émotions.
Pour Nazila Kivi, les expériences de ces jeunes mères relèvent de ce qu’elle appelle « la douleur ethnique ». « Ce n’est pas un diagnostic officiel et le phénomène est très peu documenté – à part moi, seul un médecin s’y est intéressé, présente-t-elle. C’est un terme qui renvoie à la pré-supposition qu’une douleur n’est pas réelle, qu’elle est dramatisée, exagérée. C’est un doute, un sentiment, la sensation que tu es traitée différemment. » Un biais cognitif lié aux origines ethniques de la patiente, ancré dans la perception des professionnels de santé et qui les amènerait à mettre leur parole en doute, voire à nier ou retarder des soins.
« Au Danemark, on parle très peu de ces sujets, contextualise Ida Bencke, co-curatrice du programme Art4Med et fondatrice de Laboratory for Aesthetics and Ecology, un collectif de curation indépendant. Nous avons une politique d’immigration qui met les familles ethniquement non danoises sous pression et qui font appel à de nombreux stéréotypes. » Depuis 2018, le gouvernement a passé la loi « ghetto package », qui lui permet de déterminer des zones de « ghetto », déterminées selon le pourcentage d’immigrants. Dans ces zones marginalisées, les enfants issus de l’immigration doivent obligatoirement aller au jardin d’enfants afin de recevoir « la culture danoise et apprendre la langue », explique la curatrice. « La liberté de choix de quand et comment mettre ses enfants dans des institutions est niée ». Dans le reste du pays, les familles peuvent choisir de mettre leurs enfants à l’école ou non jusqu’à leurs six ans.
Le ludique pour gérer les crises
L’atelier de Kivi est un pilote, sur une thématique encore peu explorée au sein du Centre pour l’art et la santé mentale. Mais dans cette unité située dans l’aile de psychiatrie de l’hôpital universitaire, l’écriture est un outil thérapeutique étudié dans ses détails.
Les psychiatres du Centre ont ainsi mis au point une méthode en 15 semaines, dont le but est de créer un environnement sûr pour que les patients se sentent libres d’explorer. L’inspiration de cette approche est le psychanalyste Winnicott et son concept, développé dans un livre paru en 1953, de « mère suffisamment bonne », présente Birgit Bundesen, psychiatre en chef et directrice du centre. « Le psychanalyste a observé des milliers d’enfants et leurs interactions avec leurs mères pour identifier ce qu’il faut pour qu’un bébé développe un esprit sain, relate-t-elle. Il a découvert que pour que l’enfant se sente libre de jouer seul, il doit avoir un aidant suffisamment bon dans la pièce d’à côté. Le parent principal n’est pas le parent parfait, mais celui suffisamment bon pour créer un environnement sûr. » Dans les groupes d’écritures du Centre pour l’Art, c’est la même chose. « Nous voulons établir un atelier positif. L’art n’est pas non-dangereux, il déclenche des choses chez le patient. Pour contenir ce processus créatif, il faut un environnement de soutien. »
La psychiatre précise : il ne s’agit pas de thérapie par l’art mais « d’art participatif ». « La participation et le travail sur l’esthétique sont des techniques pour restructurer les facultés conceptuelles, mentales et physiques, détaille-t-elle. L’art est un outil pour désynchroniser et réorganiser le matériel [mental des patients]. » Dans cette perspective, le jeu, est un élément essentiel. « Si le patient est capable de mobiliser dans son esprit un mode ludique, il sera capable de gérer ses crises mentales différemment. Nos exercices d’écriture sont créés comme de la gymnastique : ils gardent l’esprit en forme. » Les instructions sont ainsi développées pour adresser différentes capacités mentales : prendre une nouvelle perspective sur une situation donnée, s’adresser aux autres – en écrivant des lettres à des proches par exemple -, avoir une vision plus positive de soi-même, écrire d’autres souvenirs que ceux traumatiques, etc.
L’oeil de l’expérience et l’oeil du texte
Le processus de l’atelier se déroule selon trois phases, déroule la psychiatre en chef.
– D’abord, le commencement. « C’est une phase où il y a beaucoup d’anxiété. Vous ne vous connaissez pas encore, il y a de l’excitation, des fantasmes autour de ce qu’il va se passer. » La première session consiste donc à établir cet environnement sûr dans lequel les patients se sentiront à l’aise pour jouer.
Pour Nazila, cela consiste à « être honnête sur sa propre position. Les participantes savent ce qui est en jeu, que mon intérêt est personnel – certains de mes travaux sont basés sur mon expérience personnelle – mais qu’il y a aussi un but de recherche. » L’artiste est également claire sur le fait qu’il ne s’agisse pas d’un groupe thérapeutique, mais d’un atelier artistique.
– Ensuite, vient le moment d’oser. Le groupe peut alors passer à des exercices plus poussés, comme la mentalisation, illustre la psychiatre. Prenez par exemple la description d’une situation qui implique au moins deux personnes. « La plupart des gens vont choisir des situations de conflits – des bagarres à la maison, lorsqu’on s’est moqué de vous à l’école -, et l’écrire de manière autobiographique. » L’étape suivante sera d’écrire la même scène du point de vue de l’autre personne présente. Le groupe travaille également sur les dialogues intérieurs ou les processus de transformation, détaille Bundesen.
Quel que soit le matériel, la méthode est la même : « on distingue entre l’œil de l’expérience et l’œil du texte, explique la psychiatre. On discute des textes comme d’un matériel esthétique. C’est ce qu’on appelle la distance esthétique de l’art : il y a une distance temporelle, spatiale mais aussi esthétique. »
Une distance qui permet aux participants d’échanger sur des sujets lourds et hautement personnels. « Une patiente a écrit une fable sur une femme qui a été violée par un ours, raconte-t-elle ainsi. Lorsqu’elle a lu son texte, il était clair qu’il s’agissait d’un matériel autobiographique. Nous avons parlé de la fable comme genre, de comment créer des effets d’horreur dans un texte, des métaphores… Six mois plus tard, lors d’un entretien, elle m’a dit avoir été violée lorsqu’elle avait 15 ans par un homme plus âgé. Elle n’en avait parlé à personne, notamment parce qu’elle avait peur de la pitié des gens. Par l’écriture, elle a pu partager quelque chose de douloureux tout en en réclamant la possession : elle n’était pas la victime, elle n’avait pas à écouter les conseils des autres. Il s’agissait de l’œil du texte. »
Nazila Kivi, elle, travaille selon la méthode de la mémoire collective. « Il y a quelques règles : il faut écrire au temps présent, selon sa propre perspective et sans rationaliser ou expliquer, mais d’un point de vue émotionnel. » L’auteur.trice lit ensuite son texte lentement afin que les autres membres du groupe aident à analyser le texte.
– Enfin, la clôture. « C’est un problème qui n’est pas assez pris en compte dans les interventions d’art et de culture auprès de publics atteints de troubles mentaux », soulève Birgit Bundesen. En effet, le groupe a tendance à ne pas vouloir que les sessions s’arrêtent – une caractéristique que le meneur doit considérer dès le début des séances en rappelant en tout temps le caractère fini des sessions et leur durée.
A l’atelier de Nazila Kivi, déjà, les participantes cherchent un moyen de poursuivre au-delà de cette dernière séances. Afin de clôturer ce processus, les trois organisatrices espèrent pouvoir formaliser les ateliers dans un livre qui rassemblerait les textes des participantes : des poèmes, des fictions, un manifeste sur le consentement… « Une façon de clôturer mais aussi d’ouvrir cette conversation au monde », espère la psychiatre.
Redonner à l’hôpital son rôle d’accueil
Car si les ateliers se donnent dans l’environnement rassurant et privé du huit-clos, Birgit Bundesen et Ida Bencke souhaitent au contraire ouvrir l’hôpital sur le monde. « Dans ses racines grecques, hôpital veut dire l’hospitalité envers les étrangers. D’ailleurs, les premières psychiatres français s’appelaient des aliénistes », expose Bundesen.
En plus des ateliers, le Centre pour l’Art et la Santé Mentale a accueilli une exposition ouverte à tous, sous la curation de Ida Bencke. Intitulée m/others, l’exposition, récompensée « exposition de l’année » par le journal danois Information, explore les expériences de maternité et des infrastructures et institutions en charge des futurs parents. « La plupart d’entre nous avons des souvenirs de l’hôpital attachés à des périodes intenses de la vie. C’est le bagage émotionnel avec lequel les gens sont venus à l’exposition et avec lequel nous avons voulu travailler. »
La proposition de cette exposition est celle d’un événement non-invasif, qui aurait du sens pour les personnes vivant au sein de l’établissement autant que pour le public extérieur, présentent Birgit et Ida. « L’enjeu est de trouver comment naviguer entre la préservation d’endroits sûrs pour les résidents tout en s’ouvrant sur l’extérieur », pose Ida Bencke. Pour l’instant, « je ne suis pas sûre qu’on ait réussi à 100 % », reconnaît la curatrice. Certains docteurs n’ont pas été consultés au préalable et ont été dérangés par les installations, notamment sonores, de l’exposition. « Cela prend du temps pour construire la confiance et le dialogue », souligne Bencke. « Il nous faut sortir du format capitaliste qui veut que l’on produise tout le temps », abonde Birgit Budensen. Une vision ambitieuse qui semble être à la portée du duo : Ida vient d’être engagée par le Centre d’Art pour la santé Mentale pour continuer l’implantation de ce programme initié dans le cadre de Art4Med. De quoi prendre le temps de créer des liens nouveaux… et repenser les anciens.
Le programme « M/other » du Laboratory for Aesthetics and Ecology.
Le consortium ART4MED est coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl), et cofinancé par le Programme Creative Europe de l’Union européenne.