10 ans de Kikk Festival : l’art au cœur
Publié le 8 novembre 2021 par Elsa Ferreira
Dans la ville de Namur, en Belgique, le Kikk s’empare depuis une décennie des rues et des bâtiments pour penser la culture numérique. Un festival foisonnant et accessible où l’art devient le langage commun pour s’approprier les grands enjeux de la technologie. Pour les 10 ans, le festival regarde dans le rétro et met à jour les temps forts. Visite guidée de cette édition XXL.
A la galerie Beffroi, on expose les têtes d’affiches et les concepts qui claquent. Filipe Vilas-Boas, artiste portugais basé à Paris, explore de manière ludique et symbolique les impacts sociaux de la technologie. A commencer par un casino clinquant, Las Datas, où les machines à data ont remplacé les machines à sous. Échangez vos données personnelles – votre prénom, email, téléphone… la routine du monde des GAFAM – contre des jetons, et jouez pour gagner un bisounours en peluche où la chance de devenir l’égérie de la prochaine campagne de promotion de ce casino à gogos.
La religion des GAFAM
Rassasié de sensations fortes et vidés de nos données, l’artiste nous fait porter notre croix au sens littéral du terme. Dans les allées de la galerie, trône un F de plus de trois mètres de long, dont la typologie se porte si bien à la forme du crucifix. Les valeureux volontaires peuvent faire leur chemin de croix dans Namur, croulant sous le poids du géant Facebook.
En face, il propose une stèle funéraire à la mémoire de notre vie privée, ornée de couronnes à l’effigie d’Apple et Google. Le message est clair.
Emmanuel Anthony, aka Seumboy, lie lui aussi technologie et figures sacrées. Dans ses performances (auxquelles nous n’aurons malheureusement pas l’occasion d’assister), il organise Prière au wifi, une ôde à Internet et à la connectivité.
Il propose aussi un Soin au smartphone, une performance où l’artiste soumet le spectateur à un questionnaire de 20 minutes pour cerner sa relation à son appareil, avant de lui offrir ses recommandations.
Peut-être vous souvenez-vous de l’artiste flamand Dries Depoorter ? En juillet dernier, il faisait les titres de la presse internationale avec The Flemish Scroller, un algorithme qui tague et tweet automatiquement les parlementaires belges occupés à regarder leurs téléphones plutôt qu’à suivre les débats. Il avait poussé la surveillance jusqu’à observer leurs mouvements pour savoir s’ils tapotaient un message ou scrollaient distraitement.
Every meeting of the flemish government in Belgium is live streamed on a YouTube channel.
Software is searching for phones and tries to identify a distracted politician. This with the help of AI. The results are then posted to social with the politician tagged. By @driesdepoorter pic.twitter.com/QUQHiYx2HI— The Flemish Scrollers (@FlemishScroller) July 5, 2021
L’artiste, à qui l’on doit également la poétique Die with Me, une application que l’on peut utiliser seulement lorsque notre batterie est à moins de 5 %, est de retour avec la V2 de Quick Fix, une machine à distribuer des likes. Entrez votre nom Instagram, choisissez entre des likes ou des followers et payez quelques euros pour un résultat instantané. L’artiste belge affiche également une série de portraits floutés, piqués sur les réseaux pour comparer les profils Tinder et Linkedin. Pour se faire, l’artiste a pisté les personnes qui lient leur compte Instagram à celui Tinder, accédant ainsi à leur nom de famille pour les retrouver sur Linkedin. Ou quand le stalking devient de l’art.
Robots danseurs…
Si tu vas à Namur, n’oublie pas de monter là-haut. A une encordée de périphérique, trône le Pavillon, nouvel espace du Kikk festival. Dans ce dôme à la vue prenante sur la ville, on entre au son des guitares qui s’accordent à coups de bras robotisés pour trouver un piano qui joue une interprétation des ondes qui l’entourent.
Peut-être est-ce pour faire mieux danser ces étranges robots, équivalents électroniques des mannequins en bois articulés, inventés par Ugo Dehaes. Sur leurs scènes à portée de mains, les robots n’attendent que d’être touchés, manipulés, comme des marionnettes intelligentes à qui on apprendra à faire des tours. Le spectateur est invité à créer des gestes de base à partir desquels les robots improviseront ou à juger à coups de boutons verts et rouges les gestes du robot pour qu’il s’adapte à vos goûts (ne soyez pas trop sévère ou le robot vexé s’élancera lui-même pour presser le bouton vert). Sous la direction du chorégraphe belge, les robots sont humanisés. L’une de ses huit créatures apprend ainsi à ramper puis se lever tandis qu’une autre, ornée d’une peau à l’allure de cuir végétal, se tortille d’agonie et se calme sous vos caresses.
… et robot coquet
Quel rapport entre l’humain et la technologie ? Quel impact de la technologie sur l’humain ? A l’École d’art de Lausanne (ECAL), on travaille sur cette question depuis 2 ans. En ressort cette formidable exposition dans l’exposition, Fantastic Smartphones, qui expose la vision de la génération Z sur les outils qui lui sont tant associés. A partir d’un constat de leurs relations aux interfaces numériques et des nouvelles attitudes et habitudes qui en découlent, les étudiants en ont automatisées certaines – une manière de pousser à l’extrême, voire au ridicule, ces interactions numérisées, explique Nora Fatehi, l’une des étudiantes qui expose son œuvre. Une critique mais pas que, puisque les étudiants apportent aussi des solutions, simples, DiY et en open-source.
Ainsi par exemple, l’œuvre de Nora propose une ré-interprétation de la genèse : et si le dialogue entre Eve, Dieu et le serpent se faisait via messages ? Une scénette humoristique, où le serpent tente Eve et rapporte en simultané la situation à Dieu, prend des screenshots, se trompe de destinataire… drama. Côté automatisation, deux smartphones discutent à partir de mots suggérés par l’application de messagerie, pour une conversation sans queue ni tête mais étrangement divertissante. Ailleurs, un étudiant a développé une interface d’aide à la décision Tinder tandis que des hacks matériels permettent de tromper les traqueurs santé, du podomètre au capteur de sommeil. Au coin, un bras robotisé type industriel tourne coquettement avec pour seule fonction de prendre des selfies. Sur son téléphone, des filtres adaptés à sa morphologie.
Côté solutions, les élèves ont mis en place des appareils simples et efficaces, comme des bases imprimées en 3D pour emprisonner votre smartphone, sauf évènement important (maman qui appelle) ; des coques texturés pour déstresser l’utilisateur et créer de nouvelles gestuelles autre que le scrolling, des pots de fleurs qui vibrent pour transposer vos notifications de manière moins intrusives ou des micros qui diffusent de fausses conversations, au cas où votre téléphone vous aurait mis sur écoute.
Avant de partir, on part à la rencontre des spectateurs passés avant nous et qui ont laissé derrière eux des particules numériques dans la très belle installation du studio de design d’interaction Hovertone. Un dernier selfie fantomatique à travers le portail temporel de Liminal, installation ludique et poétique du chercheur en post-photographie Louis-Philippe Rondeau… il est temps de redescendre en bas de la colline.
Acouphènes et derviches tourneurs
Dans ce festival où l’art résonne avec l’architecture, le Grand Manège et ses hauts plafonds accueille des œuvres monumentales, contemplatives et sensorielles. Dans un cauchemar cathartique, on déambule parmi les acouphènes et hallucinations sonores de l’artiste belge Dominik ‘t Jolle en collaboration avec le spécialiste de la neuromodulation Jan Ost, avec Behind the Tune. Plus loin, on observe la présence silencieuse de ronds de fumée créés par une imposante machine aux entrailles r(o)ugissantes avec Le Silence des Particules, de Guillaume Cousin.
Mention spéciale, au centre culturel Le Delta, pour la belle et poétique installation du français Guillaume Barth, Crocus Sativus, Fleur du Bonheur, une ôde à la fleur de safran, plante administrée contre la peur, inspirée de la philosophie soufie et dont la musique spatialisée tend à reproduire les tourbillons des derviches tourneurs pendant que le regard se fixe sur une vidéo en timelapse de la naissance de cette précieuse fleur. Méditatif et hypnotisant.
Very Personal computer
De l’art qui s’expose et de l’art qui s’explique. Sur les trois scènes de conférences, s’enchaînent les speakers, comme la designer Tina Touli et son invitation irrésistible à entraîner nos yeux à déceler l’extraordinaire dans l’ordinaire ou l’ingénieur Google venu faire la présentation « du monde comme interface », devant une salle comble. On retient particulièrement la présentation d’Alison Killing, lauréate 2021 du prestigieux prix de journalisme Pulitzer avec sa collègue Megha Rajagopalan pour leur travail méticuleux à partir de cartes satellites, d’analyses architecturales et de témoignages oculaires, pour déceler le réseau de camps construit par la Chine dans le cadre de sa campagne d’oppression contre les les Ouïghours. Un récit glaçant et essentiel.
Représentant de la culture hacker, Robert Henke, un des créateurs de Ableton live et pilier de la culture club sous son aka Monolake. Dans un récit précis et passionné, il nous raconte comment il a fabriqué une performance audiovisuelle à partir de cinq Commodores CBM8032, premier ordinateur sur lequel l’artiste a appris à coder. La machine venue des années 80 n’a pas de carte son et une mémoire de 32 kb. Henke raconte son défi technique pour faire parler les entrailles de la machine au-delà de ses limitations et créer quelque chose « qui est moi, de manière unique ». Un retour nostalgique à la naissance de l’ordinateur « vraiment » personnel et de l’Internet, quand on était encore loin d’imaginer qu’en 2021, on enterrerait notre vie privée.
CBM 8032 AV performance, par Robert Henke, 2020 :
Le Kikk 2021.