Makery

Fabien Zocco : Au delà du règne et du genre

"Chirotope", Espace le carré (Lille)

Qu’est-ce qui sépare encore aujourd’hui l’humain de la machine ? Une question récurrente qui anime les grandes œuvres de la science-fiction des origines à nos jours, mais aussi un nombre de plus en plus conséquent d’œuvres d’art qui, elles aussi, se font l’écho de ces problématiques d’identité, de personnalité, de différences et de ressemblances qui séparent – ou réunissent – l’artificiel et le vivant. C’est, entre autres, un thème également abordé par les travaux de l’artiste Fabien Zocco, en particulier avec deux de ses dernières œuvres actuellement visibles dans différentes expositions en Europe, « Spider and I » et « Chirotope ».

Avec Spider and I, mais aussi avec Chirotope plus récemment, Fabien Zocco puise aux racines du vivant et offre une réflexion sur les modes d’expressions et les attitudes qui animent désormais la machine et le synthétique. En recueillant des données biométriques d’un côté, ou en singeant la gestuelle humaine qui inspira les grands sculpteurs de l’Antiquité de l’autre, ces deux œuvres achèvent de rendre floues les frontières entre l’humain et la machine, au point que, comme dans la nouvelle de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (et le film mythique de Ridley Scott, Blade Runner), la différence entre l’un et l’autre pose nécessairement question. Rencontre avec Fabien Zocco, à l’occasion des présentations de Spider and I en septembre au festival Speculum Artium (Trbovlje, Slovénie) et bientôt au Centre Dovjenko (Kiev, Ukraine) puis au ZKM (Karlsruhe), ainsi que de Chirotope et Dislessia actuellement à POUSH (Paris) jusqu’à fin novembre.

Makery : Votre œuvre aborde en général ce qui rassemble – ou sépare – l’humain et le vivant des artefacts techniques que nous produisons. Vous parlez « d’explorer les zones floues » où naissent les sentiments ambivalents, à la fois attirance et répulsion, que nous éprouvons pour les technologies développées par notre espèce. D’où vient cet intérêt chez vous, quand commence t-il ?

Fabien Zocco : L’intérêt originel pour ce qui relève de l’artificiel vient de ma culture musicale. Très jeune mes goûts m’ont porté vers les sonorités synthétiques, que ce soit à travers ce que l’on appelle aujourd’hui le post-punk, ou les musiques électroniques. Deux courants musicaux qui m’accompagnent depuis l’adolescence. C’est sur cette base que je me suis construit culturellement. Mon intérêt pour la science-fiction vient certainement également de là. Quand j’ai intégré les Beaux-arts d’Angoulême-Poitiers en 2007 j’ai découvert ce qu’il est convenu d’appeler « les arts numériques », et naturellement ces centres d’intérêt, cet attachement pour certaines esthétiques artificielles ou synthétiques ont trouvé un prolongement dans le champ des arts visuels par le biais des arts technologiques. Un transfert s’est opéré de la sphère strictement musicale vers la sphère plastique. Entre temps j’avais enrichi et amplifié cette culture par toute une série de lectures, que ce soit de la science-fiction ou des essais théoriques, ainsi que par la découverte de certains cinéastes (Kubrick, Cronenberg…), l’ensemble formant pour moi un univers global et un imaginaire qui ont alimenté ma démarche artistique alors émergente.

D’un autre côté, on peut compter également l’Histoire parmi mes préoccupations majeures. J’ai d’ailleurs commencé par étudier quatre ans cette discipline à la fac avant mon cursus en art. Je me suis alors intéressé à tout ce qui est de l’ordre de l’écrit. Quand j’étais aux Beaux-Arts, cette fascination pour le synthétique s’est donc naturellement trouvée connectée avec la notion de texte. Assez vite j’ai commencé à développer des systèmes, comme des sortes de méta-machines à écrire : une manière de produire du contenu poétique au moyen de dispositifs technologiques. Ceux-ci, au début, ont donné lieu à des installations, puis à des éditions, des formes plus traditionnelles de partage de l’écrit, mais toujours générées par le biais de machines. Cela m’a fait prendre conscience du fait que le langage n’est plus aujourd’hui un apanage exclusif de l’humain, alors que celui-ci était considéré depuis Aristote comme l’animal politique doué de langage par excellence. Au final, plus largement que la définition du synthétique, mon travail s’est ainsi tourné vers une redéfinition de l’humain en général.

Spider and I, le Bel ordinaire (Pau)

Makery : Vous parlez aussi de « la technologie comme mode d’expression contemporain du vivant ». Cela vous amène à travailler sur des machines qui précisément miment des éléments de l’ordre du vivant, comme c’est le cas de Spider and I (entre autres), pouvez-vous nous décrire cette œuvre ?

Fabien Zocco : Spider and I est une sculpture robotique présentée sur le sol d’un espace d’exposition impliquant une araignée robot d’environ quarante à cinquante centimètres d’envergure. Cette araignée est reliée à un câble qui l’alimente en électricité. Sur un espace d’à peu près cinq mètres sur cinq, elle vit sa vie, enchaînant divers types de comportements. Au cours de l’exposition, elle va ainsi manifester des attitudes qui vont s’exprimer via différents mouvements et chorégraphies. La plupart du temps elle est plutôt calme, et parfois elle se met à montrer des phases d’agressivité ou d’anxiété.

Les modulations entre ces comportements sont en fait déterminées en direct par mes propres émotions, qui sont analysées par le biais d’un bracelet connecté recueillant certaines de mes données biométriques. Celles-ci sont analysées et envoyées via internet à l’araignée, qui va donc agir comme un miroir robotique de mes émotions du moment, modifier ses attitudes en fonction de mes états, et ce quelle que soit la distance qui nous sépare. Pour ce faire, j’ai collaboré avec un laboratoire de sciences cognitives, le ScaLab (Université de Lille et CNRS) qui travaille sur la mesure objective des émotions. Le laboratoire m’a permis d’opérer cette étonnante jonction entre les émotions exprimées par mon corps et ce robot. Un rapprochement – un lien – qui devient, plus que l’aspect spectaculaire du robot lui-même, le sujet de l’œuvre. C’est aussi symboliquement une façon de mettre en perspective la connexion quotidienne et continue que nous expérimentons aujourd’hui avec les réseaux plus ou moins consciemment. Pour le dire autrement, Spider and I parle du fait que nous sommes en permanence liés à une série d’organes artificiels, pour reprendre l’idée de Bernard Stiegler, qui nous prolonge à travers l’espace et nous rend ubiquitaires en quelque sorte.

Il y avait aussi, de façon ironique, l’idée de démolir un peu cette vieille image de l’artiste qui nourrit son travail avec son « for intérieur ». Spider and I illustre cela au pied de la lettre, caricaturant ce cliché romantique accepté de tous.

Makery : Peut-on aussi voir dans le choix de l’araignée, animal peu apprécié, une critique de la connectivité addictive qui nous anime tous, puisque la problématique des données médicales, la biométrie, mais aussi l’idée très contemporaine de « quantified self », d’auto-mesure connectée, sont également au centre de vos préoccupations avec Spider and I ?

Fabien Zocco : Effectivement l’origine de ce travail tournait autour de cette notion. Le fait est qu’aujourd’hui on se barde, via nos smartphones, d’applications et de capteurs embarqués qui vont compter le nombre de pas faits dans la journée, le nombre de calories perdues à l’exercice, etc., mais aussi lister les endroits où nous nous trouvons via les utilitaires GPS, les traces que nous disséminons sur les réseaux sociaux, etc. Ces données nourrissent une sorte de « second soi », d’où la notion de « self ». Ces datas étant utilisées à des fins de profilage par les différentes entités du type Google, Facebook, etc. qui ont la capacité de recueillir ce type d’informations. À l’origine du projet il y avait donc l’idée d’aborder toutes ces notions et, pour cela, de mettre en œuvre un objet – initialement je n’avais pas d’idée préconçue concernant sa forme – auquel je resterai lié durant les temps d’exposition.
Et puis étant un amateur forcené de musique, il se trouve qu’en réfléchissant à tout cela j’ai posé sur ma platine l’album de Brian Eno Before and After Science qui contient le morceau Spider and I. C’est à ce moment que l’association s’est faite et que je me suis dis que cet objet connecté pourrait être une araignée robot. Toutes mes œuvres ou presque contenant un clin d’œil musical c’était doublement parfait, d’un côté Brian Eno, de l’autre les deux éléments de la pièce : l’araignée et moi.

« Spider and I », le Bel ordinaire (Pau)

Makery : Le fait également que l’objet soit une araignée était intéressant…

Fabien Zocco : Le choix d’un référent symbolique plus sympathique aurait en effet orienté l’œuvre différemment. Cette machine, en aluminium, noire et froide dans sa facture, renforce les connotations sous jacentes rattachées généralement aux araignées. Le fait que le robot choisi soit précisément un animal est également significatif : Les redéfinitions actuelles du statut de l’humain sur la planète par rapport aux autres espèces infusent l’œuvre par rebond. Les ouvrages de Dominique Lestel, par exemple, illustrent comment l’humain se repense face au reste du vivant et porte un nouveau regard sur les espèces compagnes qui l’entourent. Or il y a toujours eu une relation forte entre robotique et règne animal, comme le montrent les expériences de Boston Dynamic, dont les robots vedettes sont tous – ou presque – zoomorphes. Un des premiers robots créés au cours des années 1950 fut par ailleurs la tortue du cybernéticien Grey Walter. Aujourd’hui également il existe des champs d’éthologie expérimentale qui confrontent des animaux à des robots. Considérant tout cela j’ai fini par envisager Spider and I comme faisant partie d’une sorte d’écosystème mutant, relevant de l’inquiétante étrangeté qui caractérise notre monde aujourd’hui: une machine qui ressemble à une araignée mais qui est animée par des émotions humaines. Un mélange des genres : genre humain, genre animal et genre artificiel, qui cohabitent dans une seule entité qui, elle-même, n’est plus réductible à une seule définition. On retrouve ici une tendance marquante de notre époque, où les questions du genre ou des relations inter-espèces ne peuvent plus être enfermées dans des oppositions binaires. À sa manière Spider and I parle aussi de cela.

Makery : Vous parlez de « second soi » à propos des traces numériques que nous laissons derrière nous. C’est intéressant car Spider and I est une des premières œuvres dans laquelle vous vous impliquez personnellement…

Fabien Zocco : Je me suis tardivement rendu compte que beaucoup de mes pièces contiennent un pronom personnel dans leur titre. Pronoms qui tournent souvent autour du « je » et du « tu ». Spider and I ne déroge pas à la règle, même si encore une fois ce n’était pas une décision consciente lors du choix du titre. Là où je veux en venir, c’est qu’à sa manière et à l’instar de Dislessia – qui présente une intelligence artificielle qui, grâce à un algorithme génétique de machine learning, tente laborieusement d’apprendre l’Italien (et qui fait référence à mon histoire familiale et à ses racines issues de l’immigration italienne) –Spider and I a aussi une dimension biographique. Donc oui, de cette façon, Spider and I contient un élément personnel qui est déjà un engagement, sans tomber je l’espère dans l’autofiction égocentrique.

« Dislessia », Spazio In situ (Rome)

Makery : Cette façon de s’investir physiquement répond aussi au mythe de l’intangibilité des données numériques : déjà incarnées par les machines qui les abritent (disques durs, serveurs, etc.) et leur permettent de circuler (câbles, réseaux, etc.) elles sont ici doublement incarnées par la machines qu’elles animent et leur émetteur, l’artiste connecté…

Fabien Zocco : Il y a un présupposé dans la perception du « numérique » au sens large, une idée d’immatérialité qui relève totalement du fantasme. Il suffit de voir les parcs de data-centers ou d’étudier les quantités de CO2 émises par l’activité d’internet pour s’en rendre compte. Ce qui est intéressant aussi, c’est la raison pour laquelle nous avons tous été séduits intellectuellement par cette idée du numérique dématérialisé et immaculé. Cela rejoint une forme de somatophobie telle qu’a pu le développer l’imaginaire judéo-chrétien avec la valorisation de l’âme par rapport au corps. Cela m’évoque le livre de Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité, dans lequel il étudie les dimensions mythiques, voir même mystiques, de la pensée technologique. Celle-ci selon lui rejoint un certain dualisme où le corps serait considéré comme corruptible, d’essence plutôt diabolique, alors que l’esprit (et les datas ou les algorithmes) seraient associés à la pureté du divin.

À ce propos j’apporterai une nuance dans le protocole qui anime Spider and I : ça n’est pas tant mes humeurs et mes émotions qui contrôlent l’araignée robotique, mais plutôt celles-ci filtrées par les algorithmes et un dispositif technique. On revient à la notion de « quantified self » et de « second soi » : la personne et les traces numériques de cette personne ne sont pas la même chose ! On a tendance à les assimiler actuellement. L’idée selon laquelle « tu me montres les traces que tu laisses sur internet et je te dirais qui tu es » est réductrice. Ces traces reflètent nos goûts, nos comportements, mais filtrés par des machines, qui induisent à elles seules des biais et favorisent certaines orientations.

Makery : Le rapport « geste / machine » vous intéresse aussi. Comment vous y êtes-vous penché ? Il y a également cette idée de « mimer l’humain ». C’est une idée abordée dans Chirotope, vous pourriez nous en parler ?

Fabien Zocco : Je considère toutes mes pièces faisant intervenir des éléments robotiques – Black Box, L’Entreprise de déconstruction théotechnique, Game over and over, ou celles qui nous préoccupent ici – comme le prolongement d’un travail sur le langage. Chacun de ces objets émet des signes à sa manière ou se comporte comme une sorte d’acteur, ou en tout cas d’actant, qui développe ses propres moyens d’expression. Beaucoup de ces pièces présentent des objets qui par les comportements dont je les dote produisent d’autres formes de langage, parfois étranges, où les gestes mécaniques viendraient se substituer à la parole. Elles escamotent le mot mais continuent de « parler » du langage, même si je produis toujours par ailleurs des pièces qui utilisent des mots, ou des pièces qui utilisent les deux, gestes et mots. La question du sémantique, du langage parlé ou écrit, et la question du sémiotique, du signe, se prolongent donc dans mon travail à travers le geste incarné par la machine. Chirotope illustre cela : l’oeuvre présente deux mains robots placées sur une plaque de marbre, leurs mouvements « rejouant » la temporalité d’un dialogue de 2001, l’Odyssée de l’espace opposant HAL et Dave Bowman. L’idée était ici de nouer autour de la figure de la main des influences plastiques ou conceptuelles allant de la sculpture antique et baroque jusqu’à la robotique et l’IA aujourd’hui, chacune de ces disciplines essayant au final à travers les âges de simuler l’humain via un matériau inerte.

« L’Entreprise de déconstruction théotechnique », Le 104 (Paris)
Game over and over, galerie My monkey (Nancy)
Game over and over, galerie My monkey (Nancy)

Makery : Le langage étant un code, et le code étant un langage, est-ce que votre travail rejoint aussi des préoccupations à propos des structures langagières, du texte, de la littérature, mais abordé du point de vue d’un langage machine ?

Fabien Zocco : Quand j’ai découvert les arts médias, j’ai commencé à m’intéresser à leur dimension théorique, en lisant de l’anthropologie, de la philosophie générale, de la philosophie technique, etc. En même temps j’ai appris à coder, d’une part parce que c’était intéressant pour moi d’être en quelque sorte mon propre prestataire technique, mais aussi pour voir comment, formellement, esthétiquement, le fait de créer des pièces via du code allait avoir une incidence sur les œuvres en question. C’est aussi un des motifs évidents qui m’a poussé à utiliser du texte comme matière première. En faisant s’interpénétrer langage naturel et langage computationnel, émergeaient alors des textes étranges directement issus de cette rencontre. Ce qui m’intéressait c’était de mettre à jour la sous-couche langagière technique du code venant perturber, faire muter ou contaminer le langage naturel que ce code manipulait. Formellement je trouve cela très intéressant, au delà du fait, comme tu le rappelle, que « le langage est un code et que le code est un langage ». Il y a un effet de récursion passionnant qui se joue ici.

Makery : Chirotope fait référence à l’art antique via la robotique, Searching for Ulysse mêle Joyce et réseaux sociaux, Donc je suis emprunte à la littérature et aux algorithmes… Qu’est-ce qui te pousse à mêler l’ancien et le contemporain dans les thématiques, les inspirations esthétiques et les applications de ton travail ?

Fabien Zocco : Je me suis rendu compte au fil du temps que la plupart de mes travaux impliquent une mise en relation souvent saugrenue entre deux ou plusieurs éléments qui, à priori, n’ont rien à faire ensemble. C’est un peu ce que décrit Foucault avec son concept d’hétérotopie, où à la suite de Borges il essaie d’imaginer un espace où pourraient cohabiter toutes sortes de choses hétéroclites et sans relations directes. C’est comme ça qu’il qualifie cette notion, un « non-lieu » composite, issu de la rencontre d’éléments totalement étrangers. On retrouve ça en effet dans mon travail, avec les associations entre Ulysse de Joyce et Twitter, entre le nom des étoiles et Google Street View pour From The Sky To The Earth, entre la Bible et des téléphones portables robotisés pour L’Entreprise de déconstruction théotechnique, ou encore entre moi-même et un robot araignée pour Spider and I, etc. C’est effectivement quasi-systématique dans mes projets. C’est peut-être une tournure mentale : je dois fonctionner par jeux associatifs !

Makery : Quelle est votre actualité ?

Fabien Zocco : Je serai à Paris d’abord, où Chirotope et Dislessia sont présentées à POUSH, et I am you are à Mains d’oeuvres, le tout à partir de fin octobre. En novembre j’expose L’Entreprise de déconstruction théotechnique et Spider and I au Centre Dovjenko à Kiev en Ukraine, en collaboration avec l’institut français. Et enfin en décembre je présente Spider and I au ZKM de Karlsruhe pour l’exposition Biomédia à partir du 3, puis Game over and over au Multimedia Art Museum de Moscou pour la Biennale Art of the future à partir du 10. Par ailleurs avec l’artiste Bérénice Serra nous avons monté un pavillon pour la biennale en ligne The Wrong consultable ici jusqu’à fin mars.

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