Bourges : à l’UrsuLaB, le nom du monde est forêt
Publié le 2 novembre 2021 par Ewen Chardronnet
Cyanobactéries, champignons, symbioses, la friche Antre Peaux à Bourges invitait le temps d’un week-end à une seconde ouverture post-pandémie de son nouveau biolab, l’UrsuLaB, un laboratoire artistique qui s’intéresse au vivant et aux écologies. En parallèle du vernissage de son exposition sur art et milieu agricole, « Agir dans son lieu ». Makery y était.
En 2020, les associations Emmetrop et Bandits-Mages, qui occupent la friche culturelle Antre-Peaux à Bourges depuis de nombreuses années, avaient finalement fusionné sous cette dernière appellation pour un nouvel élan accompagnant la rénovation et l’agrandissement des infrastructures. L’UrsuLaB, hommage à l’écrivaine de science-fiction Ursula Le Guin et nouveau projet de biolab artistique symbolisant la mue de l’Antre Peaux, devait ouvrir à l’occasion du vernissage de l’exposition Even the rocks reach out to kiss you sur le thème de l’éco-féminisme au Transpalette, centre d’art de la friche. Freiné dans son élan par le confinement national qui allait suivre, l’UrsuLaB décidait donc un an plus tard, ce week-end du 15-17 octobre 2021 de proposer au public une nouvelle ouverture, cette fois en parallèle de la nouvelle exposition Agir dans son lieu. Programmée par Kina du collectif artistique Quimera Rosa et initiatrice du biolab, la seconde ouverture d’UrsuLaB proposait au long du week-end un programme essentiellement barcelonais.
Zone refuge
Le public se retrouvait donc nombreux ce 15 octobre pour l’ouverture conjointe de l’exposition et le programme proposé par le biolab. L’Antre Peaux est une « zone refuge » pour beaucoup, une « safe zone » et la bonne humeur y était perceptible, plaisir de se retrouver, plaisir de faire des rencontres. L’exposition Agir dans son lieu proposée par la commissaire Julie Crenn au centre d’art Transpalette aborde les liens qui existent entre les artistes et les paysan.nes et présente des œuvres de quatorze artistes. On y retrouve notamment le tracteur en bois grandeur nature de Pascal Rivet, l’installation-stabulation de Nicolas Tubéry, les photos de Damien Rouxel performant le genre dans sa famille paysanne, ou encore Meg Boury et ses interventions décalées en foires agricoles.
Narrations spéculatives
Avant d’ouvrir l’exposition, UrsuLab proposait un rendu public d’une semaine d’atelier de narration spéculative, menée par Maria Ptqk et Helen Torres. La première est commissaire de l’actuelle exposition Ciencia fricción (Science-friction) du Centre de Création Contemporaine de Barcelone et la seconde autrice féministe et traductrice vers l’espagnol de la philosophe américaine Donna Haraway. Sept participant.e.s de Marseille, Annecy, Bruxelles, Barcelone, Bourges, présentaient donc dans un événement fictif, congrès en 2200 de l’INARSPEC, L’Institut d’Archivisme Spéculatif, leurs recherches sur un monde qui aurait disparu en 2100, sans raison connue. « Durant l’année 2100, une équipe d’archéologues artchivistes issu.e.s des alliances entre les communautés écoqueer, sorcières interespèces et transhackféministes a procédé à des fouilles dans des disques durs endommagés répartis sur l’ensemble de Terra… après la chute d’Internet », proposait le texte de départ de l’atelier. « L’idée était de permettre de se projeter dans le futur pour enquêter sur un passé qui est aussi notre futur », précisait Maria Ptqk. Si la démarche de narration spéculative se réfère en effet aux philosophes abordant entre autres les relations inter-espèces comme Donna Haraway ou Vinciane Despret, « nous ne voulions pas ramener trop de références théoriques durant l’atelier, pour ne pas trop bloquer les participantes, nous souhaitions plutôt travailler un terrain d’imaginaire commun, un substrat commun, une sensibilité commune », ajoutait-elle.
Le congrès fictif de l’INARSPEC amenait donc les participant.e.s à se projeter dans un personnage. Une installation de fouilles était proposée au public, diverses portes temporelles étaient ouvertes, Dr. Chloé Desmoineaux proposait une petite pièce de théâtre avec des figurines, Dr. Faust Lust Smiatek une narration métaphysique de lignes de temps linéaire, circulaire, une fantaisie comme philosophie spéculative, et pour conclure Dr. Dimitri donnait une performance finale en musique.
Bio-résistance
Le lendemain, le programme démarrait par une conférence de la philosophe barcelonaise Laura Benitez Valero qui dirige actuellement le réseau Biofriction. Doctrice en philosophie, chercheuse et curatrice indépendante, ses recherches en philosophie, arts et technosciences s’articulent autour des pratiques du bioart, du biohacking, des processus de biorésistance, de la bio-désobéissance civile et des agents non humains. Dans sa communication au public de Bourges, c’est un « Devenir Bio-resistencia » qu’elle nous proposait de rejoindre avec le projet UrsuLaB.
En faisant d’emblée référence aux discours et pratiques du collectif Critical Art Ensemble, Laura Benitez Valero propose une impulsion initiale artiste-activiste du projet UrsuLaB. Elle pose la question « comment résister à l’imposition du bios sur zoē ? », faisant référence aux concepts développés par le philosophe Giorgio Agamben dans Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, concept lui-même repris, ajusté et développé plus tard par la philosophe Rosi Braidotti.
Valero nous rappelle cette définition du bios, la forme ou la manière dont la vie est vécue et de la zoē, le fait biologique de la vie. Elle rappelle, suivant Agamben, que l’on peut faire le constat que la séparation de la zoē du bios, et la production d’une vie humaine nue en tant que produit du pouvoir souverain, a subi une transformation dans la modernité, car la zoē, ou la vie biologique, a été repositionnée à l’intérieur de la polis, devenant le centre du pouvoir organisationnel de l’État. Ce processus, enraciné dans la politique classique et se prolongeant dans le présent, indique, pour Agamben, une politique occidentale qui s’est constituée dès ses débuts comme une biopolitique. Braidotti va plus loin et apporte un regard féministe au concept agambenien. Pour elle, la zoē « représente la vitalité insensée de la vie qui se poursuit indépendamment et sans contrôle rationnel » et ce concept est au « cœur du tournant féministe post-anthropocentrique : il s’agit d’une réponse matérialiste, sécularisée, enracinée et non sentimentale à la marchandisation opportuniste transespèce de la Vie qui est la logique du capitalisme avancé », écrit-elle dans « The Posthuman in Feminist Theory » (The Oxford Handbook of Feminist Theory, L. Disch & M. Hawkesworth, Oxford University Press, 2016).
Valero la cite ainsi dans sa communication : « Le capitalisme contemporain a une structure biogénétique, c’est pourquoi il nous invite à investir dans la Vie comprise comme un système informationnel. L’intervention biotechnologique sur les animaux, les graines, les cellules et les plantes, la recherche sur les cellules souches dans le domaine humain et non humain, a déterminé, en partie, l’affinement du contrôle scientifique et économique et la marchandisation de tout ce qui vit. » Valero appelle alors à la vigilance et pointe que dans beaucoup de biolabs il n’est par rare d’être confronté à « une exaltation techno-centrique des outils du lab, exaltation qui dissimule en réalité une quantification de la vie ». Aussi elle nous engage à considérer que le projet UrsuLaB est aussi là « pour générer un engagement et des connaissances situées de manière à confronter la prétention exceptionnaliste de l’humain ». Laura Benitez pointe là les dérives d’un « discours transhumaniste qui s’appuie en définitive sur un héritage eugénique où le normal exerce le pouvoir sur l’anormal ».
La communication de Laura Benitez Valero était suivie d’une présentation de l’artiste britannique Sophie Hoyle, en compagnie de Jule Lanoix de l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Bourges, avec qui l’artiste a collaboré au cours d’une résidence à l’UrsuLaB au début 2021 dans le cadre du programme EMARE/EMAP. Sophie Hoyle (que nous avions interviewé.e avant sa résidence) présentait son projet Chronica qui « vise à explorer les expériences partagées de la maladie chronique, du handicap et du traumatisme collectif à travers de multiples formes de marginalisation sociale mais aussi des formes de guérison collective et de connaissance corporelle autonome par rapport au système de santé. » Hoyle explique comment, notamment du fait des complexités de la pandémie, ielle a utilisé l’UrsuLaB pour des explorations bricolées et spéculatives sur le corps plutôt que pour de la recherche scientifique.
Le son de la vie
La soirée du samedi démarrait par une performance des artistes Ce Quimera et Gaia Leandra – accompagnées d’Ari Gatak – qui s’occupent actuellement du biolab du centre culturel Hangar de Barcelone, sous la forme d’une résidence longue durée. La performance Bioxeno se tenait dans le Nadir, salle de concert de l’Antre-Peaux, autour d’une table de laboratoire sonifiée et augmentée et invitait le public à se poser au sol, à se sentir à la maison pour découvrir, voir et écouter des fragments d’une recherche sensible en cours sur les efflorescences de cyanobactéries dans les deltas de l’Ebre en Catalogne et des fleuves Paraná et Uruguay en Argentine. Ari Garak lit un texte des artistes : « (…) Les habitants du delta parlent des cyanobactéries et de l’eau contaminée, racontent des histoires sur les invasions, les toxines et les problèmes que ces cyanobactéries entraînent dans leur vie quotidienne. Une autre recherche commence : les journaux et les magazines scientifiques parlent de la prolifération de cyanobactéries dans tous les affluents des grands fleuves qui atteignent le bassin de La Plata, parcourant des milliers de kilomètres depuis l’Amazone. Monoculture et déforestation, les engrais provenant des cultures s’infiltrent dans les eaux des rivières, les toxines sont assimilées par les cyanobactéries, lorsque celles-ci fleurissent, elles envahissent les eaux. Des eaux que les animaux humains et non humains utilisent pour vivre. (…) qui, les cyanobactéries protègent-elles ? De quoi se protègent-elles ? Est-ce la même chose qui se produit dans le delta de l’Ebre ? Première collection d’échantillons… mais que faire avec ? » Entre récits textuels et visuels et microbiologie sonifiée, les artistes invitent à des « récits épars, non définitifs, une ébauche d’histoires qui se composent entre sons, textures et odeurs », car « la biologie n’est pas téléologique », citant là l’écologiste queer colombienne Brigitte Baptiste.
La nuit se poursuivait par une performance audiovisuelle de Óscar Martín, Meta Music Machines, tout en flash de néons et impressions rétiniennes indexés sur des impulsions sonores, puis d’un concert et Dj set techno de XX0019 und Motto.
Alliance symbiotique
Le week-end se concluait par la projection le dimanche après-midi d’un long documentaire sur la vie de la biologiste de l’évolution Lynn Margulis, Symbiotic Earth: How Lynn Margulis Rocked the Boat and Started a Scientific Revolution, de John Feldman.
Symbiotic Earth, film en VOD (sous-titres disponibles) :
Le film montre comment, encore jeune scientifique dans les années 1960, Margulis fut ridiculisée pour avoir proposé pour la première fois que le principe la symbiose devait être considérée comme moteur essentiel de l’évolution. Se mettant en rupture de la vision mécaniste selon laquelle la vie a évolué par le biais de mutations génétiques aléatoires et de la compétition, telle que développée par les néo-darwiniens, principaux adversaires de Margulis, la véritable « Darwin du 21ème siècle » a construit au long de sa carrière un récit symbiotique de l’évolution dans lequel les bactéries se sont unies pour créer les cellules complexes qui ont formé les animaux, les plantes et tous les autres organismes – qui forment ensemble une entité vivante multidimensionnelle qui recouvre ce que James Lovelock a appelé Gaïa. On parle de symbiose lorsque des organismes d’espèces différentes vivent ensemble pendant une période prolongée. Les lichens, les champignons mycorhiziens et les bactéries qui vivent dans notre corps sont tous des exemples de symbiose. En effet, tous les organismes individuels que nous voyons autour de nous – les plantes, les animaux et les champignons – sont en fait des consortiums de nombreux organismes différents vivant en symbiose. Ces consortiums sont appelés « holobiontes ». Pour son documentaire, le cinéaste John Feldman a voyagé dans le monde entier pour rencontrer les collègues avant-gardistes de Margulis mais également examiner comment la vision du monde néo-darwinienne de la « survie du plus fort » a conduit à la compétition effrénée, au racisme, au génocide, comme au changement climatique et au capitalisme extrême contemporains.
La projection était fractionnée en trois parties, l’occasion pour les modérateurs Maya Minder et Ewen Chardronnet (l’auteur de ces lignes, nde) de développer lors de discussions ouvertes avec l’audience les points clés de la théorie endosymbiotique de l’évolution de Lynn Margulis. Maya Minder et Ewen Chardronnet seront l’an prochain en résidence à l’UrsuLab pour travailler également sur les efflorescences problématiques de microalgues et de cyanobactéries dans les plans et cours d’eaux de la région de Bourges.
UrsuLaB est donc finalement bien lancé, pour preuve, la fin de week-end ouvrait ensuite sur une semaine d’atelier MYWO (Mycology With Others) menée par les artistes barcelonaises Marzia Matarese et Óscar Martín, membres de eemeemee (Enclave Micopirata Mutante), un réseau communautaire de partage de processus et de connaissances autour des champignons. L’atelier couvrait les techniques de clonage du mycélium dans des boîtes de Pétri d’agar et la reproduction dans un substrat de céréales pour la fructification des champignons.
L’exposition Agir dans son lieu, à l’Antre-Peaux jusqu’au 16 janvier 2022.
Avec la complicité de l’Ensa de Bourges, UrsuLaB a été créée avec le soutien et l’accompagnement de la Fondation Daniel et Nina Carasso. Elle a également ensuite bénéficié d’un soutien de la Région Centre Val de Loire ainsi que du programme « A vos ID » et de la DRAC par l’intermédiaire du Plan de Relance de l’État.
Prochainement, entretien avec Quimera Rosa.