Makery

Hall Noir : les mondes multiples de David Legrand

Dispositif de scannage 3D d’une œuvre de Jacques Malyquevique, "Sans titre" (1983), collection FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine. Programme d'études : "Transmutation d'une collection" (2020-2023). Commande Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec l’École Nationale Supérieure dʼArt de Limoges et son laboratoire de recherche La Céramique Comme Expérience, artistes David Legrand et Fabrice Cotinat. Tous droits réservés.

Au croisement de la réalité virtuelle et de la création, David Legrand est artiste, ciné-vidéaste, plasticien-acteur, intervenant transpédagogique à l’ENSA Limoges et initiateur du programme d’étude et de recherche « Transmutation d’une collection » commandé par le FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine. David Legrand est également co-fondateur de Hall Noir. Un terrain de jeu et de création collective créé en 2014, associant étudiant·es et artistes. « Jeu de Mondes », une exposition in situ et en réalité virtuelle proposée lors des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s à Bourges en novembre marquera la fin de ce cycle transdisciplinaire. Première partie de notre entretien.

Modéliser des imaginaires
Co-fondé et coordonné par David Legrand, le programme Hall Noir remonte à Bandits-Mages et son festival qui a existé de 1991 à 2020 à Bourges. Les Rencontres de cette structure ont alors accueilli une programmation élaborée avec des étudiant·e·s issu·e·s d’écoles d’art françaises et étrangères. Ielles sont invité·e·s à expérimenter collectivement des modes de diffusion artistique et des moyens de production alternatifs. Ainsi, un groupe issu du plateau d’expérimentations et d’investigations « Vidéa Performing Art », créé en 2013 à l’occasion des précédentes Rencontres, a choisi d’explorer un autre usage des objets et des moyens qui sont habituellement utilisés dans le champ autonome de l’art (exposition, conférence, édition, événement, débat) pour ouvrir Hall Noir. Ce sera un espace prototype destiné aux étudiant·e·s en art, pour se consacrer entièrement à une expérience de diffusion artistique comme on se consacre à une création.

Vues de l’atelier Hall Noir regroupant des étudiant·es en École d’Art (Bourges, Limoges, Angoulême, Toulouse et Nantes). Fabrique du Haïdouc, Antre-Peaux, Bourges, 2021. Photo : D.R.

En 2020, Bandits-Mages a fusionné avec Emmetrop pour devenir l’association, pleinement pluridisciplinaire, Antre Peaux (arts visuels, cinéma, arts multimédia, arts du spectacle, musiques actuelles et créations sonores). Hall Noir est désormais l’équipe de programmation étudiante des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s portées par l’Antre Peaux. Hall Noir offre donc aux jeunes artistes-étudiant·e·s un ensemble d’outils critiques, matériels, logistiques et financiers pour mettre en œuvre et générer des programmes et des espaces visionnaires. Le processus est pensé comme un espace de travail collectif fait de recherches et de rencontres. Associant étudiant·e·s et artistes, ce programme accompagne les spécificités et les durées particulières de chaque proposition jusqu’à leur organisation en séances de présentation lors des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s dans des lieux pouvant potentiellement accueillir Hall Noir : salle de cinéma, musée, galerie, théâtre, centre d’art, espace public, lieu intermédiaire ou « alternatif », habité…

Hall Noir invite à modéliser des imaginaires grâce à un enchevêtrement entre monde « réel » et monde « virtuel » Après huit ans de création collective intensive dans les forges de Hall Noir, la dernière génération des étudiant·e·s décida de se dé-matérialiser pour devenir un être collectif, des méta-artistes. Ielles créèrent ensemble dans un jeu de mondes, une zone intermédiaire entre le réel et le virtuel, pour court-circuiter les formes figées de l’art comme de l’existence et nous rendre sensibles à la diversité des êtres, des choses, des pensées, des âges et des goûts en constante transformation, jamais fixés. Ielles déclarent : « Nous nous sommes transmuté·e·s dans le plasticène et dans la mythopoésie, et nous avons démarré le grand compost moderne, vers une nouvelle ère plastique, vers le multipicturalisme, vers l’art de la transmutation numérique, vers des esthétiques fictions ». Explication.

Hall Noir, bande-annonce :

Makery : Cette année, pour l’édition 2021 des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s, Hall Noir va présenter une exposition virtuelle intitulée « Jeu de Mondes »…

David Legrand : Oui, cela ouvrira le 18 novembre et durera jusqu’au 5 décembre dans le Château d’eau-Château d’art de la ville de Bourges. C’est le lieu historique de Hall Noir, cet espace transpédagogique que j’ai créé en 2014 avec trois étudiantes de l’École des Beaux-Arts de Bourges : Joséfa Ntjam, Ophélie Soulier-Bois et Marie Gaudou. Pour ce dernier Hall Noir, avant sa métamorphose en une autre nébuleuse artistique et pédagogique des arts collectifs, le château sera complètement vide : l’exposition « Jeu de mondes » sera entièrement portative et mobile, contenue dans 6 casques immersifs sans fil.

La VR est un outil pionnier pour exposer des œuvres en 3D. Cédric Massart, Hugo Balbona, qui sort juste de l’École des jeux vidéo de Toulouse, et Xing Xao, artiste numérique et game-artiste de Bordeaux, sont les développeurs et codeurs constituant l’équipe de techniciens poétiques de Hall Noir qui ont développé et réalisé cet outil. Cette exposition collective sera parcourable en temps réel par 6 multijoueurs/ses. Elle rassemble les œuvres de Léo Sallanon, Étienne Müller, Laurianne Rolo, Woojung Yim, Bartosz Stępnik, Léa Nugue, Maëva Guillery et Yue Sun. L’exposition est donc constituée de huit mondes immersifs, regroupés dans un monde commun.

Études préparatoires pour Hall Noir. Léo Sallanon, 2021. Photo : D.R.

Ce monde commun se compose d’un environnement d’accueil et d’hospitalité virtuel, sous la forme d’un Hub. L’ensemble forme une œuvre globale, tout autant qu’un dispositif de diffusion et de médiation expérimentale à appréhender en temps réel. C’est un espace ouvert, à parcourir, et un lieu favorisant la sérendipité par la provocation de rencontres accidentelles, stimulant les échanges entre les visiteurs/ses et un groupe d’avatars. Ces avatars, ou familiers flottant dans l’espace, sont des sortes de médiateur/rices digitaux dont la mission est de présenter, guider, préparer et accompagner les spectateur/rices vers les mondes à explorer qui sont accessibles par 8 portails d’entrée.

Sculpture morphique de Léo Sallanon, étudiant à l’Ensa Limoges, Art année 4. Exposition Jeu de Mondes – Hall Noir, Rencontres Internationales Multi-Médias & Multi-Joueur-euses, Antre-Peaux. Bourges, 2021. Photo : D.R.

Makery : Cette exposition n’est pas le seul « chantier » en cours. Il y a aussi le projet hybride de « Transmutation d’une collection » mené avec la FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine…

David Legrand : Pour parler de la genèse de ce chantier, je tiens d’abord à souligner que c’est venu d’une commande un peu particulière de la part de deux directrices d’institutions : Catherine Texier qui dirige le FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine et Jeanne Gailhoustet, ex-directrice de l’École Nationale Supérieure d’Art de Limoges. Ce qui m’a beaucoup intéressé, c’est qu’elles ne m’ont pas commandé une œuvre directement, mais un programme d’études visant à développer une relation hors normes entre des étudiant·e·s, une collection et un public. Ayant la particularité d’être un artiste transpédagogique, c’est-à-dire qui mêlent processus éducatifs et artistiques pour offrir une expérience qui se distingue clairement de l’enseignement artistique formel, j’ai trouvé ça très pertinent. Je trouve cela suffisamment rare pour le souligner.

Prototype de la machine d’hybridation des œuvres. Œuvres en cours d’hybridation : « Cité du toit minéral » de Jean Amado 1985 avec « Cage et Feldman » de Rainier Lericolais, 2003. Collection FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine. Programme d’études « Transmutation d’une collection » (2020-2023). commande Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec l’École Nationale Supérieure dʼArt de Limoges et son laboratoire de recherche La Céramique Comme Expérience, artistes David Legrand et Fabrice Cotinat. Tous droits réservés.

Pour terminer de situer ce programme, je dirais aussi qu’il est destiné à réaliser la première œuvre collective 3D et interactive de la future boîte immersive du FRAC : un espace d’immersion sans casque qui est plus couramment appelé CAVE (Cave Automatic Virtual Environment). C’est-à-dire un environnement immersif qui recrée un univers à l’aide d’images vidéo-projetées et positionnées tout autour des utilisateurs pour former un cube. L’idée principale de cette œuvre était simple : utiliser notre nouvel équipement portatif de création 3D et VR pour interpréter les œuvres d’une collection d’art public en mettant en scène leurs métamorphoses dans des mondes digitaux.

Vues de l’atelier Hall Noir regroupant des étudiant·es en École d’Art (Bourges, Limoges, Angoulême, Toulouse et Nantes). Fabrique du Haïdouc, Antre-Peaux, Bourges, 2021. Photo : D.R.

Le cœur du sujet étant la transmutation des modèles. La mutation d’un fond d’œuvres d’art contemporaines originales en un univers de doubles numériques s’émancipant des modèles pour devenir à leur tour des originaux. Cette transmutation d’une collection est un projet de médiation hors-norme. L’acte de transmission est conçu comme un acte de création et de transfert de l’art dans les mondes digitaux. Cela nécessite la réalisation d’une interface « d’engendrement » pour créer des « créatures numériques ». Ce dispositif expérimental proposera de combiner ou mixer, par une Intelligence Artificielle, plusieurs oeuvres numérisées choisies dans la collection du FRAC-Artothèque Nouvelle- Aquitaine avec les travaux des étudiant·e·s, pour créer à chaque fois de nouvelles formes hybrides. La restitution est prévue pour la réouverture du FRAC-Artothèque en mars 2023.

Transmutation de « Confusion » de Fabrice Cotinat, 1995-2005, par Étienne Müller, étudiant d’Intermédiation. Collection FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine. Programme d’études « Transmutation d’une collection » (2020-2023). Commande Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec l’École Nationale Supérieure dʼArt de Limoges et son laboratoire de recherche La Céramique Comme Expérience, artistes David Legrand et Fabrice Cotinat. Tous droits réservés.

Ce projet implique aussi la construction d’une « nanotecture de visualisation » (nano architecture), avec la participation de l’atelier de construction de l’Ensa pour permettre la visualisation des formes hybrides générées en 2D et 3D. Et bien sûr, il faut aussi réfléchir aux récits et à l’expérimentation, à des narrations spéculatives. Et d’un point de vue pédagogique, c’est véritablement une première confrontation collective avec la fabrique numérique qu’exige une oeuvre immersive. Ce « laboratoire interactif d’hybridation des œuvres » permettra le croisement des héritages formels et culturels des œuvres originales et de leurs avatars digitaux pour produire des récits d’interprétation, re-présenter, faire monde, faire circuler les œuvres et immerger les spectateurs dans des spéculations narratives.

Transmutation de « Confusion » de Fabrice Cotinat, 1995-2005, par Étienne Müller, étudiant d’Intermédiation. Collection FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine. Programme d’études « Transmutation d’une collection » (2020-2023). Commande Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine en partenariat avec l’École Nationale Supérieure dʼArt de Limoges et son laboratoire de recherche La Céramique Comme Expérience, artistes David Legrand et Fabrice Cotinat. Tous droits réservés.

Makery : Toujours au croisement de la réalité virtuelle et de l’expérience créatrice, parmi d’autres projets, il y a une série de 3 workshops ; dont « Gestes et Gestures » qui développe une nouvelle « machine de vision » et se prolonge par une web-exposition…

David Legrand : En 1968 à Berlin, Gerry Schum invente et produit une galerie télévisuelle (Fernsehgalerie) et entreprend d’explorer les puissances plastiques de la télévision dans laquelle il voit — à l’époque, il n’est pas le seul — l’instrument d’une démocratisation des pratiques artistiques. Il conçoit ses émissions comme de véritables expositions. Le 15 avril 1969, à 22h40, est diffusé pendant 38min « Land Art » et le 30 novembre 1970 « Identifications ». S’y succèdent de courtes séquences filmiques imaginées par les artistes, sobrement introduites par le nom de chacun d’eux, sans autres commentaires. Chaque artiste s’identifie à un geste simple mis en image. Cinquante ans plus tard, tous ces gestes, pour la plupart de sculpteurs devenus célèbres depuis, je les appelle des « Gestes sculptes ». Ils sont entrés dans l’histoire et dans la mémoire par l’action conjuguée de leurs auteurs (les artistes) et du cinéaste-producteur (Gerry Schum), curieux d’un nouveau média populaire : la télévision, capable d’élargir à la fois le propos et le public de l’art expérimental.

« Gestes et Gestures » dans le trouble lors du workshop, base d’échange et fabrique collective donné à l’isdaT par David Legrand en mars 2021. Avec Dimitra Agnantaiou, Emma Bouzeid, Lise Coti, Lorane Gérard Roche, Solange Guiraud, Ylan Laserre, Atéa Lefaisant, Alice Molet, Laurianne Rolo, Coline Sinica. Photomontage : Françoise Goria.

C’est dans cet esprit que j’ai installé une base d’échanges et une fabrique collective avec les étudiant·e·s de deuxième année art de l’isdaT (institut supérieur des arts et du design de Toulouse) à l’invitation de Françoise Goria. J’apporte un questionnaire-questionnement intitulé « Vivre le trouble ». Il s’agit de partir du trouble, le nôtre, celui de l’époque, et tenter de s’y retrouver en y répondant par de courts messages vidéo. Ce projet s’articule autour d’un studio de réalité virtuelle portatif, autrement dit un casque immersif pour que les étudiant·e·s transposent très intuitivement des éléments de leurs travaux plastiques quel qu’il soit (sculpture, peinture, installations, photo…) dans les mondes digitaux.

Webexposition Vivre le trouble, l’émerveillement primitif :

Nous avons mis en place avec les étudiant·e·s une webgalerie présentant, filmés, des gestes clefs liés à leurs travaux pour ensuite les transformer en gestures — les « gestes sculptes » appartiennent à l’espace de la sculpture et les « gestures » à l’espace numérique des dessins spatiaux. Nous avions trois jours pour alimenter la webgalerie de séquences construites et d’autres improvisées, destinées à être mise en ligne sous forme d’une webexposition et de tester ainsi de nouveaux champs perceptifs avec un casque VR. Nous avons exploré des gestes, actes et comportements issus de travaux artistiques plongés dans la réalité virtuelle. Sachant que ces gestes numériques captés en vidéo peuvent produire des chorégraphies étranges et très physiques ; poids et apesanteur s’entremêlant dans nos corps d’astropoètes. Il s’agit apprendre de manière très intuitive à sculpter et dessiner dans l’espace avec la sensation d’apesanteur, et même à entrer à l’intérieur des dessins, à les parcourir et à montrer ce nouveau type de voyage aux autres. Le rêve de Kasimir Malevitch !

Retrouvez la seconde partie de notre entretien la semaine prochaine.

Jeu de Mondes – Hall Noir / Rencontres Mondes Multiples, exposition virtuelle collective, du 18 novembre au 5 décembre, Château d’eau-Château d’art, Bourges.

Rencontres Mondes Multiples
ENSA Limoges
FRAC-Artothèque Nouvelle-Aquitaine
Antre-Peaux