Flo Kaufmann : Jouer avec l’obsolescence au Kunsthaus Langenthal
Publié le 14 juillet 2021 par Roland Fischer
Pendant cinq mois, le Kunsthaus Langenthal, en Suisse, se transforme en un H.o.Me. – Home for obsolete media. Le musicien, artiste, ingénieur et « bricoleur universel » Flo Kaufmann ne se contente pas de montrer sa grande collection de vieux appareils, il met en lumière leur potentiel artistique. Dernière semaine pour visiter l’exposition.
Il ne voudrait certainement pas l’entendre, mais Flo Kaufmann est une sorte de légende vivante. Demandez à toute personne active dans la production de disques vinyles dans le monde entier et vous obtiendrez la même réponse : S’il y a quelque chose de bizarre, et que ça n’a pas l’air bon, qui allez-vous appeler ? Flo Kaufmann ! Au fil des ans, Kaufmann est devenu non seulement la personne au monde qui connait le mieux les rouages du pressage et de la découpe des vinyles, mais il a également rassemblé un important corpus de pièces détachées. Une accumulation de connaissances aussi bien matérielles qu’immatérielles, à Soleure, une petite ville parfaitement insoupçonnable entre Berne et Bâle.
Oui, la découpe du vinyle et toutes les machines qui l’accompagnent ont – il n’y a pas si longtemps – été considérées comme très obsolètes, mais comme le souligne Raffael Dörig, directeur du Kunsthaus Langenthal et commissaire de l’exposition, « l’obsolescence est souvent perçue comme une succession de technologies, alors qu’il s’agit en fait d’une histoire de superpositions. Les anciennes technologies ne se contentent pas de disparaître, elles continuent à vivre. » Pour cette première exposition personnelle de l’œuvre de Kaufmann, Dörig adopte une approche curatoriale inhabituelle : H.o.me est tout autant une exposition d’art qu’une plongée dans l’histoire des médias. Les différentes salles du Kunsthaus sont consacrées à un média spécifique – cassettes audio, téléviseurs cathodiques, radio, disques analogiques, etc. Kaufmann y a introduit une incroyable variété d’objets issus de sa vaste collection, ce qui constitue déjà un beau fouillis à explorer. En plus de cela, il a invité toute une série d’amis artistes. Sa collection n’est pas une archive bien conservée, c’est une « Gebrauchssammlung », pour reprendre un beau terme allemand difficilement traduisible – une collection à réutiliser. Elle s’est agrandie, au fil des ans, grâce à l’obsolescence. « C’est un mélange de sauvetage et de découverte » dit Kaufmann, la plupart des objets étaient littéralement posés dans la rue, attendant juste que quelqu’un les ramasse. « Je ne peux tout simplement pas passer devant une poubelle sans jeter un coup d’œil à l’intérieur ». La Suisse est loin d’être l’endroit idéal pour cette pratique de collecte opportuniste, trop ordonnée, trop bien organisée. Il se souvient de sa résidence d’un semestre à la Cité des Arts à Paris comme d’une expérience de butinage bien plus fructueuse. À mesure que son travail et sa collection sont devenus plus connus, il a commencé à recevoir des appels téléphoniques lorsque des collections privées sont liquidées. Il arrive souvent en dernier après les grandes institutions – et il est souvent étonné de ce qui est laissé derrière, parce que cela ne rentrait pas dans le cadre conceptuel des collections officielles. Il ne se plaint pas, et emporte les joyaux chez lui. Le résultat s’empile dans sa maison et dans ses espaces de stockage – et il est réutilisé, dans la mesure du possible.
Et c’est ainsi que se développe un grand subjonctif technologique, un possible pour de nouveaux projets, pour des bidouillages et des œuvres d’art. Certains de ses propres objets transforment de vieux appareils électroménagers en instruments dadaïstes (mais tout à fait jouables). Mais Kaufmann est également devenu une sorte de plaque tournante pour un réseau informel d’artistes travaillant avec ces vieux appareils. Dans cette perspective, l’obsolescence n’est pas un stratagème pervers du marché pour accélérer les ventes, mais une force libératrice et démocratisante. Lorsque les choses deviennent obsolètes, elles deviennent accessibles, en particulier pour les artistes qui n’ont généralement pas le budget pour du matériel de haute qualité. Le Synkie d’Anyma, exposé à Langenthal, en est un bel exemple. Fabriqué à partir d’équipements vidéo dont le prix était autrefois prohibitif, il est devenu un laboratoire de manipulation modulaire d’images analogiques. Cela rappelle à Raffael Dörig l’ancien slogan de Sony : « Soyez créatifs ? Eh bien, c’est une idée assez limitée de la créativité, encadrée par l’industrie : seulement dans les conditions que nous avons définies. Suivez le mode d’emploi, adoptez l’esthétique standard, achetez toujours le matériel le plus récent. Et s’il vous plaît, pas de violation des droits d’auteur ». Selon Kaufmann, il lui a fallu en fait un certain temps pour réaliser que travailler avec la technologie au-delà de ces limites n’est pas un simple « bricolage » créatif, mais une véritable pratique artistique. En fin de compte, tout se résume à la culture du hacking – « et en effet, je considère cela comme une tâche classique pour les artistes. » Utiliser les choses de manière imprévue, réarranger les pièces, combiner et contourner les circuits. Il aime voir cette idée se développer dans les médias numériques. Pour lui, la « mentalité open source » incarne cette vision de la technologie. La fin de l’analogique n’a pas signifié une impasse pour les bricoleurs, au contraire.
Lorsqu’on lui demande s’il a parfois l’impression que c’est un sacrilège de démonter et de réutiliser les précieux documents du passé technologique, il se contente de hausser les épaules – la plupart des objets qu’il trouve « traînent sous la pluie depuis plusieurs jours de toute façon ». Encore une fois : voir la cassure et la désutilité inhérentes à la technologie non pas comme une limitation, mais comme une libération. Ou comme le dit Kaufmann : « L’abus est en fait un beau terme. » Mais il y a toujours des moments où les fantômes de la machine prennent vie, d’autant plus qu’il ne collecte pas seulement des appareils mais aussi des enregistrements de toutes sortes. M. Kaufmann décrit cela comme un mélange de respect et de curiosité, car bien sûr, il lui arrive de voir et d’entendre des souvenirs très personnels. Mais, en raison de sa pratique de collectionneur, il ne sait généralement rien des anciens propriétaires, si bien qu’il regarde le matériel de manière détachée. Souvent, il n’éprouve pas un sentiment d’effroi, mais de tragédie. « Parfois, lorsqu’une collection privée m’est confiée, j’emporte chez moi toute une vie de souvenirs ». De la première lettre d’amour aux vieux clichés de famille en passant par la radiographie d’une tumeur mortelle. Les médias obsolètes sont d’une grande intimité, ils sont et ont toujours été plus que de simples vestiges techniques. Et ils continueront à vivre, si nous ne les jetons pas sans réfléchir. Alors soyez gentils, rembobinez.
3 Mars – 25 Juillet 2021: H.o.Me. – Home for obsolete media
Avec Flo Kaufmann and ses invités : Anyma, Pietro Beatrice, Ted Davis, Quentin Destieu & Sylvain Huguet (Dardex), Asi Föcker, Jonathan Frigeri, Manuela Imperatori, Martina Lussi, Christian Marclay, !Mediengruppe Bitnik, mobileskino, Mariane Moula, Alexandra Navratil, Andrea Saggiomo, Sarina Scheidegger & Rodrigo Toro Madrid, Strotter Inst., Fornax Void, et d’autres.
Publication « H.o.Me. – Home for obsolete media » publié par Christoph Merian Verlag.