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L’art de renoncer à un futur désirable au Ouishare Fest

Et vous, à quoi êtes-vous prêts à renoncer ? © Elsa Ferreira

Et si le courage ultime était de renoncer ? Alors que le GIEC évoque dans son prochain rapport des retombées cataclysmiques du changement climatique dans les années à venir, un trio de chercheurs a abandonné la résilience pour étudier le renoncement. Et propose d’accompagner les entreprises et collectivités territoriales dans la fermeture de domaines stratégiques.

A l’édition 2021 de Ouishare Fest, alors que la vague de froid parisienne a cueilli les sudistes arrivés en sandales, on pense le temps long à l’heure de l’urgence. Et puisqu’il faut se projeter, sommes-nous prêts à nous débarrasser de nos imaginaires optimistes ? Nous sommes en tout cas nombreux à nous prêter à l’exercice, mené par Diego Landivar, Emmanuel Bonnet et Victor Ecrement dans une fresque collective du renoncement.

Beaucoup de monde pour s’essayer au renoncement au Ouishare Fest. © Elsa Ferreira

Décalage diagnostique

Cela fait quatre ans que les chercheurs Landivar, Bonnet, ainsi que Alexandre Monnin, tous trois chercheurs au sein de l’Origens Medialab, pensent le renoncement au sein de leur initiative Closing Worlds. Le point de départ de leur action auprès des organisations est venu d’un constat, explique Emmanuel Bonnet devant des tables plus que remplies de spectateurs : il y a un décalage entre le diagnostic climatique et les modèles de stratégie. D’un côté, donc, un diagnostic cataclysmique. De l’autre, des enjeux de « futurs désirables » ou futurs « souhaitables ». Réalité contre imaginaire, ça ne colle pas.

Un hiatus comme point de tension dans un pays où les « top managers », comme appellent les chercheurs ceux aux postes de décisions, viennent souvent de milieux ingénieuriaux, creuse Diego Landivar dans un coup de fil à trois voix pour approfondir leur approche. « Ils ou elles ne peuvent pas s’opposer durablement au diagnostic scientifique et sont dans une tension. Dans leur board, il est très difficile de défendre la position critique de la situation climatique et de l’autre côté, ils sont obligés d’attester le fait qu’on est dans une trajectoire plus forcément maîtrisable. Cela crée des déplacements cosmologiques qui nous intéressent particulièrement. Le management classique est emprunt de leadership, de positive attitude, d’élan projectif très fort. Ce diagnostic vient complètement dérober le sol sur lequel ils placent leurs horizons stratégiques. »

Entre 2016 et 2020, les chercheurs mènent une enquête auprès des « Patrons effondrés » pour analyser le trouble de certains managers face au diagnostic de l’anthropocène et du changement climatique. Ils recueillent des verbatims de patrons « qui font sauter les grands tabous de l’entreprise, présente Diego Landivar. Ces patrons sont prêts à parler de décroissance comme horizon d’optimalité dans les prochaines années, à parler de renoncement, de planification écologique… Des choses tabous dans l’idéologie classique du patronat. » Une prise de conscience radicale encore marginale, reconnaît pourtant le chercheur. « Quelques patrons se sont engagés dans des paradigmes de durabilités fortes. Par exemple, Isabelle Kocher a évoqué Engie comme une entreprise qui vend de la décroissance énergétique, avec l’implicite qu’Engie réussirait si elle réussissait à programmer sa diminution d’échelle. »

Va-t-on passer du green washing au décroissance washing ? « On commence à voir des questions dans ce sens. Est-ce que les entreprises ne vont pas utiliser les arguments écologiques pour mettre en place un nouveau front de libéralisation, pour justifier les fermetures d’usines ? Mais la redirection écologique s’oppose drastiquement à la logique de fermeture du néo-libéralisme. »

L’art (et la technique) de la fermeture

De leur exploration des mondes qui se ferment, les trois chercheurs ont tiré un livre, Héritage et fermeture (éditions Divergence, 2021). Ils étudient les fermetures du capitalisme mais aussi celles qui sont bonnes, ou « l’art de la fermeture ». « Le capitalisme ferme de manière insidieuse, irrationnelle, non stratégique, dans une conception de la valeur à court terme problématique. Il faut venir contester le monopole du néo-libéralisme sur la notion de fermeture, pense Diego Landivar. La dignifier et montrer qu’il y a un autre horizon de la fermeture. »

Pour mettre en œuvre fermeture vertueuse ou redirection écologique, les chercheurs ont mis en place un modèle de « commande écologique » pour lequel ils s’appuient sur le tout nouveau Master Strategy and Design for the Anthropocene, ouvert en septembre 2020 à Strate Ecole de Design et dirigé par Alexandre Monnin. « Une organisation publique ou privée veut expérimenter un protocole de redirection écologique quel qu’il soit, décrit Emmanuel Bonnet. Cela peut-être la “descalarité”, c’est-à-dire le renoncement à la supply chain internationale ; la mise en place d’un protocole démocratique de renoncement comme ce qu’on fait avec Grenoble ; la création d’un GIEC local ; l’accompagnement dans la fermeture d’un horizon stratégique pour une entreprise… Plein de choses. Les organisations passent commandes et nos étudiants, avec les enseignants chercheurs et des designers intervenants du master, vont désigner une proposition qui aligne l’organisation vis-à-vis des limites planétaires. »

Car pour Bonnet, Monnin et Landivar, il ne s’agit pas seulement de projections de la pensée mais bien d’entrer dans le dur. « On se refuse à être des déplaceurs d’imaginaires, partage Bonnet. La question cosmologique est essentielle dans la torsion qu’il faut faire pour s’aligner vis-à-vis des limites planétaires mais on intervient aussi sur le domaine technique. Une fois que tu as déplacé les imaginaires et convaincu qu’il fallait rediriger, la question est encore intacte dans son problème. Il va falloir mettre les mains à la pâte, aider les organisations à savoir par où on commence, qu’est-ce qu’on fait, quel type de protocole on suit, quelles sont les techniques, les métiers qui doivent être utilisés pour démanteler pour tels ou tels projets ou pour fermer telle ou telle chose. »

Renoncement démocratique

Voilà qui nous ramène à cette froide journée de juin, attablés autour de grandes feuilles, de schémas et de planisphères pour mettre au point une Fresque du renoncement collective. On nous demande d’abord à chacun d’écrire un renoncement qui nous semble difficile à réaliser, collectif et lié à l’écologie, de l’arrêt de la viande à celui des grands événements internationaux. Chaque table devra ensuite plancher sur cet objectif. Pour notre part, il nous faudra travailler à renoncer à l’avion pour nos voyages au sein du territoire français – un objectif assez facile puisque personne autour de cette table ne semble être touché. Cela nous permettra au moins d’appliquer la procédure avec rigueur.

D’abord, établir les externalités : les emplois directs et indirects, les nuisances, les composants et matières premières, les pratiques, les infrastructures. Puis on nous demande de situer sur une carte les infrastructures – les aéroports bien sûr, mais aussi les lieux d’assemblages, les cimetières d’avions comme en Arizona ou encore les zones d’extractions de pétroles. On nous invite ensuite à se mettre dans la peau des groupes touchés par ce renoncement – on incarne tour à tour un cadres supp’ dont la durée de temps de trajets va exploser, un chauffeur de train ravi de voir son activité exploser, un employé de magasin d’aéroport qui espère pouvoir retrouver du travail ailleurs ou encore la voix des oiseaux, ravis de retrouver un coin de ciel sans risquer leur vie ou de se faire chasser par un effaroucheur d’oiseaux. Enfin, le temps des décisions : ce qu’on supprime (les avions, donc), ce qu’on conserve (pas grand-chose), ce qu’on redirige (et pourquoi pas des tiny houses dans des avions ?) et ce qu’on rajoute (des trains !). Si notre exercice était plutôt aisé, les tables voisines n’ont pas eu tant de chance : certains planchent sur le renoncement aux réseaux fibre et 4G, au numérique dans son ensemble ou au désir de faire carrière. « On a supprimé le lien entre le statut social et le titre, sans enlever la contribution à la société », tente le groupe.

Notre défi : renoncer aux voyages en avion en France. Accompagné de Margot Boitel, étudiante au Master Strategy & Design for Anthropocene. Pour elle, ce curriculum a été une « révélation », dit-elle. © Elsa Ferreira

Cette démarche permet de penser collectivement le renoncement, un protocole démocratique mis au point entre autres par l’étudiant Victor Ecrement et actuellement expérimenté à Grenoble. « L’idée est de se confronter à une réalité parfois différente de celle que l’on désire de se confronter aux héritages qui sont les nôtres, présente Emmanuel Bonnet. Par exemple, prenez la question des piscines municipales à Grenoble. C’est un enjeu démocratique. Le but n’est pas de se dire « on a un problème avec les piscines municipales, pas grave, on va y renoncer ». Il faut poser les questions fondamentales des attachements. Que révèle cette piscine municipale ? Quel type d’attachements, de dépendances, de public, sont liés ? La Fresque du renoncement vise à rendre explicite ce qui était considéré comme arrière-plan. »

Reste une question en suspens : renoncer, est-ce baisser les bras ? « Renoncer ce n’est pas ne rien faire, rétablit Alexandre Monnin. C’est opérer des détachements difficiles et de nouveaux ré-attachement. C’est un processus extrêmement actif. » Une approche volontaire et courageuse pour un constat un brin fataliste : à l’aube d’une réalité cataclysmique, le futur désirable n’est plus de mise.

Les détails du protocole de la Fresque du renoncement

L’initiative Closing Worlds

Le Ouishare Fest 2021