Makery

« Virus en devenir » : Shu Lea Cheang et son « Viral Love Biohack »

UKI Virus Rising (2018), Gwangju Biennale, photo © Shu Lea Cheang

Makery a rencontré Shu Lea Cheang à l’occasion de la présentation de « Virus en devenir », une exposition qui s’est tenue au Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice jusqu’au 16 mai.

Déjà un peu plus de 40 ans Shu Lea Cheang, artiste multimédia d’origine taïwanaise formée aux États-Unis, bouscule le cadre des arts médiatiques et ses codes esthétiques au travers d’œuvres qui vont du film, à l’installation, en passant par la performance, le net art et la web série. Son travail emprunte aux théories et idées de la science-fiction autant qu’aux études de genre et à la culture queer. Son intérêt pour la politique du corps, la bioéthique et les biotechnologies en général, la porte à présenter des œuvres qui sont autant d’études sur la contagion et la viralité dans un monde asservi par le pouvoir biotech industriel. Rencontre avec une artiste à la vision aigüe, à l’occasion de la présentation de Virus Becoming, une exposition qui s’est tenue au Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice jusqu’au 16 mai.

Maxence Grugier : Shu Lea, depuis le début votre travail est habité par l’idée de mutation, d’infection, de virus… En tant qu’artiste, d’où vous vient cet intérêt pour ces thématiques ?

Shu Lea Cheang : Je devrais peut-être attribuer l’origine de cette passion pour les infections virales aux travaux artistiques que j’ai menés à l’époque où je vivais à New York (dans les années 1980-1990). C’était une ère de protestations et d’actions de rue, de clubbing effréné, de sexe, de drogue et d’épidémie de Sida. Nous avons perdu de nombreux amis. Nous participions aux actions directes et aux initiatives de désobéissance civile d’ACT UP pour exiger la libération de médicaments curatifs par la FDA (Food and Drug Administration, ndlr). Depuis, les thèmes de mon travail sont le virus comme dissidence, virus mutant, virus en devenir.

De cette époque sont nées des œuvres comme I.K.U. (2000), un film de science-fiction cyberpunk où un agent nommé Tokyo Rose tente de faire disparaître les réplicants I.K.U. de la société d’ingénierie biotechnologique GENOM Co., ou encore FLUIDØ (2017), un film de science-fiction cypherpunk, dans lequel je revendique finalement le virus comme étant une planche de salut, une tentative de me réconcilier avec la douleur de l’intimité perdue à cette époque. En 2009, tout en développant UKI au Hangar Media Lab, j’ai lancé Viral Love Biohack un cycle de travail sur lequel je me concentre actuellement.

Agent Natasha, Fluidø (2017). Photo : © J.Jackie Baier

On peut également dire que vous êtes une artiste pionnière de l’art numérique. Rétrospectivement, comment envisagez-vous votre travail depuis les années 90 ?

Au milieu des années 90, j’ai investi le cyberespace, le considérant comme mon territoire. J’étais considérée comme une pionnière du net art avec la création de Brandon (1998-1999) pour le Guggenheim. En 2002, j’ai écrit un synopsis post-net-crash pour mes œuvres telles que Garlic = Rich Air (2002 – en cours), Mycelium Network Society (2017 – en cours). En 2009, j’ai déménagé à BioNet, qui est pour moi « le réseau de corps occupés par GENOM Co ». Le virus permet mon infiltration dans le corps colonisé pour conduire la révolte de l’intérieur.

Depuis la fin des années 90, j’ai quitté New York pour la zone euro où je m’investis dans la création d’installations et de performances à grande échelle — à savoir Baby Love (2005, Palais de Tokyo), une installation avec des chansons d’amour pour bébés clones ; Moving Forest (2008, Transmediale), une performance collective d’une durée de 12 heures ; UKI Viral Performance (2009-2016) ; Live Code Live Spam, 3x3x6 (2019, Biennale de Venise), une installation médiatique trans-punk-fiction immersive et subversive, scénarisée autour d’une histoire de genre et dissidence sexuelle.

Parallèlement à mes œuvres d’art, je me suis également engagée dans la construction de collectifs — c’est-à-dire TAKE2030 (depuis 2003), qui fonctionne dans un système de médias en réseau parallèle, LaptopsRus (depuis 2009), une plate-forme participative ouverte auto-organisée dont la vocation est la mise en réseau des femmes performers live et Future Baby Production (depuis 2020) pour les recherches en cours d’UNBORN0x9 sur la politique ultrasonique et les tactiques de reproduction.

Peut-on parler de I.K.U., l’une de vos plus fameuse pièce ? Quelles relations entretient-elle avec votre nouvelle œuvre UKI ?

UKI ma nouvelle production en développement, est un projet de cinéma de science-fiction qui se passe dans une réalité virale alternative. UKI est conçue comme une suite de mon film cyberpunk I.K.U. qui racontait l’histoire des « codeurs I.K.U. » (IKU signifie « orgasme » en japonais), des réplicants commercialisés comme machines sexuelles par l’entreprise GENOM Co. pour collecter des « données I.K.U. » sur la sexualité humaine transformée en « puces I.K.U. », qui sont ensuite vendues à la consommation comme des applications de téléphones mobiles. Après le crash du réseau I.K.U., les codeurs sont exilés dans une sorte de décharge électronique, la E-trashville, et ils réapparaissent sous la forme de virus UKI. Ils se liguent alors pour infiltrer et saboter le bio-schéma nuisible conçu par GENOM Co. UKI, le virus, est enfin rejoint par des humanoïdes défunts, des trans-mutants et des techno-data-body, dans une ville infectée.

Baby Love, installation. Palais de Tokyo, 2005. Photo: © Florian Kleinefenn

Comment doit-on interpréter Virus Becoming, votre nouvelle exposition au Musée Départemental des Arts Asiatiques de Nice qui porte sur le virus ? Comme un commentaire sur la crise sanitaire mondiale que nous vivons ? La vision d’une artiste sur notre avenir en tant qu’espèce, sur notre évolution ?

L’exposition au MAA de NICE découle de UKI, ce nouveau film de science-fiction dont je parlais auparavant, et qui se présente dans l’exposition sous la forme de deux installations. L’installation UKI Virus Becoming (présentée pour la première fois à la Biennale de Gwangju 2018) raconte l’histoire du voyage de Reiko, un codeur I.K.U. privé de données dans la décharge électronique de E-Trashville, où les trans-mutants, les hackers, les codeurs, les migrants, les réfugiés et les ouvriers indigènes résident.

La deuxième partie de l’installation est centrée sur la construction du BioNet de GENOM Co. et sa promotion de la pilule rouge (Red Pill). Pour moi, nous entrons dans l’ère du BioNet, un programme entrepreneurial qui revendique, modifie, reconfigure nos bio-données. En utilisant des bactéries comme « agents » pour pénétrer dans le corps humain GENOM Co. peut reprogrammer les érythrocytes à travers les membranes des globules rouges. Dans son programme d’ingénierie biotechnologique GENOM Co. récolte également des transactions de données orgasmiques pour produire ces pilules rouges destinées à la consommation de plaisir.

Je travaillais sur ce scénario pendant le confinement à Paris entre 2020 et 2021. Je n’ai pu qu’être alarmée par la puissance virale du COVID, et d’autant plus prudente face à l’idée d’immunité vaccinale, et à la politique vaccinale qui trouve un écho dans mon scénario. Les futures espèces ne seront pas le résultat de l’évolution. Dans l’intrigue étendue de mon scénario pour UKI, un problème de bio-ingénierie accidentel viendra perturber le séquençage de l’ADN et donnera naissance à un gène neutre non binaire.

Red Pill. Photo : © Olivier Anrigo

On le voit, vous êtes très impliquée dans les questions de genre et de leurs représentations, ainsi que celles qui concernent l’avenir de notre corps en tant qu’espèce, avec, toujours, un point de vue critique. D’où viennent ces thèmes ?

J’envisage ces questions de genre comme dissidence. Nous sommes facilement confinés dans les codes binaires, 0 / 1, M / F, + / -. Comment positionnons-nous les personnes trans ? La transition ? Qualifiée de « minorité » lors de ma migration aux États-Unis à la fin des années 70,  je peux facilement m’identifier aux « autres » opprimés, aux identités de genre pas tout à fait établies, à la confirmation de genre autodéterminé.

En 1999, par exemple, j’ai créé Brandon pour le Guggenheim de New York, une pièce où je raconte l’histoire de Brandon Teena, un individu trans-genre qui fut violé et assassiné en 1993, après que son anatomie de femme fut révélée (ce drame a inspiré le film Boys Don’t Cry en 1999). Ce fut une des premières œuvres internet commissionnée par le Guggenheim. J’y parle déjà de la « fluidité et l’ambiguïté des genres et de l’identité dans les sociétés contemporaines. » L’œuvre a été beaucoup commentée. Et dans 3x3x6, une installation multimédia présentée à la Biennale de Venise, le morphing du genre et de la race deviennent des stratégies queer pour contrer l’algorithme du genre et de la sexualité à l’ère numérique.

Brandon (1998-1999). Image courtesy of the Solomon R.Guggenheim Museum, New York.

Virus Becoming présente donc UKI, le prequel d’un film en devenir et la suite d’I.K.U. (2000). Vous avez déjà réalisé de nombreux films auparavant comme vous nous l’expliquiez. Quel est votre rapport au cinéma en tant que médium artistique ?

J’envisage le cinéma comme installation artistique ou l’installation artistique comme du cinéma, suivant le « grand terme indéfini » de la mise en scène. Dans le long processus (écriture, levée de fonds) de travail vers une production de long métrage, je m’empare de la formulation du concept général de cinéma comme d’un art d’installation en réseau, une performance collective. Le médium artistique devient un prétexte à l’esquisse, une répétition vers la réalisation finale d’un film.

Prenons l’exemple d’UKI, qui a été présenté pour la première fois au Hangar Media Lab de Barcelone en 2009 comme une performance de codage de cinéma en direct, puis qui a été suivi de 2010 à 2014 par la construction BioNet d’UKI développée avec des résidences au Prado Medialab de Madrid, LABoral Centro de Arte y Creación Industrial à Gijón et l’Imaginarium (Tourcoing).

Rejoints par la commissaire d’exposition Isabelle Arvers comme productrice, nous avons reçu un financement CNC-Dicréam (2016) pour le développement d’UKI en tant que cinéma « innovant ». Dans le processus de collecte de fonds qui vise à réaliser UKI en tant qu’œuvre de cinéma, nous créons davantage d’œuvres d’art au fur et à mesure que nous construisons E-trashville et BioNet en 3D. Ces travaux ont abouti à des expositions telles que UKI Virus Rising (première Biennale de Gwangju 2018) et celle dont nous parlons ici, Virus Becoming en 2021 à Nice.

Vous semblez totalement fascinée par le virus en tant qu’entité. Vous écrivez : « il est potentiellement programmé pour se propager, se mobiliser et résister. » Est-ce ce qui vous fascine, ce pouvoir de résistance? La façon dont le virus — en tant qu’élément minuscule — peut s’emparer d’une civilisation?

Le potentiel de la capacité virale à se multiplier, à se propager est immense. Considérez UKI le virus comme une entité motivée, elle possède le pouvoir d’appeler à l’action, de se mobiliser, de s’infiltrer, de subvertir. Lorsque Jussi Parikka parle de mémoire culturelle nomade (voir : Pour une archéologie des virus, entretien avec Jussi Parikka), il renvoie aux appareils sociaux. L’histoire, les archives, le dépositaire, la mémoire peuvent s’appliquer au désir d’UKI de récupérer ses propres données d’orgasme saisies par la société GENOM.

Avec les installations présentées dans Virus Becoming, vous parlez aussi de l’impact de la technologie sur notre corps, de nos relations les uns aux autres, qui sont de plus en plus contrôlées par le marché des sondages et le capitalisme…

La science a fait de la fiction. Le scénario d’UKI répond aux progrès actuels de la bio-informatique, de la bio-ingénierie et des médias numériques mobiles. La recherche en génomique et en biologie synthétique redéfinit la structure de notre corps. Des parties du corps peuvent être remplacées par des micro-organismes cultivés artificiellement. Des micropuces implantées sous la peau nous suivent, exposent nos corps et nos données à une intervention extérieure.

Les téléphones portables avec capteurs intégrés sont nos prothèses étendues, permettant de suivre nos géolocalisations, les mouvements corporels, les passages frontaliers, nous contribuons avec nos bio-données personnelles à la collecte et au commerce des big data, Big Daddy Mainframe (VNS Matrix, 1991). Nous faisons partie d’une structure de surveillance de réseau méta-intégré. Comment négocions-nous avec ça ?

Virus Becoming, Musée des Arts Asiatiques, Nice, 2021. Photo : © Olivier Anrigo

Votre travail est également très influencé par la science-fiction. Comment et quand découvrez-vous cet univers? Êtes-vous plutôt fan de films de science-fiction ou fan de littérature de science-fiction?

En 1998, en arrivant à Tokyo pour travailler sur le scénario d’I.K.U., j’ai décidé de m’éloigner du techno-orientalisme qui trace le futur au néon de Blade Runner de Ridley Scott (1982) et d’apporter la sexualité queer à la science-fiction au cinéma. I.K.U. découle de la scène finale de l’ascenseur, lorsque Deckard et Rachel fuient et plongent dans un futur souterrain où Rachel devient Reiko, le codeur Reiko, the I.K.U. et Deckard le Blade Runner d’I.K.U., un IKU Runner.

En remontant de Blade Runner à Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman de Philip K.Dick, j’ai découvert la science-fiction cyberpunk en tant que genre. Dans le même temps, j’ai été plongée dans l’univers fantasmé de Samuel R. Delany et ses écrits pornographiques sans vergogne sur le sexe gay, The Mad Man, Hogg and Phallos. J’ai rendu hommage à Delany dans mes deux films UKI et FLUIDØ. Pour UKI (2009 -), j’ai écrit : « Revoyez votre autonomie de moutons électriques. Nous sommes en 2060, que faites-vous des humanoïdes expirés ? »

De son côté, UKI s’inspire de Blood Music de Greg Bear (La musique du sang, 1983), de Blood Child d’Octavia Butler (1995) et de La main gauche des ténèbres (1969) d’Ursula K. Le Guin. Je suis en train de créer un genre de nouveau cinéma queer scifi où le sexe, le code et les données se croisent dans une [science] fiction enchevêtrée.

Virus Becoming, Musée des Arts Asiatiques, Nice, 2021. Photo : © Olivier Anrigo

Le nom de l’exposition est « Virus Becoming », pas « Becoming Virus », pourquoi? C’est très différent… Pourquoi ce choix ?

Virus Becoming fait allusion à un corps incorporé à un virus. Le virus pénètre dans le corps, le corps accueille et se soumet au moi viral, le corps devient la boîte de Pétri qui permet au virus de se développer, de muter à l’intérieur, d’infiltrer les variantes qui tentent de conquérir le monde.

Plus tôt, nous parlions de science-fiction. Vous semblez également aimer parler de sujets difficiles en utilisant une esthétique pop. Ai-je tort?

Je ne suis pas sûre d’une esthétique pop particulière à laquelle je m’associe. J’aspire plutôt à diriger des actions, des slogans, des tactiques de piratage.

La contagion est généralement associée à une invasion, une invasion corporelle ou une « invasion informatique », mais dans votre travail nous devons prendre cette expression dans un sens plus large, lequel ? Pourriez-vous nous expliquer ?

Pour répondre, je reprendrai les références de Digital Contagions: A Media Archaeology of Computer Viruses (Jussi Parikka, Ed. Peter Lang, 2007). Le livre couvre les thèmes des insectes, des utérus, des virus informatiques, de la société en réseau, de la biopolitique et des écologies virales, de la fusion du corps et du virus logiciel dans le discours. En écrivant le script UKI, j’ai essayé d’entrecroiser les codes, les données, les corps, les réseaux. Le corps open sourcé invite finalement à une intervention virale. Le virus comme dissidence, le virus muté depuis l’intérieur, le virus en devenir.

En savoir plus sur Shu Lea Cheang

Shu Lea Cheang est actuellement artiste en résidence du programme ART4MED coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl), et co-financé par le programme Creative Europe de l’Union Européenne.

Shu Lea Cheang. Musée des Arts Asiatiques, Nice, 2021. Photo: © Olivier Anrigo