Helena Nikonole est média artiste, curatrice indépendante et éducatrice ; Lucy Ojomoko est biologiste moléculaire et artiste. Pour ART4MED à l’Institut Kersnikova en Slovénie, elles proposent de créer des bactéries modifiées génétiquement à partir du microbiome de la peau, afin d’influencer le sens de l’odorat transmis par le corps humain — une approche radicale aux enjeux de la santé et de la prévention des maladies.
ART4MED est un programme qui favorise les rencontres entre les pratiques artistiques et la recherche biomédicale. Il aborde l’exclusion des groupes marginalisés des soins de santé, les migrations mondiales, l’effondrement de la santé environnementale et la nécessité de soins radicaux en ces temps de pandémie. 5 partenaires de 5 pays européens – Art2M / Makery (Fr), Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society (Nl) – forment le consortium ART4MED pour expérimenter et disséminer des collaborations entre les méthodologies pratiques des sciences médicales et des investigations artistiques.
En 2021 et 2022, le consortium proposera 5 résidences, 5 symposiums, conférences, ateliers de méthodologies en co-création, collaborations en ligne, ateliers pratiques, expositions, un ouvrage et un festival à Paris. Helena Nikonole et Lucy Ojomoko sont des résidentes sélectionnées par l’Institut Kersnikova.
Makery : Helena, dans votre essai Quorum Sensing: Skin Flora Signal System, vous parlez des risques et dangers potentiels dont les techno-evangélistes et les scientifiques ne se rendent pas compte. Avez-vous des exemples ?
Helena Nikonole : Par « risques et dangers » je veux dire l’opposition à l’approche positiviste à la technologie et au « solutionnisme » selon Evgeny Morozov, c’est-à-dire la proposition que tous les problèmes de l’humanité peuvent être résolus à l’aide des technologies. Cette approche mène au réductionnisme dans un contexte social, et peut souvent créer davantage de problèmes que ceux qu’ils tentent d’aborder. Il existe deux points de vue opposés : la technologie peut être perçue soit comme une opportunité, soit de manière plus critique, comme une menace potentielle. La plupart des scientifiques et bien évidemment tous les techno-evangélistes tendent vers la première perspective, tandis qu’un privilège de l’artiste est de pouvoir regarder les choses de perspectives différentes, de l’utopique au dystopique, en passant par plusieurs points de vue entre ces deux mentalités.
Donc à côté de cette approche critique de la technologie, si on parle des opportunités potentielles, j’aime cette capacité de médiation des grands artistes pour révéler les pouvoirs cachés de la technologie à travers des expérimentations disruptives et des usages anormaux. Un de mes exemples préférés est The World’s First Collaborative Sentence de Douglas Davis qui a présenté la qualité propre à l’Internet de pouvoir créer un moyen de communication de plusieurs à plusieurs. Un autre exemple est une des premières attaques DDos, signée par l’Electronic Disturbance Theater, pour attaquer un site web du président mexicain. Voilà quelques uns de mes points de référence.
Pouvez-vous parler de vos collaborations avec Alexei Shulgin pour Learning Machines ?
Merci pour cette question ! Alexei était mon professeur à l’Ecole d’art de Rodchenko et mon directeur de projet. Je suis très reconnaissante d’avoir pu apprendre de lui, souvent rien qu’en observant sa façon de voir les choses. Il a proposé de monter une expo sur les réseaux neuronaux dans un contexte artistique, et c’est devenu ma première expérience de curatrice. Je me souviens qu’on avait plaisanté que nous n’étions pas de « vrais curateurs », parce que nous étions des artistes-curateurs et c’est différent.
L’intérêt de l’expo, c’était non seulement de présenter des projets d’acteurs confirmés socialement en tant qu’artistes, mais aussi d’introduire de la recherche scientifique dans un contexte artistique et d’exposer des projets issus d’amateurs de l’apprentissage machine et de développeurs qui expérimentaient avec les réseaux neuronaux. Un autre point important était de montrer les différents aspects des projets autour de l’intelligence artificielle, des œuvres qui exploraient son esthétique aux projets qui considèraient l’IA d’une perspective critique.
On a montré certains de mes projets préférés comme VFRAME d’Adam Harvey, Anatomy of an AI system de Vladan Joler et Kate Crawford, ainsi que d’autres par de jeunes artistes comme Medina Bazargali ou le duo Gray Cake. A noter qu’on a travaillé sur l’expo au Electromuseum. A l’époque c’était la seule institution à Moscou spécialisée en arts technologiques, et l’institution qui est devenue fondamentale pour la communauté de jeunes artistes en son et nouveaux médias en Russie. La galerie est fondée par Alexei et l’artiste-curateur Aristarkh Chernyshev. Comme c’est une institution DIY à très petit budget, on s’est occupés nous-mêmes de choses comme le design des affiches et l’installation de projets interactifs, mais on s’est amusés.
Dans Quorum Sensing: Skin Flora Signal System vous proposez que les gens puissent sentir par l’odorat la maladie chez les autres, même s’il s’agit d’une maladie grave et cachée comme le cancer. Je me pose des questions sur la moralité de cette pratique, les droits humains relatifs aux choses comme les passeports de vaccination au coronavirus pour traverser les frontières, etc. ?
En effet, nous y avions pensé. Si on imagine que notre projet se développe en un véritable outil d’auto-diagnostic, car pour nous il s’agit d’un kit DIY pour travailler avec les bactéries, alors chaque personne est libre de décider si elle veut l’utiliser ou pas. Ainsi ce choix libre devient plus éthique. Nous avions également pensé à prédéfinir un moyen de désactiver ce gène olfactif, ce serait utile si on implémentait le projet dans la vie réelle.
Vous prétendez pouvoir modifier une odeur de microbiome de la peau afin de la rendre méconnaissable ou repoussante aux moustiques, ce qui protégerait les habitants de régions où la fièvre jaune, la dengue et la malaria sont endémiques. Est-ce vraiment possible ? Si oui, ce serait révolutionnaire.
Oui, je pense que c’est possible, et cela m’inspire de penser qu’on pourrait potentiellement aider beaucoup de gens en déployant nos DIY-kits dans la vie réelle. Cependant il faudrait d’abord mener une grande étude pour vérifier qu’il n’y a pas de danger à réintroduire des bactéries génétiquement modifiées dans la peau et pour éviter d’éventuels effets incontrôlables ou imprévisibles.
Makery : Lucy, quelles sont les applications potentielles de la nature olfactive de votre projet ? Par exemple, vous dites que Pour les humains, l’olfaction n’a presque plus de rôle bio-sémiotique. Cela me fait penser à notre monde actuel limité par la pandémie, où la plupart de notre contact humain a lieu à travers des images vidéo sur un écran. Pensez-vous que nous puissions enrichir notre communication quotidienne en ligne avec une sorte de « vision olfactive » ?
Lucy Ojomoko : L’histoire a déjà connu plusieurs tentatives de création d’odeurs numériques qui augmentent l’expérience des spectateurs devant un écran — ce qui n’est pas surprenant, étant donné que les odeurs constituent un élément essentiel de nos relations sociales. Malgré le fait que l’industrie du parfum essaie toujours de créer l’odeur « espéranto », les odeurs ont aussi leur propres « dialectes et intonations » selon la perception de chacun(e). C’est pourquoi il faut se rappeler que le vocabulaire de l’odorat est moins généralisé que le langage visuel, et que la communication olfactive demande une approche plus subtile. En même temps, les expériences antérieures avec les odeurs numériques partaient de la reproduction d’odeurs communes.
Je suppose que les projets qui réussissent dans l’avenir seront ceux qui se concentrent sur l’interaction personelle (c’est-à-dire un message échangé entre individus, plutôt qu’une discussion de groupe ou au cinéma), en reproduisant plus d’odeurs intimes et individualisées dans le processus de communication en ligne, qui donnent une sensation de présence et augmentent le niveau d’empathie pendant l’interaction.
Vous dites qu’en tant que neurobiologiste, vous étudiez la problématique de la communication trans-espèces et intraspécifique. Pouvez-vous donner quelques exemples ?
L’expérience artistique dans laquelle je m’étais engagée s’intéressait aux dernières découvertes scientifiques dans un contexte d’art contemporain. Avec mes collègues, j’explorais la problématique de la communication trans-espèces et intraspécifique. Ces recherches nous permettaient de créer et d’étudier de nouvelles formes de communication neurobiologiques en y associant des interfaces neuronales, de la micro-électronique et de l’intelligence artificielle, en se connectant aux organismes vivants et en présentant de systèmes de vie hybrides. En enregistrant les paramètres spécifiques de l’activité électrique de ces communications, nous avons pu traiter ces données et les transmettre directement à d’autres objets biologiques, par exemple au système nerveux d’un insecte ou à d’autres êtres humains.
Ces projets sont liés par la notion du transfert de « conscience » humaine vers d’autres objets biologiques. En tant que biologiste moléculaire, je considère la possibilité de fabriquer de telles structures à l’aide non seulement d’appareils électroniques qui peuvent servir d’amplificateurs et de traducteurs, mais aussi de l’électronique « wetware » pour la programmation et la reprogrammation des molécules. Ceci est d’ailleurs une progression évolutionniste qui a permis la création de systèmes complexes sans précédent tels que les organismes vivants. La plasticité de la matière vivante inhérente à la nature nous permet de repenser et de réorienter les processus biologiques vers de nouvelles directions.
Donc en tant que scientifique travaillant dans un contexte artistique, vous utilisez des techniques de biologie synthétique ?
La biologie synthétique, que je considère comme une nouvelle phase dans l’évolution de la biologie moléculaire, est particulièrement pertinente ici. J’ai participé à la création de récepteurs chimères dotées de nouvelles propriétés qui pourraient être introduits ultérieurement dans des organismes vivants afin d’élargir leur palette de fonctions cognitives. Le récepteur comme unité de perception et notre moyen de communiquer avec le monde extérieur est un modèle qui convient bien aux expérimentations de modification qui nous permettent de changer et d’élargir radicalement notre expérience d’interagir avec le monde extérieur. Evidemment, nous menons ces projets en accord avec les règles de bioéthique. Tous ces projets posent des questions concernant la compréhension culturelle des limites d’implémentation de la technologie neurobiologique manipulative, en plus de l’existence humaine dans un nouveau paradigme de communication qui comprend la transmission d’informations neurobiologiques, ce qui constitue la première étape de l’émergence d’un « NeuroNet ».
Votre travail précédent portait sur une certaine notion de l’intelligence artificielle. Existe-t-il une « éthique de l’IA » ?
A présent l’Intelligence Artificielle n’existe pas. Lorsqu’on évoque l’IA on parle surtout de réseaux neuronaux artificiels. Ceux-ci peuvent être en concurrence avec les humains pour accomplir certaines tâches, mais d’abord ils sont très loins d’être intelligents, et deuxièmement ils exécutent des tâches spécifiques et non-humaines comme le traitement de vastes quantités de données et l’identification de motifs qui sont incompréhensibles à la perception humaine. Les anthropomorphisant en les appelant « intelligents » est un discours approprié par les états et les corporations afin que les gens voient les réseaux neuronaux comme quelque chose de familier et de sympathique. Ceci pour justifier l’implémentation massive de tels algorithmes, qui sont parfois problématiques d’un point de vue éthique.
L’apprentissage machine est une technologie d’application générale, ce qui veut dire qu’il peut être implémenté dans de domaines assez divers, et il transforme la société à différents niveaux. Evidemment cette implémentation d’une technologie nouvelle donne lieu à de nouveaux enjeux éthiques, dont la nécessité de développer une « éthique de l’IA ». En tant qu’artiste, j’ai participé à la préparation du manifeste Critical Art and the Ethics of AI avec les artistes Wesley Goatley et Marco Donnarumma. En somme, on essayait d’identifier les questions qui nous semblaient importantes et d’esquisser quelques approches aux pratiques artistiques à la fois critiques et éthiques de l’IA. En fait on voulait entamer une discussion : le Manifeste est ouvert à tout(e) artiste ou chercheur(se) qui voudrait y contribuer.
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Le consortium ART4MED est coordonné par Art2M / Makery (Fr) en coopération avec Bioart Society (Fi), Kersnikova (Si), Laboratory for Aesthetics and Ecology (Dk), Waag Society, et est co-financé par le programme Europe Créative de l’Union Européenne.
Open Source Body 2021 est co-financé par le CNC-Dicréam, le programme Europe Créative de l’Union Européenne, et ProHelvetia Fondation suisse pour la culture.